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Licenciement pour motif grave : respect du délai de trois jours pour licencier

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 19 mai 2023, R.G. 22/1.258/A

Mis en ligne le jeudi 8 février 2024


Trib. trav. Liège (div. Liège), 19 mai 2023, R.G. 22/1.258/A

Dans un jugement du 19 mai 2023, le tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation sur la question : le délai de trois jours prévu à l’article 35 commence à courir lorsque le fait est connu de la partie qui se prévaut du motif grave et non lorsqu’il aurait pu ou aurait dû l’être.

Les faits

Une employée fut convoquée, le 15 février 2022, alors qu’elle se présentait au travail, aux fins de s’expliquer auprès de sa hiérarchie au sujet d’événements survenus le jour précédent (altercation avec une collègue dans des circonstances confuses). Elle fut dispensée de service avec maintien de sa rémunération.

Trois semaines plus tard, le 10 mars 2022, après que divers témoignages furent réunis, un e-mail fut envoyé en interne à la responsable des ressources humaines, adressant un projet de lettre de licenciement pour motif grave avec des pièces annexées.

Le lendemain, 11 mars 2022, le licenciement pour motif grave fut notifié, la signataire de la lettre précisant : " en raison des faits qui ont été portés à ma connaissance le 10 mars 2022… ».

Le motif grave réside dans le fait que l’intéressé aurait physiquement agressé une de ses collègues, ce qui lui aurait causé des contusions au visage et aurait entraîné une incapacité de travail de trois jours.

Une procédure a été introduite devant le tribunal du travail de Liège (division Liège), qui statue par le jugement commenté.

La position des parties

Pour la demanderesse, le délai légal de trois jours ouvrables prévu à l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 n’est pas respecté, les faits étant survenus le 15 février 2022 et le licenciement étant notifié le 11 mars. Elle conteste également le motif grave en lui-même.

La société défenderesse (société publique) expose qu’entre le 15 février et le 21 février, des formulaires (« modèles ») ont été envoyés aux témoins (conformément à une directive interne sur le régime disciplinaire). En vertu de ceux-ci, les témoins disposent d’un délai de cinq jours ouvrables pour répondre, la demanderesse ayant elle-même donné sa version des faits le 21 février. Vu des plaintes formulées par cette dernière vis-à-vis d’un collègue (propos racistes), de nouveaux formulaires ont été envoyés, laissant aux intéressés un délai pour y répondre jusqu’au 2 mars. Le département « Régime disciplinaire » a ensuite dû instruire et traiter le dossier et celui-ci n’a pu être finalisé que le 10 mars, avec une proposition de licenciement adressée à la personne compétente.

La décision du tribunal

Après le rappel de la disposition légale elle-même, le tribunal reprend deux arrêts importants de la Cour de cassation, le premier du 15 juin 2015 (Cass., 15 juin 2015, S.13.0095.N), où celle-ci a posé le principe que le fait est connu de l’employeur lorsqu’il a une certitude suffisante, à savoir suffisant à sa propre conviction et aussi à l’égard de la partie licenciée et de la justice, pour pouvoir prendre en connaissance de cause une décision quant à l’existence du fait visé et des circonstances qui en font un motif grave de licenciement immédiat. Dans divers arrêts, la Cour a également précisé que ce délai ne commence à courir qu’à partir du moment où la personne ou l’organe compétent pour donner congé a acquis cette connaissance (dont Cass., 7 décembre 1998, S.97.0166.F).

Il rappelle que l’employeur peut procéder à une enquête plus approfondie s’il estime ne pas avoir la connaissance suffisante, et ce pour autant que l’enquête soit nécessaire pour acquérir celle-ci quant à la matérialité des faits et/ou à leur caractère de gravité.

Ceci ne peut cependant permettre de reporter artificiellement le début du délai de trois jours, par une enquête qui ne serait pas nécessaire. Renvoi est ici fait à un autre arrêt de la Cour de cassation (Cass., 17 janvier 2005, S.04.0101.F), selon lequel l’article 35 n’impose pas que les mesures d’enquête requises pour prendre une décision en toute connaissance de cause soient entamées sans délai et menées avec célérité. La cour renvoie ensuite à de la jurisprudence ainsi qu’à des auteurs de doctrine, rappelant que la partie qui invoque le motif grave doit agir rapidement (renvoyant à W. VAN EECKHAUTTE et V. NEUPREZ, Compendium, droit du travail, 17 – 18, T. III, page 2398).

Le tribunal renvoie également à une décision de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 19 janvier 2018, J.T.T., 2018, page 282), selon laquelle le principe de célérité est à la base du licenciement pour motif grave. Pour la cour, le juge peut déduire du fait que l’employeur a fait durer inutilement longtemps l’examen du caractère sérieux des faits pris en considération comme motif grave que ceux-ci n’ont pas été de nature à rendre immédiatement et définitivement impossible toute collaboration entre les parties et qu’ils ne constituent dès lors pas un tel motif.

J. DE WILDE D’ESTMAEL écrit, à propos de l’application de la règle dans le secteur public (J. DE WILDE D’ESTMAEL, « Le point sur le licenciement des agents contractuels dans le secteur public », Ors., 2018, pages 6–7) que l’obligation de célérité y trouve également son fondement dans le principe du délai raisonnable et que l’autorité qui reste inactive pendant plusieurs semaines viole ce principe, l’auteur rappelant (eu égard aux spécificités des procédures disciplinaires des statutaires et à la possibilité d’une différence de traitement injustifiée avec les travailleurs contractuels) que la violation de ce principe entraîne l’irrégularité de la modalité du licenciement pour motif grave.

Pour le tribunal, l’employeur doit dès lors démontrer deux choses, étant que la signataire de la lettre avait le pouvoir de licencier et qu’il a pris connaissance des faits à la date indiquée.

Le premier point n’est pas avéré et le tribunal rejette que ceci puisse ressortir du simple énoncé de la fonction. Il souligne également que dans le règlement travail le licenciement pour motif grave est repris parmi les sanctions disciplinaires.

En outre, il n’est pas établi que la signataire de la lettre de licenciement n’a eu connaissance de ceux-ci que le 10 mars, l’employeur n’apportant aucun élément de preuve à cet égard. Si la transmission du dossier de licenciement et du projet de lettre date de ce jour, rien ne permet pour le tribunal d’affirmer que ceci constitue la première information des faits litigieux.

Le tribunal fait encore grief d’un certain flou quant aux personnes impliquées dans la décision de suspension du contrat de travail et dans l’enquête qui a été menée.

Il conclut que les instances supérieures de la société ont été informées dès le 15 février 2022 et rappelle encore qu’il ne faut pas confondre la connaissance suffisante au sens légal de la preuve des faits en cause.

Surabondamment, il relève encore que l’enquête a été particulièrement lente et longue et que par rapport à la jurisprudence citée, elle a dépassé le délai raisonnable, ayant duré près d’un mois alors que les faits sont simples, qu’il y a des témoins, que les directives à propos de cette enquête sont claires et que le recours aux formulaires en cause ne semblait nullement s’imposer. Ceci d’autant plus que le contrat a été suspendu et que cette situation justifiait de faire particulièrement preuve de diligence.

Il fait dès lors droit à la demande d’indemnité compensatoire de préavis.

Il n’accueille cependant pas celle relative au caractère manifestement déraisonnable du licenciement, retenant des faits du comportement, qui pouvaient amener un employeur normal et raisonnable à licencier.

Enfin, pour ce qui est de la suspension du contrat de travail pendant près d’un mois, il retient que la société n’a pas respecté la procédure prévue en interne de suspension dans l’intérêt du service et qu’il s’agit d’un manquement contractuel. Un dommage moral est retenu, liée à l’anxiété causée par l’incertitude dans laquelle l’intéressée s’est trouvée pendant cette période. Il alloue 500 € de dommages et intérêts à ce titre.

Intérêt de la décision

Le tribunal renvoie ici à l’important arrêt de principe rendu par la Cour de cassation le 15 juin 2015 (S.13.0095.N). Dans cet arrêt, celle-ci a considéré que le délai de trois jours fixé à l’article 35, 3e alinéa de la loi du 3 juillet 1978 commence à courir lorsque le fait est connu de la partie qui se prévaut du motif grave et non lorsqu’il aurait pu ou aurait dû l’être. N’est dès lors pas tardif le licenciement notifié plus de trois jours après l’audition du travailleur (un mardi) mais dans le respect du délai après l’audition d’un autre membre du personnel sur les circonstances des faits invoqués (le vendredi). Il ne peut être décidé que la connaissance certaine des faits devait être acquise le lendemain de l’audition du travailleur licencié au motif que l’employeur aurait dû auditionner les témoins immédiatement.
Toute la difficulté est d’opérer la balance entre l’exigence de célérité (à la base de l’article 35) et la prudence qui doit présider à la décision de l’employeur. Le tribunal rappelle dans le jugement commenté que l’enquête ou toute mesure du même ordre, qui va prolonger le délai de trois jours, doit être nécessaire et qu’à défaut d’avoir ce caractère, la prolongation du délai est artificielle et irrégulière.
Dans un arrêt du 26 octobre 2021 (C. trav. Bruxelles, 26 octobre 2021, R.G. 2018/AB/817), la Cour du travail de Bruxelles a rappelé à cet égard que le juge peut légalement déduire, de la constatation que la partie ayant donné congé a fait durer inutilement l’examen du caractère sérieux des faits pris en considération comme motif grave, que ceux-ci ne sont pas de nature à rendre immédiatement et définitivement impossible toute collaboration entre parties et ne constituent, dès lors, pas un motif grave justifiant le congé (avec renvoi à Cass. 8 avril 1991, Pas., I, 1991, p. 718). Un précédent (C. trav. Bruxelles, 3 mars 2021, R.G. 2018/AB/317) statuait sur le respect du délai eu égard aux résultats de l’enquête, la cour considérant que lorsqu’un employeur mène une enquête pour avoir une connaissance suffisante des faits, celle-ci suspend la prise de cours du délai de 3 jours, sans qu’il puisse ultérieurement être conclu au non-respect dudit délai du simple fait que tout ou partie de l’enquête n’a pas apporté d’éléments nouveaux.


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