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Contrat transnational : compétence des juridictions du travail belges

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 10 octobre 2022, R.G. 21/2.717/A

Mis en ligne le mardi 25 juillet 2023


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 10 octobre 2022, R.G. 21/2.717/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 10 octobre 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle que, si un travailleur peut attraire son employeur devant la juridiction du lieu où ou à partir duquel il accomplit habituellement son travail, qui n’est pas le lieu du domicile de l’employeur, il doit apporter la preuve qui incombe à la partie demanderesse en justice, étant qu’il prestait en l’occurrence sur le territoire de cet Etat au moment du licenciement.

Les faits

Une employée a été engagée par une société de droit luxembourgeois. Ses fonctions étaient celles d’assistante-gérante. Elle était, lors de son engagement (1993), domiciliée au Grand-Duché de Luxembourg. La loi luxembourgeoise était choisie par les parties en vertu du contrat. Il s’agit d’une société familiale active dans le secteur de l’ingénierie et des études techniques.

L’intéressée a cependant été déclarée et immatriculée à la sécurité sociale belge cinq mois après son engagement. L’Office luxembourgeois de sécurité sociale a confirmé la chose, en application de l’article 13, point 2, a), du Règlement n° 1408/71.

Il a été mis fin au contrat de travail le 15 septembre 2020 par la société (gérée alors par deux nouveaux actionnaires) avec un préavis de six mois, conformément au Code du travail luxembourgeois. L’ancienneté était alors de plus de vingt-cinq ans, l’employeur considérant que celle-ci ouvrait le droit à une indemnité de neuf mois de salaire mais qu’elle était convertie en délai de préavis à prester, s’agissant d’une petite entreprise (solution autorisée par l’article 1.124-7 (II) du Code du travail luxembourgeois). L’intéressée s’est ainsi vu notifier un préavis à prester de quinze mois.

Elle a contesté l’application du droit luxembourgeois, au motif que le contrat de travail était exécuté en Belgique. Ceci a été critiqué par la société, qui a fait valoir que le lieu de prestation (Belgique) n’était pas établi à titre exclusif.

Une procédure a ainsi été introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège).

Position des parties devant le tribunal

La demanderesse considère que ce sont les juridictions belges qui sont compétentes. Elle invoque à cet égard le Code de droit international privé ainsi que le Règlement européen n° 2015/2012. En vertu de ceux-ci, les juridictions belges sont compétentes, vu que le lieu du travail a toujours été le territoire belge. Elle indique également qu’elle dépend de la sécurité sociale belge depuis le 1er décembre 1993. Elle fait encore valoir que l’adresse de la société au Grand-Duché de Luxembourg est fictive, les prestations de l’ensemble des travailleurs se faisant à Eghezée. Quant à elle, elle prestait à son domicile (Grâce-Hollogne) au moment de la rupture.

Sur le droit applicable, elle invoque la Convention de Rome du 19 juin 1980, eu égard au caractère impératif des dispositions de la loi du 3 juillet 1978 et le fait qu’elle exécutait son contrat de travail en Belgique. Il y a dès lors lieu pour elle de calculer le délai de préavis conformément à la loi belge.

Pour ce qui est du licenciement, elle estime que celui-ci est manifestement déraisonnable et n’a pas été décidé pour un des motifs autorisés. Elle sollicite la condamnation de son employeur à une indemnité compensatoire de préavis de l’ordre de 25.000 euros, ainsi qu’à 4.000 euros au titre de dédommagement pour licenciement manifestement déraisonnable.

Pour la société, qui invoque les mêmes règles à propos de la compétence des juridictions belges, la demanderesse n’établit pas qu’elle exécutait son contrat de travail sur le territoire belge. Elle fait état de divers éléments de fait qui feraient apparaître qu’en réalité, elle vivait dans un autre pays depuis l’année 2015 et n’exécutait pas de prestations de travail en Belgique.

Elle conteste également l’application du droit belge, considérant qu’un lien plus étroit existe avec le Grand-Duché de Luxembourg, pays dont la réglementation a été respectée. Subsidiairement, elle conclut sur le préavis. Elle fait encore valoir, pour ce qui est du licenciement manifestement déraisonnable, que l’intéressée n’a pas sollicité la communication des motifs et qu’elle reste également en défaut d’apporter la preuve légale requise.

La décision du tribunal

Le tribunal examine uniquement la question de sa compétence, à laquelle il va répondre par la négative.

Le Code de droit international privé dispose en son article 96 que la compétence des juridictions belges peut se fonder en cas d’obligation contractuelle si celle-ci est ou doit être exécutée en Belgique (1°, b)) et que, en matière de relation individuelle de travail, si l’obligation contractuelle est exécutée en Belgique au sens de cette disposition lorsque le travailleur y accomplit habituellement son travail lors du différend (article 97, § 2).

Il reprend également l’article 21, § 1er, du Règlement n° 2015/2012, qui permet d’attraire l’employeur sur le territoire d’un Etat membre dans un autre Etat membre devant la juridiction du lieu où ou à partir duquel le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant la juridiction du dernier lieu où il a accompli habituellement celui-ci (article 21, § 1er, b), i)).

Les éléments examinés par le tribunal aux fins de vérifier sa compétence ne sont pas nombreux. Il s’agit (i) du fait que l’intéressée dépend de la sécurité sociale belge depuis le tout début de ses prestations en 1993, (ii) de deux attestations d’autres employés précisant qu’elle prestait dans des bureaux près de Gembloux et d’autres éléments de fait (clientèle, locaux, numéro de téléphone, assurance accident du travail, etc.).

Dans son examen des témoignages ci-dessus, le tribunal va d’abord relever qu’ils sont peu précis dans le temps et qu’ils se réfèrent à de très courtes périodes (« quelques mois »). Il retient les éléments invoqués (clientèle, etc.) comme permettant de conclure à un rattachement certain de la société à la Belgique, mais estime qu’ils sont insuffisants à démontrer qu’au moment du licenciement, l’intéressée prestait effectivement sur le territoire.

D’autres éléments de fait déposés par la société permettent au contraire de comprendre qu’un système de consultance par facturation avait été émis depuis l’étranger, des preuves de prestations étant apportées (éléments provenant d’ailleurs d’une page Facebook pour une partie d’entre eux et confirmant que l’intéressée déclarait s’être installée à l’étranger, notamment).

Face à ces éléments, le tribunal ne peut que conclure qu’il apparaît certes établi qu’à une période déterminée, la demanderesse a effectué des prestations de travail en Belgique (à tout le moins au cours des années 2009 à 2011), mais que cette preuve n’est plus rapportée pour la période ultérieure et essentiellement au moment du licenciement.

Les dispositions du Code de droit international privé et du Règlement n° 2015/2012 ne permettent dès lors pas au tribunal de retenir sa compétence.

Intérêt de la décision

Les faits examinés par le Tribunal du travail de Liège (division Liège) dans ce jugement sont apparemment simples, le débat judiciaire se concentrant sur un seul point, étant l’obligation pour la partie demanderesse d’établir les faits à partir desquels elle fonde son action, étant en l’occurrence qu’elle a effectivement effectué des prestations de travail salariées sur le territoire belge et que cette situation perdurait au moment du licenciement.

La partie demanderesse a échoué en l’espèce à apporter cette preuve et c’est très logiquement que le tribunal a conclu qu’il n’était pas compétent pour connaître du litige.

La notion de « lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail » a fait l’objet de plusieurs décisions de la Cour de Justice de l’Union européenne et elle a été affirmée dans la jurisprudence récente.

Dans un jugement du 20 janvier 2021 (Trib. trav. Liège, div. Verviers, 20 janvier 2021, R.G. 19/387/A – précédemment commenté), le Tribunal du travail de Liège a ainsi conclu que la notion doit être interprétée de façon large. Ainsi, si le contrat est exécuté sur le territoire de plusieurs Etats contractants et en l’absence d’un centre effectif d’activités professionnelles du travailleur à partir duquel il se serait acquitté de l’essentiel de ses obligations contractuelles, il faut comprendre le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s’acquitte en fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de l’employeur. C’est là qu’il peut à moindres frais intenter une action judiciaire contre l’employeur ou se défendre. Est prônée une méthode indiciaire afin non seulement de refléter la réalité des relations juridiques, mais également de prévenir qu’une notion telle que celle en cause ne soit instrumentalisée ou ne contribue à la réalisation de stratégies de contournement.

Notons également, pour son intérêt à propos du champ d’application du Règlement n° 2015/2012, que celui-ci concerne également des discriminations à l’embauche. Ainsi, dans un arrêt du 15 juin 2022 (C. trav. Bruxelles, 15 juin 2022, R.G. 2017/AB/725 et 2017/AB/414 – également précédemment commenté), la Cour du travail de Bruxelles a jugé que les juridictions belges sont compétentes pour connaître d’un litige relatif à la réparation d’une discrimination eu égard à un refus d’embauche (en France), le Règlement n° 1215/2012 du Parlement et du Conseil concernant également la phase précontractuelle du processus de conclusion d’un contrat de travail. Le litige a en effet pour objet la réparation du préjudice causé par la société en raison d’un traitement discriminatoire fondé sur le sexe dans la phase précontractuelle du processus de conclusion d’un contrat de travail. Le déclinatoire doit dès lors être examiné à la lumière du règlement en cause. Pour la cour, il faut avoir à l’esprit le vœu du législateur européen et elle renvoie au considérant n° 34 du préambule, qui vise la continuité entre la Convention de Bruxelles de 1968, le Règlement n° 44/2001 et le règlement actuel, cette continuité visant également l’interprétation par la Cour de Justice de l’Union européenne de la Convention de Bruxelles de 1968 et des règlements qui la remplacent.


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