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Accident du travail et contrôle de l’expertise par le juge

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 19 décembre 2022, R.G. 2020/AB/483

Mis en ligne le vendredi 25 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 19 décembre 2022, R.G. 2020/AB/483

Terra Laboris

Dans un arrêt du 19 décembre 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle sa jurisprudence relative aux obligations de l’expert dans le cadre de l’avis à donner au juge sur l’évaluation des séquelles d’un accident du travail.

Les faits

Un employeur public (commune de la Région bruxelloise) et son réassureur interjettent appel d’un jugement rendu le 21 février 2019 (R.G. 15/2.988/A) par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles ayant fixé les séquelles d’un accident du travail d’un ouvrier communal.

Celui-ci, au service de l’administration communale comme déménageur salarié, avait été victime d’un accident du travail le 12 décembre 2012 (rotation afin de ramasser des cartons ayant entraîné une vive douleur au genou gauche ainsi qu’une chute sur les deux genoux).

L’intéressé a été en incapacité de travail suite à cet accident et a subi deux opérations. Une proposition de règlement sur la base d’un taux d’I.P.P. de 15% a été faite.

L’intéressé a saisi le Tribunal du travail francophone de Bruxelles. Une période d’incapacité de travail avait en effet été rejetée et il demanda la désignation d’un expert aux fins de donner un avis sur les séquelles réparables.

Après avoir remis un rapport complémentaire suite à la demande du tribunal dans un jugement du 21 février 2018, l’expert déposa son rapport final le 9 novembre 2018, dans lequel la date de consolidation retenue diverge de celle de la commune. Celle-ci avait fixé cette date au 17 novembre 2014 et l’expert retenait celle du 11 juin 2014, au motif que rien ne venait cautionner une évolution médicale péjorative à partir de celle-ci. Il précisait qu’il n’était pas tenu de suivre un avis du MEDEX quant à une date de consolidation, non plus que quant au taux, dans la mesure où il y avait une contestation.

Le rapport de l’expert ne fut entériné que très partiellement par un jugement du 21 février 2019. Le tribunal y relevait notamment que, malgré la demande d’expertise complémentaire, l’expert ne s’expliquait pas de manière satisfaisante quant à la date de consolidation retenue. Il maintint celle du 17 novembre 2014, considérant que l’intervention de la mutualité pendant la période du 11 juin au 16 novembre 2014 (et même au-delà) ne devait donner lieu qu’à l’établissement de décomptes.

Sur le taux d’I.P.P., le tribunal rejeta également celui proposé par le MEDEX, qui était de 15%, et confirmé par l’expert. Il considéra que, vu l’âge de l’intéressé (trente-neuf ans au moment de l’accident), le type de lésions, ainsi que d’autres séquelles (dont des difficultés psychiques apparues dans les suites de l’accident et de ses conséquences), le taux devait être de 30%, le tribunal ayant également égard au fait que l’intéressé s’était vu reconnaître, dans le cadre de la législation relative aux allocations en faveur des personnes handicapées, une réduction de sa capacité de gain de 66% et une réduction d’autonomie de huit points.

Les demandes devant la cour du travail

Les parties appelantes (employeur et réassureur) persistent à demander que soit retenu un taux d’incapacité permanente de 15% et, à titre subsidiaire, elles proposent à la cour d’ordonner un complément d’expertise à confier au même expert, lui demandant de répondre aux questions qui se poseraient encore sur les deux points litigieux, étant la date de consolidation et le taux.

Quant à l’intéressé, il sollicite la confirmation du jugement, demandant également la prise en charge des frais médicaux, pharmaceutiques et chirurgicaux.

L’arrêt de la cour

La cour fait un imposant rappel du cadre légal et des principes applicables à la réparation de l’accident du travail dans le secteur public.

Pour ce qui est de la présomption d’imputabilité de la lésion à l’événement soudain, elle renvoie à l’article 9 de la loi du 10 avril 1971, reprenant les conditions de renversement de la présomption légale, étant qu’il appartient à l’assureur-loi (employeur et réassureur en l’espèce) d’établir que les lésions n’ont pas été causées ou favorisées même partiellement par l’événement soudain mais qu’elles trouvent leur cause exclusive dans un autre événement ou dans une prédisposition pathologique de la victime, non modifiée même partiellement par l’accident, et qu’elles se seraient produites de la même manière et avec la même ampleur sans cet événement soudain.

La cour rappelle également le renvoi au régime de réparation des accidents du travail dans le secteur privé pour ce qui est de l’évaluation de l’incapacité permanente, notion dont elle rappelle les contours tels que dégagés par la Cour de cassation au fil de sa jurisprudence. Des développements importants sont réservés à cette évaluation et au marché général de l’emploi encore accessible à la victime. Elle rappelle ici qu’il faut vérifier les différentes activités salariées que celle-ci pourrait encore exercer et non plus, comme pour l’incapacité temporaire, l’impossibilité totale ou partielle d’accomplir des prestations de travail dans la profession exercée normalement au moment de l’accident. Vérifier la position concurrentielle sur le marché général de l’emploi implique d’identifier les possibilités dont la victime dispose encore comparativement à d’autres travailleurs d’exercer une activité salariée. La cour rappelle encore sur ce point que l’incapacité permanente est partielle lorsqu’elle enlève à la victime d’une façon définitive une partie de son aptitude professionnelle, mesurée au regard des activités professionnelles qui lui sont ouvertes compte tenu de sa formation et qu’elle est totale lorsque l’atteinte définitive portée au potentiel économique de la victime est telle que celle-ci se trouve privée de la possibilité de se procurer encore normalement des revenus réguliers par le travail (avec renvoi au Guide social permanent – Sécurité sociale : commentaires, Partie I, Livre II, Titre III, Chapitre III, 2, n° 100 et 110). Il s’agit de comparer la valeur de la victime sur le marché du travail sans aucune atteinte par un état pathologique préalable ou par un accident antérieur avec cette valeur à la date de la consolidation du dernier accident dont il y a lieu d’évaluer les conséquences (renvoyant ici à Cass., 9 mars 2015, n° S.14.0009.F).

Enfin, sur le rôle de l’expert, la cour renvoie également à la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 14 septembre 1992, n° 9.311) : celui-ci doit procéder uniquement à des constatations ou donner un avis d’ordre technique. Le juge n’est pas lié par son appréciation, l’article 962, alinéa 4, du Code judiciaire précisant qu’il n’est pas tenu de suivre l’avis de l’expert si sa conviction s’y oppose.

En l’espèce, pour ce qui est d’une période d’incapacité de travail contestée, la cour retient que l’employeur ne renverse pas la présomption légale, le lien avec l’accident étant d’ailleurs renforcé par la proximité d’une opération chirurgicale.

Sur la date de consolidation elle-même, elle confirme l’appréciation de l’expert, notant essentiellement qu’aucune pièce médicale n’est déposée contredisant les constatations qu’il a faites.

Sur le dernier point, qui est la fixation du taux d’incapacité permanente, elle s’estime cependant insuffisamment informée. Elle motive très judicieusement sa position en rappelant que, si une expertise est ordonnée, c’est pour aider le juge à cerner l’impact d’un désordre d’ordre médical à définir sur la capacité de gain de la victime et qu’il ne suffit pas d’identifier des affections, des pathologies ou des lésions. Il faut préciser, dans un langage accessible au profane, en quoi celles-ci consistent, mettre en exergue les séquelles qui en découlent, à savoir la nature et l’ampleur des déficits physiques et psychiques dont elles s’accompagnent concrètement et, enfin, décrire le raisonnement suivi pour fixer le taux d’incapacité permanente, au vu des déficits pointés et du marché général du travail encore accessible (17e feuillet de l’arrêt).

Elle renvoie également à sa propre jurisprudence (C. trav. Bruxelles, 18 mars 2019, R.G. 2016/AB/981) pour ce qui est de l’évaluation de l’expert, précisant que, si celle-ci ne procède pas d’une démonstration mathématique rigoureuse, il doit la motiver en commençant par faire le recensement des limitations fonctionnelles de la victime à la date de la consolidation, étape du raisonnement incontournable. Sans elle, le juge n’est pas en mesure de vérifier l’adéquation du taux d’I.P.P. proposé. Elle précise que la transparence du cheminement intellectuel de l’expert est déterminante pour assurer le déroulement éclairé du débat contradictoire, l’intérêt du rapport étant sans doute davantage fonction de la qualité de sa motivation que de la précision de ses conclusions, ces dernières étant dépourvues de la moindre valeur sans la première (17e feuillet de l’arrêt également).

Des étapes doivent être respectées pour ce qui est de la recherche des répercussions des séquelles sur la capacité professionnelle de la victime, étant de déterminer (i) ce qu’était son marché du travail avant l’accident, (ii) si, à la date de consolidation, il y aurait des métiers voire des groupes de métiers que la victime ne peut plus exercer et (iii) quels types d’emplois lui restent encore ouverts sans perte concurrentielle et quels sont les métiers qu’elle ne peut plus exercer qu’au prix d’efforts significatifs, voire avec une efficacité moindre.

En l’espèce, les rapports déposés ne permettent pas de vérifier les éléments ci-dessus et la cour estime devoir ordonner un nouveau complément d’expertise, qu’elle confie au même expert.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 19 décembre 2022 est un condensé des principes rappelés par la 6e chambre tout au long de sa jurisprudence actuelle.

L’on notera le haut degré de précision des exigences en ce qui concerne les conditions de l’expertise, la cour exigeant de pouvoir puiser dans les constatations de l’expert les éléments lui permettant de juger. Les points dont elle exige qu’ils puissent être vérifiés en ce qui concerne les répercussions des séquelles sur la capacité professionnelle de la victime sur le marché de l’emploi sont identifiés avec précision, s’agissant de déterminer le marché du travail accessible avant l’accident ainsi que celui restant après celui-ci. Doivent être précisés, à la date de consolidation, les métiers ou les groupes de métiers que la victime ne peut plus exercer parce qu’elle ne peut plus accomplir toutes les tâches d’exécution requises, ainsi que les types d’emplois qui restent encore ouverts, soit sans perte concurrentielle, soit au prix d’efforts significatifs, voire avec une efficacité moindre.

L’on ne peut que saluer ces exigences, de nombreux rapports d’expertise péchant par leur caractère lacunaire à cet égard.


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