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Prestations aux personnes handicapées : des précisions sur le point de départ avant vingt-et-un ans

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 5 juin 2023, R.G. 5 juin 2023, R.G. 2022/AB/616

Mis en ligne le vendredi 15 décembre 2023


Cour du travail de Bruxelles, 5 juin 2023, R.G. 5 juin 2023, R.G. 2022/AB/616

Terra Laboris

Dans un arrêt du 5 juin 2023, la Cour du travail de Bruxelles conclut à l’écartement de la date du 1er août 2020 en tant que limite à la rétroactivité de la modification légale portant le point de départ du droit aux prestations pour personnes handicapées à dix-huit ans au lieu de vingt-et-un.

Les faits

M. J. sollicite le bénéfice des allocations pour personnes handicapées en date du 30 janvier 2020. Il n’a, à ce moment, pas atteint l’âge de vingt-et-un ans.

Deux décisions lui sont notifiées par l’Etat belge, la première refusant les allocations à la date du premier du mois qui suit l’anniversaire de ses vingt-et-un ans, au motif qu’il ne remplissait pas les conditions médicales requises, et la seconde refusant celles-ci le premier jours du mois suivant la demande, au motif qu’il n’avait pas atteint l’âge de vingt-et-un ans.

Le jugement du tribunal du travail

Le tribunal du travail, saisi du recours de l’intéressé, a rendu un premier jugement en date du 20 octobre 2021, désignant un expert.

Ce jugement rappelle, sur la condition de l’âge, que la Cour constitutionnelle a rendu un arrêt le 9 juillet 2020 (C. const., 9 juillet 2020, n° 103/2020), concluant à la violation par l’article 2, §§ 1er et 2, de la loi du 27 février 1987 (dans sa mouture à l’époque) des articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il fait naître une différence de traitement injustifiée entre des personnes handicapées majeures, selon qu’elles ont eu ou non vingt-et-un ans accomplis. Il ajoute que, les parties n’ayant pas discuté de l’effet dans le temps de la loi du 20 décembre 2020 (le législateur en ayant limité l’effet rétroactif au 1er août 2020), la question est reportée aux débats après l’expertise.

Après le dépôt du rapport de l’expert, le tribunal a entériné celui-ci dans un jugement du 20 juillet 2022. Il a fixé le point de départ du paiement des allocations à la date du premier du mois suivant la demande.

L’Etat belge interjette appel des deux jugements.

La décision de la cour du travail

La cour circonscrit le débat à la question de la fixation du point de départ du droit aux allocations : le premier jour du mois suivant la demande ou le premier jour du mois suivant le mois où l’âge de vingt-et-un ans a été atteint ? La question relative aux conditions médicales n’est en effet plus discutée.

La cour commence son examen par le rappel de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 9 juillet 2020. Celui-ci, rendu sur question préjudicielle, porte sur la violation des articles 10 et 11 de la Constitution par l’article 2, §§ 1er et 2, de la loi du 27 février 1987. La cour rappelle les données de l’espèce ayant amené l’intervention de la Cour constitutionnelle (données similaires à celles de l’affaire tranchée dans l’arrêt commenté).

Elle mentionne ensuite l’intervention (rapide) du législateur, qui a adopté une loi le 20 décembre 2020, modifiant la disposition en cause et adaptant le critère de l’âge, le ramenant de vingt-et-un à dix-huit ans. La loi a une portée rétroactive limitée, étant le 1er août 2020.

Elle reprend l’Exposé des motifs de cette loi, selon lequel la décision de la Cour constitutionnelle n’a pas d’effet rétroactif et que la date de prise d’effet de la disposition nouvelle a été fixée au 1er août 2020, date correspondant au premier jour du mois suivant la réponse de la Cour à la question préjudicielle. La date « logique » de la rétroactivité a été fixée à ce moment, afin de répondre à la préoccupation de maintenir un juste équilibre entre la nécessité de remédier au plus tôt à une situation jugée contraire à la Constitution et le souci de veiller à assurer la sécurité juridique des situations existantes et de tenir compte des attentes créées auprès des personnes concernées. Il est également fait référence à l’aspect budgétaire, étant ici précisé qu’« il n’est pas possible de fixer la date-charnière trop loin dans le passé ».

La cour du travail note encore que le Conseil d’Etat a critiqué cette justification de la date d’effet retenue par le législateur (C.E., Avis n° 68.070/3 du 22 octobre 2020), constatant qu’il s’agit d’une rétroactivité particulièrement courte et que, dans l’espèce tranchée, la demande portait sur la période à partir du 1er avril 2016.

Le Conseil d’Etat a noté également que l’abaissement de la condition d’âge à partir du 1er août 2020 créait une différence de traitement entre les personnes qui remplissaient déjà avant cette date, à un moment donné, le nouveau critère d’âge mais ne pouvaient bénéficier d’allocations pour la période entre dix-huit et vingt-et-un ans au motif qu’elles avaient atteint l’âge de vingt-et-un ans à cette date-charnière et les personnes qui avaient effectivement dix-huit ans le 1er août 2020 mais pas encore vingt-et-un ans, celles-ci pouvant bénéficier d’allocations. Le Conseil d’Etat posait explicitement la question de savoir si la rétroactivité de l’avant-projet allait suffisamment loin dans le temps, considérant que la distinction ainsi opérée devrait pouvoir faire l’objet d’une justification adéquate.

Examinant la justification donnée dans l’Exposé des motifs, le conseil d’Etat considérait l’argument lié à la volonté de garantir la sécurité juridique comme « pas très convaincant », dans la mesure où une rétroactivité plus étendue n’affecte pas en l’espèce des droits acquis. Il critiquait également l’argument relatif au souci de tenir compte des attentes des personnes concernées et précisait à cet égard que ceci ne peut justifier le fait de priver d’allocations les personnes qui avaient atteint l’âge de vingt-et-un ans à une date antérieure au 1er août 2020. Il considérait également douteux que les motifs d’ordre budgétaire puissent justifier une telle limitation de la rétroactivité.

Suite à un arrêté royal du 1er février 2021 modifiant celui du 22 mai 2003 relatif à la procédure concernant le traitement des dossiers en matière d’allocations aux personnes handicapées (qui produit également ses effets le 1er août 2020), l’article 14 de cet arrêté royal a été modifié, remplaçant l’âge de vingt-et-un ans par celui de dix-huit. Le texte actuel prévoit que le droit à l’allocation prend cours le premier jour du mois suivant celui durant lequel le demandeur a atteint l’âge de dix-huit ans, pour autant qu’il ait bénéficié jusqu’à cet âge des prestations familiales supplémentaires pour enfants atteints d’une affection, qu’il remplisse les conditions fixées par la loi et que la demande soit introduite au plus tard six mois après la date où il a atteint l’âge de dix-huit ans.

Pour les personnes qui ont entre dix-huit et vingt-et-un ans au 1er août 2020, le nouveau texte fixe le droit à l’allocation au plus tôt au 1er août 2020 si le demandeur remplit les conditions fixées par la loi et que la demande a été introduite au plus tard trois mois avant la publication de l’arrêté royal du 1er février 2021 (M.B., 15 février 2021).

En l’occurrence, le demandeur originaire a eu dix-huit ans le 12 juin 2017, sa demande ayant été introduite le 30 janvier 2020.

La loi ne peut le priver des effets de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, celui-ci ayant une autorité de chose jugée « relative renforcée » et sa réponse étant appelée à s’imposer dans tous les litiges identiques. Elle ajoute qu’un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle sur question préjudicielle a par ailleurs un effet rétroactif, la disposition en cause étant censée avoir été affectée, depuis son entrée en vigueur, par l’inconstitutionnalité constatée. Il est fait exception à cette règle lorsque la Cour constitutionnelle décide de maintenir les effets de la disposition invalidée, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Vu l’inconstitutionnalité de la condition d’âge à la date du 1er février 2020, la cour conclut que l’Etat belge ne peut pas invoquer cette condition pour refuser l’octroi des allocations à l’intéressé à partir du premier jour du mois qui suit sa demande.

Intérêt de la décision

La Cour du travail de Bruxelles confirme ici sa jurisprudence après l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 9 juillet 2020. La rétroactivité (très) limitée de la modification législative intervenue n’est pas de nature, pour la cour, à garantir les droits des personnes handicapées qui ont atteint l’âge de dix-huit ans avant la date du 1er août 2020. En l’espèce, la demande ayant été introduite avec effet au 1er février 2020, la perte des allocations portait sur six mois.

La cour du travail a particulièrement motivé sa position, rappelant la fragilité de la motivation de l’Exposé des motifs, ainsi que les critiques circonstanciées du Conseil d’Etat. Elle a par ailleurs mis l’accent sur un point de droit essentiel, étant celui relatif à l’autorité de chose jugée « relative renforcée » d’un arrêt de la Cour constitutionnelle et l’effet rétroactif d’une telle décision, dans la mesure où la disposition querellée est censée avoir été affectée, depuis son entrée en vigueur, par l’inconstitutionnalité diagnostiquée. Elle a ici cité notamment un arrêt de la Cour de cassation (Cass., 1re chambre, audience plénière, 5 février 2016, n° C.15.0011.F).

La solution dégagée par la cour devrait pouvoir s’imposer.


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