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Réduction des cotisations sociales pour premiers engagements : critère de la rupture de l’activité entre les deux sociétés concernées

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 25 avril 2023, R.G. 2020/AL/247

Mis en ligne le mardi 6 février 2024


C. trav. Liège (div. Liège), 25 avril 2023, R.G. 2020/AL/247

Dans un arrêt du 25 avril 2023, la Cour du travail de Liège (division Liège) confirme l’absence d’unité technique d’exploitation dans l’hypothèse de reprise du personnel d’une société faillie en l’absence de cession d’actif entre la curatelle et la nouvelle société, ainsi que d’absence de reprise de clientèle, l’existence d’un gérant commun (intervenu brièvement en fin d’activité de la société faillie) n’étant pas un critère suffisant.

Rétroactes

La cour statue dans un arrêt du 25 avril 2023, clôturant l’examen de cette affaire, dans laquelle elle a déjà rendu une première décision le 24 juin 2022 (précédemment commenté).

Bref rappel des faits

Deux personnes physiques (mariées) avaient été désignées en qualité de gérants d’une société active dans le secteur du transport. Le siège social de cette société avait été transféré dans un immeuble leur appartenant. Aucun transfert de parts n’étant intervenu (non plus qu’aucun paiement), l’épouse avait rapidement démissionné, contrairement à son mari. Ils avaient ensuite constitué une nouvelle société, dont le mari était devenu gérant. Le secteur d’activité était similaire. La société initiale tomba en faillite et celle constituée par le couple engagea quatre travailleurs précédemment au service de celle-ci, engagements pour lesquels elle obtint des réductions « groupe-cible premiers engagements ». Celles-ci furent supprimées par l’O.N.S.S. au motif qu’il y avait une même unité technique d’exploitation.

La décision fut annulée par un jugement du Tribunal du travail de Liège (division Liège) du 21 octobre 2019 et l’O.N.S.S. interjeta appel.

Les arrêts de la cour du travail

L’arrêt du 24 juin 2022

Cet arrêt a été précédemment commenté. Un très bref rappel de la décision figure ci-après.

Après avoir repris le cadre légal, la cour avait ajouté une précision concernant les éléments d’appréciation dont le juge doit tenir compte, étant la réalité de l’exploitation des deux entités, et avait mis en exergue que, s’il s’agit de deux commerces proches ayant occupé successivement le même travailleur et ayant la même activité pour laquelle elle utilise le même type de matériel, ces critères ne suffisent pas pour permettre de conclure à une même U.T.E., dans la mesure précisément où la concurrence entre deux entités est de nature à démontrer leur indépendance sur le plan économique. Un renvoi à des décisions rendues par la Cour du travail de Liège était également fait. Elle avait en outre rappelé la jurisprudence de la Cour de cassation sur la notion de « remplacement du travailleur », s’agissant de vérifier s’il y a une création d’emploi mathématique. Enfin, elle avait abordé l’existence des conditions d’interdépendance sur le plan social et économique.

Les spécificités de la cause l’avaient amenée à ordonner une réouverture des débats, dans la mesure où le couple s’était porté acquéreur de la majorité des parts sociales de l’entreprise (tombée ultérieurement en faillite), mais que le rachat des parts n’eut pas lieu. La cour souhaita en conséquence vérifier, via les éléments pertinents sur la question à apporter par le curateur, d’éventuelles cessions d’actifs (contrat, mobilité, matériel roulant, etc.).

L’arrêt du 25 avril 2023

La cour rappelle en substance les points déjà tranchés, étant l’existence d’un nouvel employeur au sens de l’article 343 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 et celle d’un remplacement, l’effectif étant inférieur à l’effectif antérieur, mais ce à la condition que soit vérifiée l’existence d’une même U.T.E., question qui fait l’objet de la réouverture des débats.

La cour précise en effet que, si deux entités juridiques poursuivent leur activité sans aucun lien économique et financier et sans aucun intérêt économique partagé pour les propriétaires ou gérants respectifs, le critère économique n’est pas vérifié, raison pour laquelle elle estime primordial de savoir s’il y a eu une rupture de tout lien entre les entités. Pour la cour, il est normal qu’un entrepreneur qui reprend une structure existante ne puisse pas bénéficier de la réduction de cotisations sociales pour ceux qui seront engagés après la reprise. Par contre, l’entrepreneur qui crée, ex nihilo, une nouvelle structure, avec toutes les contraintes que ceci comporte, crée de l’emploi et est soutenu dans ses démarches par les réductions légales. Il n’y a pas lieu de sanctionner un employeur qui tente de reprendre une entreprise mais dont le projet avorte par rapport à l’employeur qui crée sa structure sans passer par cette phase.

En l’espèce, la cour est convaincue de la rupture de tout lien avec la société initiale, et ce dès avant la création par le couple de leur propre société. Les éléments pris en compte lui permettent en effet de vérifier la chronologie des événements. Explications documentées à l’appui, elle constate qu’une fois devenus gérants, les deux époux ont constaté la gestion « catastrophique » de la société, qui avait de très importantes dettes vis-à-vis de la T.V.A. et de l’O.N.S.S., d’autres déficits importants étant dus à l’absence de mesure de recouvrement de dettes, une confusion de comptes, etc., la curatelle ayant même envisagé des poursuites pénales.

La cour examine les décisions prises alors par le couple, qui a renoncé à l’acquisition de la société, de telle sorte que le transfert de propriété n’est jamais intervenu. Pour ce qui est du maintien du mari dans sa fonction de gérant, ceci a été justifié par les mesures à prendre vu la cessation de paiement, celui-ci ayant entrepris les démarches adéquates pour permettre à la société de faire aveu de faillite, les responsables précédents étant « en fuite ». Elle constate également qu’ils sont « repartis d’une feuille blanche », aucune cession d’actif n’étant intervenue, non plus qu’une reprise de clientèle.

La cour conclut dès lors à l’absence de tout lien économique entre les deux sociétés et, dès lors, à l’absence d’unité technique d’exploitation.

Intérêt de la décision

L’apport des deux arrêts rendus dans cette affaire n’échappera pas, même si la jurisprudence sur la question devient abondante. Elle est d’ailleurs jalonnée par diverses décisions rendues par la Cour de cassation, précisant les notions ainsi que la méthode à suivre pour vérifier la réunion des conditions légales (notion de « remplacement de travailleur », notion d’« unité technique d’exploitation », etc.).

Dans la situation examinée par la cour, existent des liens entre deux sociétés, actives dans le même secteur, ayant les mêmes gérants, ayant également une proximité au niveau des sièges (social et d’exploitation) et du personnel commun. Ceci ne suffit pas pour qu’il y ait même U.T.E., la cour précisant qu’un critère important est celui de la réalité de l’exploitation des deux entités.

Dans son arrêt du 24 juin 2022, elle avait déjà posé le principe que le critère économique n’est pas présent si les deux entités poursuivent leur activité sans aucun lien économique et financier et sans aucun intérêt économique partagé pour les propriétaires ou gérants. C’est la question de la rupture du lien avec l’ancienne entité, critère qu’elle a mis en exergue et qui se trouve en l’occurrence avéré. La cour avait précisé que l’entrepreneur qui reprend une structure existante est, contrairement à celui qui crée ex nihilo une nouvelle structure, privé de la possibilité (en principe) de bénéficier des réductions de cotisations, contrairement à l’entrepreneur de la structure « neuve ».

Or, comme en l’espèce, l’engagement de personnel occupé par la structure initiale est intervenu en dehors de tout intérêt économique et financier entre les deux sociétés. La cour s’est attachée principalement à l’absence de cession d’actifs entre la curatelle et la société constituée, ainsi qu’à la reprise de clientèle (dont elle a constaté qu’il n’existait que quatre clients communs et dont le chiffre d’affaires cumulé était assez faible).

Cette position de la cour du travail rejoint l’enseignement de la Cour de cassation dans son arrêt du 9 décembre 2019 (Cass., 9 décembre 2019, n° S.19.0017.N), selon lequel, pour qu’un employeur soit considéré comme nouvel employeur au sens de l’article 28/1, alinéa 2, 2°, de l’arrêté royal du 16 mai 2003 (pris en exécution du Chapitre 7 du Titre IV de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 visant à harmoniser et à simplifier les régimes de réductions de cotisations de sécurité sociale), il ne doit pas seulement constituer une autre entité juridique, mais il faut également que l’entreprise qu’il exploite ne puisse être considérée comme la même U.T.E. que l‘entreprise déclarée en restructuration ou en faillite.

Rappelons également que, dans un arrêt du 8 janvier 2009 (C. trav. Bruxelles, 8 janvier 2009, R.G. 48.413), la Cour du travail de Bruxelles avait estimé que, dans une hypothèse de faillite, le réengagement de personnel quelques mois plus tard dans une autre société avec le même dirigeant ne constituait pas un élément suffisant pour conclure à l’existence d’une même U.T.E.


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