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Nullité du contrat et cotisations ONSS

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 25 mai 2023, R.G. 2022/AN/153

Mis en ligne le mardi 6 février 2024


C. trav. Liège (div. Namur), 25 mai 2023, R.G. 2022/AN/153

Dans un arrêt du 25 mai 2023, la cour du travail de Liège (division Namur) rappelle que la nullité du contrat de travail ne peut être invoquée par l’employeur aux fins de se soustraire à l’obligation de payer les cotisations de sécurité sociale et que la présomption légale de temps plein, en cas d’infraction à la réglementation en matière de temps partiel, est rétroactive et peut couvrir toute la période d’occupation du travailleur.

Les faits

L’inspection sociale de l’O.N.S.S. procéda en 1997 au contrôle d’un bar à serveuses exploité par Madame D.

Diverses infractions à la réglementation furent constatées (absence de contrat de travail, d’horaires de travail et non-respect des mesures de publicité des horaires à temps partiel). L’exploitante fut entendue, ainsi que son conjoint, et de même pour ce qui est des serveuses sur place lors du contrôle. Des documents furent saisis par l’O.N.S.S. (registre du personnel notamment).

L’Office procéda à la régularisation des prestations sur la base d’un temps plein pour les périodes d’occupation, et ce jusqu’au jour du contrôle.

Un nouveau contrôle effectué trois ans plus tard permit de constater la persistance d’infractions (absence de contrat de travail et d’horaires de travail). Près de 30 travailleuses avaient presté depuis la date du contrôle précédent.

De nouveau, l’O.N.S.S. procéda à la régularisation des prestations sur la base d’un temps plein.

Rétroactes de procédure

L’O.N.S.S. lança deux citations, la première suite au premier contrôle et la seconde en 2003, suite au dernier. Les montants réclamés sont à l’époque de plus de 70 000 €.

Un jugement fut rendu par le tribunal du travail de Liège (division Liège) le 12 mai 2005. Le tribunal constata que l’exploitante ne renversait pas la présomption de l’article 22ter de la loi du 27 juin 1969 et fit droit à la demande de l’Office (celle-ci étant alors supérieure à 140.000 €, au titre de cotisations, majorations, intérêts de retard et intérêts légaux).

Appel fut interjeté et l’affaire fut, trois ans plus tard, omise du rôle général par la cour.

L’O.N.S.S. sollicita sa réinscription par courrier du 27 septembre 2022.

Moyens des parties devant la cour

L’exploitante, qui entend obtenir la réformation totale du jugement, demande à la cour de déclarer nuls les contrats de travail des serveuses et, en conséquence, de dire pour droit que la demande originaire est irrecevable et non fondée.
Elle fait valoir que l’activité des serveuses, soit principalement la prostitution, est contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Le contrat doit dès lors être déclaré nul. Elle considère également que la demande est irrecevable, les revendications de l’O.N.S.S. s’inscrivant dans le contexte de cette nullité. Il ne peut en effet être conclu à l’existence d’un contrat à temps plein dans la mesure où le contrat n’existe pas.

Par ailleurs, les premiers juges ayant écarté les déclarations des serveuses, l’appelante conteste leur non prise en compte. Sur la question du renversement de la présomption de l’article 22ter de la loi du 27 juin 1969, elle considère que le tribunal a fait une mauvaise application des principes jurisprudentiels, ayant notamment décliné une offre de preuve qu’elle formulait à titre subsidiaire.

Elle considère également que les cotisations ne pouvaient lui être réclamées pour une période de plus d’un an avant le contrôle, les horaires ne devant être conservés que pendant cette période. Il y aurait, selon elle, violation du principe jurisprudentiel selon lequel l’aveu n’est pas admissible lorsqu’il porte sur des droits tirés de dispositions d’ordre public.

L’ONSS, qui introduit un appel incident par voie de conclusions, formule une demande de plus de 200 000 €, à majorer des intérêts légaux. Il plaide que le travail des serveuses n’est pas nécessairement la prostitution, celles-ci pouvant se limiter à pousser à la consommation et le législateur ayant réglé la problématique de la nullité du contrat à l’article 4 de la loi du 27 juin 1969.

Il conteste également que les serveuses puissent faire des déclarations objectives.

Par ailleurs sur la période de régularisation, il rappelle que celle-ci n’est limitée à un an que lorsque des horaires ont été affichés, l’absence d’affichage résultant en l’espèce des déclarations de l’intéressée ainsi que de celles des préposées.

La décision de la cour

La première question tranchée par la cour est celle de la nullité des contrats de travail, qui est abordée à partir de l’article 4 de la loi du 27 juin 1969. Celui-ci dispose que les employeurs ne peuvent, en vue d’écarter l’application de la loi, se prévaloir de la nullité du contrat conclu avec le travailleur. La cour rappelle à cet égard la doctrine (S. GILSON et P. VIELLE, « Reconnaître la prostitution. Le droit fiscal au service d’une éthique féministe et progressiste », in La prostitution : pour ou contre la légalisation ?, Bruxelles, La pensée et les hommes, 2003, page 13), selon laquelle l’employeur ne peut dès lors tirer valablement argument de la nullité contractuelle pour s’opposer aux revendications de l’O.N.S.S.

Par conséquent, pour la cour, dès lors que l’activité professionnelle est génératrice de revenus, ceux-ci doivent être soumis aux cotisations sociales, qu’il s’agisse d’une activité exercée de manière légale ou non. La cour renvoie également à la doctrine de Charles-Éric CLESSE (C.–E. CLESSE, La traite des êtres humains, Bruxelles, Larcier, 2013, page 327), qui confirme que l’employeur ne pourra jamais invoquer la nullité du contrat pour ne pas s’acquitter du paiement des cotisations.

Par ailleurs, actuellement, il n’est plus considéré que la prostitution doit nécessairement être vue comme contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs (avec renvoi à CANDITO, C., DEGUELDRE, M., DELEUZE, Q., GILSON, S. et HAUTENNE, N., « Les travailleurs du sexe et le droit social, une rencontre inévitable », in Aspects juridiques de la prostitution, sous la direction de S. GILSON, Limal, Anthemis, février 2017, p. 176).

La cour cite également un jugement du tribunal du travail de Liège (Trib. trav. Liège (div. Namur), 18 mars 2014, R.G. n° 12/2196/A), qui renvoie à la très large tolérance dont les établissements de prostitution bénéficient de la part des autorités publiques, gardiennes de l’ordre public.

La cour en vient ensuite à la question de la présomption de travail à temps plein, reprenant les obligations imposées par l’article 22ter, al. 2, de la loi du 27 juin 1969, ainsi que par la loi–programme du 22 décembre 1989, qui a pris des mesures afin de lutter contre le travail au noir, dont, à cette fin, l’obligation d’assurer une meilleure publicité des horaires de travail aux fins de permettre un contrôle efficace.

Vu l’absence avérée de contrats de travail écrits ainsi que d’établissement et d’affichage des horaires, la présomption de temps plein est activée. La cour reprend les règles régulièrement admises en jurisprudence en ce qui concerne la preuve contraire de la présomption légale, étant que l’employeur doit démontrer que les travailleurs à temps partiel n’ont pas effectué de prestations à temps plein dans le cadre d’un contrat de travail à temps plein, ce qui n’implique pas de prouver l’importance des prestations effectives dans le cadre d’un contrat de travail à temps partiel.

Sur l’offre de preuve par témoignages, la cour rappelle que le juge décide souverainement si celle-ci peut être rapportée utilement par ce mode de preuve. Pour ce qui est plus particulièrement des déclarations des travailleurs, il est établi en jurisprudence que celles-ci ne constituent pas un mode de preuve convaincant dans une telle hypothèse vu les nombreux motifs de nature à mettre celles-ci en doute (motifs fiscaux, répercussion possible sur des pensions alimentaires éventuelles, angoisse d’admettre que l’on travaille partiellement au noir,…). Par ailleurs, le juge peut rejeter la demande d’audition de témoins s’il s’estime suffisamment informé ou si d’autres moyens ont entraîné sa conviction. De même la tardiveté d’une demande d’enquête peut faire qu’elle sera rejetée, les témoins ne pouvant plus déposer avec toute la clarté et la précision nécessaires.

En l’espèce, la cour confirme le bien-fondé de la décision du tribunal en ce qu’il a rejeté l’offre de preuve de l’appelante, d’autant que celle-ci n’a aucun dossier de pièces de nature à renverser la présomption légale. Elle rappelle également que les faits se sont déroulés au plus tard jusqu’au premier trimestre 2001…

Elle en vient alors à la limite temporelle de la présomption, pointant que celle-ci ne peut concerner que la période pendant laquelle l’employeur s’est trouvé en infraction (les services d’inspection devant établir les conditions de celle-ci). Elle renvoie à un arrêt de la Cour de cassation (Cass., 4 janvier 2010, n° S.09.0039.N), qui enseigne que l’application de la présomption ne se limite pas au jour du contrôle mais peut s’étendre à toute la période d’occupation du travailleur.

Elle cite, ensuite, un autre arrêt de la Cour (Cass., 16 février 2009, S.08.0132.N) sur la question, selon lequel lorsque les règles relatives à la publicité des horaires de travail ne sont pas respectées, les travailleurs à temps partiel sont présumés avoir effectué leurs prestations de travail dans le cadre d’un contrat de travail à temps plein tous les jours et non seulement le jour du contrôle. Toute autre interprétation de la disposition légale affecterait la présomption et la priverait du sens qu’elle revêt dans le cadre du contrôle des prestations de travail réellement effectuées, contrôle destiné à prévenir et lutter contre le travail au noir. Les effets de la présomption légale s’étendent donc à toute la période que l’O.N.S.S. peut prendre en considération pour la demande de régularisation, dans les limites des règles de prescription.

Il en découle qu’en ce qui concerne l’absence de mesures de publicité des horaires (articles 157 et 158 de la loi programme du 22 décembre 1989 – contrat de travail et/ou règlement travail)), les services d’inspection ne doivent pas établir le non-respect pour la période antérieure au contrôle.

Par ailleurs, pour l’absence d’affichage des avis, la cour rappelle la discussion intervenue (article 159, alinéa 2 de la loi), la question s’étant posée de savoir si la présomption pouvait valoir antérieurement à la période d’un an pendant laquelle l’employeur est tenu de conserver les avis relatifs à l’horaire de travail. La cour conclut par l’affirmative, renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 19 août 2010, R.G., 2009/AN/ 8.814) lorsqu’il n’y a jamais eu d’affichage. L’application de la présomption n’a pas de limitation dans le temps.

Intérêt de la décision

La cour du travail de Liège rejette, dans cette décision, que l’éventuelle nullité du contrat de travail (contrariété aux bonnes mœurs en l’occurrence) puisse être invoquée pour faire échec à la perception par l’O.N.S.S. des cotisations de sécurité sociale. Elle écarte cette argumentation au motif, d’une part, que le texte de l’article 4, de la loi du 27 juin 1969 ne peut prêter à interprétation (la loi ne pouvant être écartée au motif de la nullité du contrat conclu avec le travailleur) et, de l’autre, que la question de la prostitution a évolué sur le plan juridique.

Dès que les conditions de travail sont celles du contrat (les obligations de l’employeur ayant en l’occurrence été partiellement remplies vu la tenue notamment d’un registre du personnel), il y a sans conteste application de la législation en matière de temps de travail et plus spécifiquement de temps partiel.

La cour a rappelé un point important quant à la portée de la présomption légale, étant d’une part qu’elle ne s’applique pas que pour le jour du contrôle mais qu’elle vaut également en cas de défaut d’affichage des horaires pour la période remontant à plus d’un an avant celui-ci (période pendant laquelle l’employeur doit conserver les documents requis). Il n’y a dès lors pas de limitation dans le temps.


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