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Réorganisation de l’entreprise et suppression d’une fonction : conditions d’un abus de droit

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 juillet 2023, R.G. 2020/AB/273

Mis en ligne le mardi 2 janvier 2024


C. trav. Bruxelles, 4 juillet 2023, R.G. 2020/AB/273

Dans un arrêt du 4 juillet 2023, la cour du travail de Bruxelles, saisie d’une demande d’indemnisation pour abus de droit, rappelle que la décision de relocalisation d’une fonction relève du pouvoir de gestion de l’entreprise. Dès lors que cette décision entraîne la suppression de la fonction, le licenciement en est la conséquence et ne constitue pas un tel abus.

Les faits

Une employée prestant pour un groupe pharmaceutique dans une fonction de cadre bénéficie d’une ancienneté remontant au 1er décembre 1998. Sa fonction l’amène à prester en étroite collaboration avec des centres de recherche et développement, ceux-ci étant au nombre de trois (Belgique, Italie et États-Unis).

En 2015, la société informe ses cadres de la possibilité de se porter candidats à un plan de départs volontaires eu égard à la mise en place de nouveaux programmes et à leur incidence sur les décisions en matière de gestion des ressources humaines.

Sont proposés de programmes disponibles sur une courte durée, étant soit un plan de départ volontaire ou un plan de temps partiel volontaire en Belgique. Des explications sont données quant au processus, étant précisé que la décision finale sur les candidatures interviendra début février 2016, les raisons d’un refus éventuel quant à la participation d’un candidat au plan devant alors être communiquées.

L’intéressé remplit le formulaire de candidature au départ volontaire.

Conformément à la procédure annoncée, celui-ci mentionne qu’elle ‘comprend que sa candidature sera prise en compte et qu’elle dépend de l’approbation de ses supérieurs hiérarchiques’.

En février 2016, il lui fut notifié verbalement qu’elle ne peut participer au plan de départ volontaire, vu que sa fonction est considérée comme " stratégiquement critique »

Trois mois plus tard, il lui est alors annoncé que sa fonction sera ouverte aux États-Unis et prendra fin en Belgique, la fin du contrat devant être situé à la fin du mois d’août.

Ceci intervient, moyennant paiement d’une indemnité de rupture.

L’intéressée demande à connaître les motifs concrets du licenciement et ceux-ci lui sont confirmés, conformément aux explications ci-dessus, son rôle étant relocalisé aux États-Unis. Pour l’employeur il s’agit d’un changement organisationnel de son département, ayant entraîné la suppression du poste.

Par la voie de son conseil, l’employyée interpelle l’employeur au motif d’une faute commise, constitutive d’un abus de droit. Cette faute consiste dans le fait de lui avoir refusé la possibilité de participer au programme, sa fonction étant présentée comme critique et d’avoir décidé en avril 2016 de supprimer celle-ci et de la licencier. Le préjudice fixé correspond à la différence entre le « package » de départ et le montant effectivement perçu.

Les parties ne s’accordant pas, une procédure est lancée le 14 avril 2017, devant le tribunal du travail du Brabant wallon division Wavre.

L’objet de la demande

L’intéressée postule dans sa requête introductive d’instance le paiement de dommages et intérêts correspondant à un montant de l’ordre de 145 000 € ainsi que d’une indemnité pour licenciement déraisonnable de 17 semaines de rémunération soit environ 60 000 € supplémentaires.

La décision du tribunal

Par jugement du 10 septembre 2019, le tribunal fait droit à la demande de dommages et intérêts pour licenciement abusif. La société est condamnée à l’indemnité de procédure (6000 €). Elle interjette appel.

La décision de la Cour

Sur l’abus de droit, la cour fait un bref rappel des fondamentaux de cette théorie est en droit civil, passant en revue les hypothèses généralement admises, notamment

  • lorsque, entre différentes façons d’exercer son droit avec la même utilité, le titulaire d’un droit choisit celle qui est la plus dommageable pour autrui (Cass., 25 avril 2022, C.21.0071.F),
  • lorsque le droit est exercé sans intérêt raisonnable et suffisant (notamment Cass., 26 octobre 2017, C.16.0393.N) ou lorsque le préjudice causé est sans proportion avec l’avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit (la cour rappelant que dans l’appréciation des intérêts en présence le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause et, en particulier, de l’attitude de la personne qui a porté atteinte aux droits d’autrui (notamment Cass., 22 octobre 2021, C.20.0265.F) et encore
  • lorsque le droit est exercé à des fins qui ne présentent aucun lien avec celles pour lesquelles il est accordé (notamment Cass., 28 septembre 2018, C.18.0058.N), qu’il est détourné de sa finalité économique ou sociale (Cass., 24 septembre 2001, J.T.T., 2002, page 63) ou il est fait appel à des règles de droit ou à des institutions dans un but contraire à celui pour lequel elles ont été instituées (Cass., 5 février 2019, C.18.0428.N).

En matière contractuelle, le fondement est l’article 1134 alinéa 3, de l’ancien Code civil, qui interdit à une partie un contrat d’abuser des droits que lui confère celui-ci.

Quant à la sanction de l’abus de droit, la cour rappelle qu’il ne s’agit pas de la déchéance du droit mais de sa réduction à son exercice normal ou de la réparation du préjudice causé par cet abus.

En matière de contrat de travail, il faut en outre tenir compte du paiement de l’indemnité compensatoire de préavis, qui couvre de manière forfaitaire tout le dommage, matériel et moral, qui découle de la rupture irrégulière du contrat. Il y a dès lors lieu de d’identifier un dommage extraordinaire (renvoyant ici à Cass., 7 mai 2001, J.T.T., 2001, page 410).

Pour ce qui est des éléments de l’espèce, la cour retient en premier lieu que lorsque la société décide de proposer un plan de départ volontaire à ses cadres, elle a le droit de soumettre cette possibilité à l’accord de la hiérarchie et de fixer des périodes fermes durant lesquelles ceux-ci peuvent se porter candidat et où la candidature est acceptée ou refusée.

Dans le cas de l’intimée, il a eu un refus de sa participation au plan de départ notifié à une date située en février. La cour fait grief à celle-ci de ne pas prouver qu’une décision aurait déjà été prise lors du refus concernant la relocalisation du département où elle prestait. En réalité, la décision est intervenue en avril, étant ainsi postérieure de deux mois à la communication faite à l’intéressée.

Pour la cour, la décision de relocalisation d’une fonction relève du pouvoir de gestion de l’entreprise et ne peut dès lors constituer un abus de droit. Dès lors que cette décision entraîne la suppression de la fonction, le licenciement en est la conséquence et ne constitue pas davantage un tel abus.

La cour relève que n’est pas davantage fautif le refus de l’employeur d’accorder au moment du licenciement l’indemnité de départ à laquelle l’intéressée aurait eu droit en cas d’acceptation de sa candidature au plan de départ volontaire.

Ce chef de demande est rejeté.

Dans le cadre de l’examen des griefs relatifs au caractère manifestement déraisonnable du licenciement, la cour reprend l’objectif de la CCT 109, renvoyant à un arrêt de la Cour de cassation du 22 novembre 2010 (Cass., 22 novembre 2010, S.09.0092.N), arrêt dans lequel elle enseigne que le licenciement pour un motif en rapport avec la conduite du travailleur est abusif lorsque ce motif est ‘manifestement déraisonnable’. Ce sont ces termes qui ont été repris dans la CCT n° 109 et y a été intégrée la définition de l’ancien article 63 de la loi du 3 juillet 1978, ajoutant toutefois la notion d’employeur raisonnent normal et raisonnable.

Pour la cour, il y a dès lors lieu à l’article 8 de la CCT de considérer que le ‘et’ apparaissant dans la définition doit se comprendre comme un ‘ou’.

La cour s’appuie encore sur un autre arrêt de la Cour de cassation (Cass., 16 février 2015, J.T.T., 2015, page 296), rendu en matière de licenciement abusif ouvrier, où celle-ci a jugé que l’appréciation de la légitimité du motif fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise n’autorise pas le juge à substituer à ceux de l’employeur ses propres critères d’organisation de ce fonctionnement.

La cour règle très brièvement la question en l’espèce, concluant que le motif est lié aux nécessités de fonctionnement de l’entreprise et qu’il est avéré.

Le jugement est dès lors réformé en ce qu’il avait fait droit à la demande de dommages et intérêts pour abus de droit.

L’employée est condamné aux indemnités de procédure des deux instances (12 500 €)

Intérêt de la décision

La décision de la cour du travail de Bruxelles est particulièrement motivée en ce qui concerne la notion d’abus de droit.

L’on constatera en outre qu’elle a repris sur le plan de l’examen des faits de manière systématique et scrupuleuse la chronologie de ceux-ci, distinguant d’une part les éléments relatifs aux possibilités offertes au personnel quant à la participation volontaire à un plan de départ et d’autre part d’autres mesures de réorganisation interne, survenues en dehors de celui-ci et après lui (ces différentes mesures contribuant, d’ailleurs, à asseoir la thèse d’une importante réorganisation interne).

La conclusion de la cour du travail, qui s’est notamment fondée sur l’important arrêt de la Cour de cassation du 16 février 2015 (rendu en matière de licenciement abusif ouvrier) est qu’en matière de gestion et d’organisation de l’entreprise, il n’appartient pas au juge de substituer ses propres critères à ceux de l’employeur. Celui-ci a en effet parmi ses prérogatives celle du fonctionnement de l’entreprise ainsi que des orientations qu’il entend donner à sa gestion.

La cour a souligné que vu le contexte des événements intervenus, même si la déception de l’employée était compréhensible, la décision intervenue à son égard n’a pas un caractère abusif.

Relevons enfin que sur le plan théorique, la cour a fait un important rappel des différentes déclinaisons de la théorie de l’abus de droit, ce qui nous a amenés à un reprendre succinctement les hypothèses admises (et dont certaines d’entre elles sont très peu utilisées…).


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