Terralaboris asbl

Unité technique d’exploitation dans le cadre de la loi programme du 24 novembre 2002 : quels sont les indices de cohésion ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 27 juillet 2023, R.G. 2022/AN/91

Mis en ligne le mercredi 31 janvier 2024


C. trav. Liège (div. Namur), 27 juillet 2023, R.G. 2022/AN/91

Un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Namur) du 27 juillet 2023 reprend les indices permettant de retenir, dans le cadre de la loi programme du 24 novembre 2002 l’existence d’une unité technique d’exploitation, étant pour le critère social la présence d’une personne en commun – travailleur ou dirigeant/fondateur et pour le critère économique le lieu d’exercice de l’activité, l’infrastructure utilisée et la similarité ou complémentarité de celle-ci ainsi que de la clientèle.

Les faits

Le 27 août 2020, l’O.N.S.S. a refusé à une ASBL les réductions groupes–cibles « premiers engagements » pour les premier et deuxième trimestre 2020, qui avaient été admises précédemment.

L’affaire concerne un travailleur engagé le 1er septembre 2019. L’ONSS a en effet considéré qu’il s’agissait d’un remplaçant de travailleur occupé durant les quatre trimestres précédents dans la même unité technique d’exploitation.

Le fondement légal est l’article 344 de la loi programme du 24 novembre 2002.

Pour l’O.N.S.S., l’ASBL constitue une même unité technique d’exploitation avec des sociétés commerciales. Il fait valoir, au titre d’indices de cohésion, (i) la présence de dirigeants communs, (ii) ainsi que de travailleurs communs, (iii) le caractère complémentaire des activités et (iv) l’exercice de celles-ci à la même adresse.

Cette décision a été contestée et malgré la divergence de vues, l’O.N.S.S. a maintenu sa position.

L’ASBL a dès lors introduit un recours devant le tribunal du travail de Liège (division Namur). Dans le cours de cette procédure, l’O.N.S.S. a introduit une demande reconventionnelle en paiement des cotisations complètes.

La décision du tribunal

Le tribunal a fait droit à la demande et a, en conséquence, annulé la décision administrative. L’O.N.S.S. a été condamné aux dépens.

Il interjette appel de cette décision.

Position des parties devant la cour

L’O.N.S.S. reprend les règles en matière de réduction des cotisations pour groupes–cibles « premiers engagements ». Il y a lieu en premier lieu de vérifier l’existence d’une unité technique d’exploitation, celle-ci supposant la réunion du critère social et du critère économique.

Le critère social est rencontré dès lors qu’une personne commune se retrouve dans les entités concernées et le critère économique l’est également si (i) l’activité s’exerce au même endroit où à proximité et est dirigée vers la même clientèle, (ii) elle est identique, similaire ou complémentaire et (iii) le matériel est le même en tout ou en partie. Ces conditions ne sont pas cumulatives. Il rappelle que la charge de la preuve appartient à l’employeur, le paiement des cotisations étant le principe et la réduction l’exception.

Il expose en quoi les deux critères sont réunis en l’espèce à savoir

  • pour le critère social : identité de dirigeants et fondateurs et présence de deux travailleurs communs et
  • pour le critère économique : identité des lieux d’activités/sièges sociaux, complémentarité ou identité des codes NACEBEL, identité de comptable et confusion entretenue par le site Internet.

Pour l’Office, il n’y a pas eu d’augmentation de personnel comme la loi l’exige.

L’ASBL conteste pour sa part l’identité de fondateurs et dirigeants et fait encore valoir la différence d’objet social ainsi que de forme juridique et de sources de leurs moyens financiers. Elle expose que son champ d’activité est plus large que celui des sociétés, que les commissions paritaires sont différentes, ainsi que le matériel et la clientèle. Pour ce qui est de l’adresse (identique au départ), elle estime que cet élément est insuffisant pour conclure à l’existence d’une unité technique d’exploitation.

La décision de la cour

Un rappel est fait du régime de réduction de cotisations groupes cibles « premiers engagements », la cour précisant que dans sa version applicable, il n’y avait pas de définition de l’unité technique d’exploitation et que la référence à la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie avait été supprimée par la loi–programme du 22 décembre 2003. Dans la jurisprudence de la Cour de cassation, la cour du travail renvoie à son arrêt du 29 avril 2013 (Cass., 29 avril 2013, R.G. S.12.0096.N).

La cour énonce ensuite, sur le plan de la charge de la preuve, que l’O.N.S.S., créancier des cotisations, doit prouver l’assujettissement de l’employeur à la loi du 27 juin 1969 et que si l’employeur soutient que celles-ci ne sont pas dues, dans la mesure où il a droit à une réduction, c’est à ce dernier d’établir qu’il répond à la définition légale. Il devient demandeur sur « exception » et doit dès lors prouver les faits constituant son moyen de défense, c’est-à-dire les faits générateurs de son droit à la réduction. La cour du travail renvoie ici à un arrêt de la même cour du travail de Liège, autrement composée (C. trav. Liège (div. Liège), 9 mars 2022, R.G. 2020/AL/563).

En l’espèce, la cour va retenir l’existence d’une même unité technique d’exploitation, s’attachant d’abord à l’existence du critère social. Pour celui-ci, elle renvoie au même arrêt de la Cour de cassation du 29 avril 2013, qui a précisé que la circonstance qu’un travailleur a été licencié et est engagé quelques mois plus tard par un autre employeur n’empêche pas qu’il y a lieu de le prendre en compte lors de l’examen du lien social entre les entités exploitées par les deux employeurs en cause.

Pour la cour, constituent « de nombreux points de convergence » l’identité de personnes présentes dans les entités concernées en tant que fondateurs, administrateurs, gérants, représentants permanents ou codirecteurs. Il n’est pas requis que l’ensemble des dirigeants ou travailleurs soient identiques, la cour notant ici également que deux travailleurs au moins ont été occupés par plusieurs des entités concernées.
Pour ce qui est du critère économique, le premier élément retenu est le partage (à un moment donné) du même siège social, impliquant le partage de l’infrastructure existant à cette adresse ainsi que des coûts y liés, même si une part importante du matériel d’exploitation a pu être propre à chaque entité.

Le deuxième élément est la nature des activités. Celles-ci sont distinctes mais complémentaires. Ainsi que la cour le relève, l’A.S.B.L. a pour but la recherche et l’expérimentation collective de nouvelles façons de produire, de consommer,… et est historiquement lié à une coopérative. L’examen de l’objet social des diverses entités révèle que leur action gravite autour de la production locale artisanale et du commerce équitable.

La cour note plus particulièrement que l’objet social de l’ASBL (qui visait lors de sa création à développer des circuits courts dans le secteur de l’alimentation et favoriser la création d’outils ou de services mutualisés entre ses membres) a été élargi et que les différentes entités concernées sont actives dans la mise en place ou le développement des circuits courts et de la production alimentaire artisanale et/ou issus du commerce équitable. Si les activités sont considérées comme différentes, elles sont complémentaires dans la mesure où elles se renforcent l’une l’autre.

En outre, les entités sont actives dans la même région.

La cour renvoie encore au site Internet (relatif à une coopérative), pour une confirmation de la réalité de liens économiques (celui-ci mentionnant « membre du collectif (…) » et faisant une référence régulière à celui-ci) et relève l’utilisation d’adresses e-mail reprenant la même structure. D’autres éléments sont encore dégagés à partir des mentions du site Internet présentant le projet économique.
Pour la cour, ces indices sont suffisamment forts pour conclure à l’existence du critère économique.

Sont considérées comme non pertinentes les formes juridiques distinctes des différentes entités, les sources différentes des moyens financiers, les commissions paritaires, tous éléments qui ne permettent pas de remettre en cause la convergence des éléments ci-dessus.

Pour la cour, notamment, l’existence de commissions paritaires différentes découle de la différence de l’activité exercée par chaque entité, ce qui vaut également pour le matériel et la clientèle. La cour conclut dès lors sur la base de ces éléments à l’existence d’une même unité technique d’exploitation.

Elle ordonne la réouverture des débats en ce qui concerne l’engagement de personnel, les éléments produits n’étant pas, à ce stade, suffisants.

Intérêt de la décision

Les critères de la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie ne sont pas applicables à la matière de la réduction des cotisations ONSS en cas premiers engagements ‘groupes-cibles’, ceux-ci ayant été abandonnés depuis la loi-programme du 22 décembre 2003.

La jurisprudence a dès lors affiné ceux-ci au fil du temps. Les faits examinés dans l’arrêt commenté remontent à l’année 2020 (une modification des textes étant en vigueur depuis le 1er janvier 2022, instaurée par la loi-programme du 27 décembre 2021 – art. 126).

Le texte actuel définit l’unité technique d’exploitation comme l’unité existant entre plusieurs entités juridiques, avec un lien social avéré au moyen de l’existence d’au moins une personne commune indépendamment de sa fonction au sein des entités et d’une communauté qui s’exprime par une interdépendance socio-économique simultanée ou historique, appelées respectivement unité technique d’exploitation simultanée ou historique.

Ces nouveaux éléments de la définition confirment le critère généralement admis pour retenir le lien social, étant la présente d’une personne commune (au moins) et ce indépendamment de sa fonction au sein des entités (travailleur, fondateur, dirigeant, responsable, administrateur,…).

Le critère économique est élargi à la notion d’« interdépendance socio-économique », dont la jurisprudence fixera les balises.

Relevons que dans les décisions récentes sur la question, sont généralement retenus les indices énoncés dans l’arrêt commenté.

L’on relèvera que la cour du travail a repris dans le corps de sa décision une réponse donnée à une question parlementaire (Question n° 676 du 5 octobre 1998, Bull. Q & R, sess ordin. 1998-1999, n° 151, p. 20583), qui avait précisé que la situation est appréciée en partant du critère social (avec référence à la personne commune, comme travailleur, gérant ou en une autre qualité, celle-ci ne devant pas être identique dans les deux entités) et que, si ces conditions sont remplies, la situation est examinée sur la base de trois critères, tant (i) si l’activité s’exerce au même endroit ou dans les environs immédiats, (ii) si les activités sont identiques, similaires ou complémentaires et (iii) si le matériel d’exploitation (ou partie de celui-ci) est le même. Le Ministre précise encore sur ces derniers éléments qu’ils sont examinés dans leur ensemble mais qu’ils ne doivent pas nécessairement être remplis pour qu’il y ait même unité technique d’exploitation.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be