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Transfert dans le cadre d’une réorganisation judiciaire sous autorité de justice et C.C.T. n° 32bis : quel employeur est tenu au paiement des sommes dues aux travailleurs ?

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Charleroi), 7 mars 2023, R.G. 18/1.187/A

Mis en ligne le vendredi 27 octobre 2023


Trib. trav. Hainaut (div. Charleroi), 7 mars 2023, R.G. 18/1.187/A

Dans un jugement du 7 mars 2023, le Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi) examine les effets, sur le plan de l’obligation de paiement de sommes dues aux travailleurs, d’un transfert dans le cadre d’une réorganisation judiciaire sous autorité de justice, ainsi que, ensuite, d’un transfert d’entreprise au sens de la C.C.T. n° 32bis.

Les faits

Un employé exerçant les fonctions de responsable financier depuis 2013 dans une société exploitant des magasins de chaussures introduit une procédure devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi) contre deux sociétés. Il s’agit d’une société A, qui a repris la société qui l’occupait, celle-ci ayant été mise en réorganisation judiciaire en 2014 dans le cadre de la loi du 31 janvier 2009 relative à la continuité des entreprises. Le tribunal de commerce avait autorisé la modification de l’objet en vue d’un transfert sous autorité de justice et désigné un mandataire de justice à cet effet. Un tiers fit une offre de reprise pour le compte d’une société à constituer, étant précisément la société A. La procédure concerne également une société B, à laquelle le fonds a été transféré dans le courant de l’année 2016.

Dans les rétroactes des faits, il est précisé que l’offre faite (en mars 2015) par le tiers en vue de la reprise pour compte d’une société à constituer prévoyait dans son volet social la reprise d’un minimum de dix-huit membres du personnel. Sur autorisation du tribunal, la vente est intervenue. Le mandataire de justice a alors été déchargé de sa mission et, quelques jours plus tard, la société initialement employeur a été déclarée en faillite (sur aveu). Une Dimona d’entrée relative à l’engagement du demandeur a été établie et, le lendemain, la société faillie a complété un formulaire C4, selon lequel le contrat de travail était rompu, vu la faillite.

Dans le cadre de celle-ci, l’intervention du Fonds d’indemnisation a été sollicitée pour de la rémunération (mai 2015), des pécules de vacances pour les exercices 2014-2015 et 2015-2016, ainsi que pour la prime de fin d’année. Le Fonds de fermeture est intervenu pour la rémunération elle-même et pour le complément du double pécule de vacances de l’exercice 2015-2016.

Ultérieurement, cependant, il a demandé remboursement de ce qui avait été payé et a d’ailleurs introduit une procédure en récupération d’indu, justifiant sa demande de récupération par le fait que la société avait été reprise dans le cadre d’un transfert sous autorité de justice et que, pour ce qui est du complément du double pécule, il n’était exigible qu’après la date du transfert et était dès lors à charge de la société repreneuse. Le travailleur a par conséquent mis la société A en demeure de payer les montants non pris en charge par le Fonds de fermeture. Entre-temps, il avait été transféré auprès de la société B, ayant reçu, comme les autres membres du personnel, un courrier exposant que, suite à ce transfert, les membres du personnel transférés gardaient le même contrat d’employé et les mêmes conditions d’organisation de travail et financières, en ce compris l’ancienneté.

La procédure a été initiée en 2018.

La décision du tribunal

La première question à trancher par le tribunal est de déterminer si l’opération survenue entre l’employeur initial de l’intéressé et la société A doit être juridiquement qualifiée de « transfert sous autorité de justice », ce que soutient le demandeur, alors que les deux sociétés défenderesses considèrent qu’il y a eu reprise dans le cadre d’un transfert d’actifs d’une entreprise en faillite.

Ceci amène le tribunal à examiner le sort des créances dans le cadre de la réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice (dans le cadre de la loi du 31 janvier 2009 et non de celle du 11 août 2017, qui a abrogé cette dernière sous réserve de son application aux procédures en réorganisation judiciaire en cours au moment de son entrée en vigueur, étant le 1er mai 2018).

Le tribunal reprend les textes, étant non seulement l’article 61 de la loi elle-même, mais également les dispositions pertinentes de la C.C.T. n° 102 du 5 octobre 2011 concernant le maintien des droits des travailleurs en cas de changement d’employeur du fait d’une réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice. Celle-ci prévoit notamment qu’en cas d’un tel transfert, le contrat de travail des travailleurs repris est transféré, les parties n’étant pas tenues de conclure un nouveau contrat. Cependant, les droits et obligations issus de celui-ci ne sont transférés au repreneur que pour autant qu’ils aient fait l’objet d’une information écrite à ce dernier. Le tribunal rappelle que la C.C.T. opère une distinction entre les obligations transférées (étant les obligations exigibles dont le paiement n’a pas encore été reçu) et les dettes transférées. Il procède à un minutieux rappel des principes à cet égard, soulignant que le transfert des dettes et celui des obligations n’obéissent pas aux mêmes règles.

Il reprend ensuite les principes de la C.C.T. n° 32bis, qui maintient, même en cas de dettes exigibles après le transfert, la responsabilité in solidum du cédant en ce qui concerne le paiement de celles-ci au prorata des prestations effectuées à son service.

Le tribunal s’emploie ensuite à vérifier in concreto s’il s’agit d’une réorganisation judiciaire par transfert sous autorité de justice en application de la C.C.T. n° 102 et conclut par l’affirmative. Il reprend, pour ce, les rétroactes de procédure et conclut que, lorsque le tribunal de commerce a déchargé le mandataire de justice de sa mission, toutes les activités susceptibles d’être transférées l’avaient été et que la date de ce jugement doit être retenue comme celle du transfert effectif sous autorité de justice de l’intégralité de la société et de ses activités, en ce compris le transfert des travailleurs. Une reprise d’actifs après faillite au sens de la C.C.T. n° 32bis intervenant ultérieurement n’est dès lors plus « concevable », selon les termes du jugement. En vertu de l’article 5, 5°, de la C.C.T. n° 102, le repreneur a acquis, du fait du transfert sous autorité de justice, la qualité d’employeur. Par ailleurs, lorsque, l’année suivante, en 2016, une nouvelle opération est survenue, il s’agit bien, cette fois, d’un transfert conventionnel au sens de la C.C.T. n° 32bis.

Le tribunal s’appuie, pour ces conclusions, sur un arrêt précédemment rendu par la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 14 septembre 2022, R.G. 2019/AM/238), rendu dans le même contexte factuel et juridique, s’agissant des mêmes sociétés, une procédure ayant été lancée par des travailleurs administratifs repris dans les mêmes conditions. Il rappelle ici l’effet positif de l’autorité de la chose jugée attachée à cet arrêt, rendu dans une cause où étaient présentes les deux parties défenderesses. Il s’agit d’une présomption irréfragable. Il renvoie ici notamment à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Liège, 7 mai 2021, R.G. 2020/AL/201).

Il en vient dès lors à la question des sommes réclamées (rémunération mensuelle, prime de fin d’année et deux exercices de pécule de vacances). Il réexamine dès lors l’article 9 de la C.C.T. n° 102, qui exige, conformément à l’article 8, § 1er, qui le précède, qu’une information ait été donnée au travailleur. Il souligne que celle-ci concerne expressément les droits et obligations qui ont été convenus individuellement entre le débiteur et les travailleurs repris, s’agissant d’une information qui doit être écrite et porter sur des conventions individuelles intervenues entre le débiteur et les travailleurs ou sur des données collectives. L’absence d’information sur les données collectives n’a pas d’influence sur le transfert de ces droits et obligations, contrairement à l’absence d’information sur les données individuelles.

Le tribunal relève que les sommes réclamées ne constituent pas des montants portant sur des droits et obligations qui auraient été convenus individuellement mais qu’elles découlent de dispositions légales (loi et conventions collectives). L’absence d’information à ce sujet n’a dès lors aucune incidence sur leur transfert.

Il renvoie également à un arrêt de la Cour de cassation du 25 avril 2022 (Cass., 25 avril 2022, n° S.21.0034.F) rendu précisément à propos de la société A, opposée à un travailleur repris dans les mêmes conditions que le demandeur. Dans cet arrêt, la Cour a jugé qu’après la date du transfert, le débiteur, qui n’est plus l’employeur des travailleurs, est sans pouvoir pour résilier leur contrat de travail et qu’une telle résiliation n’a pas pour effet de rendre immédiatement exigibles les dettes nées de l’exécution du contrat.

Pour le tribunal, la société faillie n’étant plus l’employeur après le transfert sous autorité de justice intervenu précédemment, elle était sans pouvoir pour licencier le demandeur une semaine plus tard. Une telle rupture ne peut avoir pour effet de rendre exigibles les dettes nées de l’exécution du contrat de travail l’ayant liée au demandeur.

Le tribunal fait par conséquent droit aux demandes, soulignant en outre que la prime de fin d’année était une dette dont l’exigibilité était postérieure au transfert, de même que la rémunération normale afférente aux jours de vacances annuelles non encore pris. Pour ce qui est du simple et double pécules de vacances de l’exercice 2015-2016, ils ne pouvaient être exigibles avant 2016. Vu le transfert conventionnel intervenu avec la société B, il s’agit de dettes de la société A existant à la date du transfert conventionnel et, en application de l’article 8 de la C.C.T. n° 32bis, la société B peut être condamnée in solidum avec la société A à leur paiement.

Enfin, le tribunal examine un argument tiré de la prescription, eu égard à la rupture qui serait intervenue à l’initiative de la société faillie. Il rappelle qu’il n’y a pas eu cessation du contrat de travail pouvant servir de prise de cours du délai annal de prescription.

Intérêt de la décision

Deux opérations de transfert se sont succédé, dans cette affaire, avec des règles juridiques distinctes. Le tribunal a scrupuleusement rappelé les effets du transfert sous autorité de justice et ceux du transfert conventionnel au sens de la C.C.T. n° 32bis.

L’on notera particulièrement la distinction faite dans le cadre de la C.C.T. n° 102 entre les obligations transférées et les dettes transférées, le tribunal faisant encore celle entre (i) les dettes exigibles à la date du jugement d’ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire, (ii) celles exigibles pendant la procédure, c’est-à-dire entre la date d’ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire et le transfert de l’entreprise, et (iii) les obligations devenues exigibles après ce transfert sous autorité de justice.

Dans ce mécanisme, les droits et obligations à l’égard des travailleurs repris qui résultent du contrat de travail avec le débiteur à la date du transfert et dont il est pris acte dans le jugement du tribunal de commerce autorisant ce transfert sont, du fait de ce transfert, transférés au repreneur, qui acquiert la qualité d’employeur à l’égard de ces travailleurs et est tenu envers eux au paiement des dettes qui n’étaient pas exigibles à cette date (enseignement de Cass., 25 avril 2022, n° S.21.0034.F).

Dans le cadre de la C.C.T. n° 32bis, par contre, le fait que des dettes soient devenues exigibles (ainsi la prime de fin d’année et le double pécule payé au moment de la prise des vacances principales l’année suivante) après le transfert n’empêche pas que le cédant reste tenu in solidum au paiement de celles-ci au prorata des prestations effectuées à son service.


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