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Sécurité sociale d’outre-mer : une question est posée à la Cour constitutionnelle

Mis en ligne le mercredi 25 août 2021


C. trav. Bruxelles, 5 novembre 2020, R.G. 2018/AB/293

Sécurité sociale d’outre-mer : une question est posée à la Cour constitutionnelle

Dans un arrêt du 5 novembre 2020, la Cour du travail de Bruxelles a interrogé la Cour constitutionnelle en ce qui concerne l’exigence d’une résidence habituelle et effective en Belgique pour bénéficier de l’assurance soins de santé différée dans le cadre de la loi du 17 juillet 1963 relative à la sécurité sociale d’outre-mer.

Les faits

Un citoyen de nationalité rwandaise, résidant depuis 1994 au Rwanda, avait souscrit à titre personnel en 1999 au régime général prévu par l’article 12 de la loi du 17 juillet 1963 relative à la sécurité sociale d’outre-mer. Il s’agit d’un régime « facultatif », qui couvre l’assurance vieillesse ainsi que l’assurance indemnités pour maladie, l’assurance invalidité et l’assurance soins de santé.

L’assurance soins de santé est appelée « différée » dans le cadre de ce régime général facultatif, dans la mesure où, pour en bénéficier, il faut avoir participé au régime de cette assurance pendant un minimum de seize ans (et avoir payé les cotisations y afférentes pendant cette période) et avoir un âge minimum (âge variant avec la durée des cotisations : de cinquante-sept à cinquante ans) .

Une autre condition est posée, étant que le bénéficiaire doit avoir sa « résidence habituelle et effective en Belgique », sauf pour les Belges et les étrangers dits « privilégiés » ou sauf dérogation individuelle pour raison de santé.

L’intéressé a participé dans les trois régimes du régime général à raison du montant minimum (185,47 euros au 1er décembre 1999). Cette cotisation est destinée à financer l’assurance vieillesse à raison de 70%, l’assurance indemnités pour maladie et invalidité pour 9,5% et l’assurance soins de santé pour 20,5%.

Il a également souscrit un contrat d’assurance « complémentaire soins de santé », pour lequel il paie une cotisation complémentaire. Pour ce contrat d’assurance complémentaire, il n’y aucune condition de résidence.

Depuis le 1er janvier 2009, la participation aux assurances dans le régime général a été limitée aux ressortissants d’un Etat membre de l’Espace économique européen (et autres catégories – non applicables ici) et un mécanisme transitoire a été prévu pour les ressortissants d’autres pays qui participaient déjà aux assurances en cause.

En 2016, l’intéressé a contacté l’O.R.P.S.S. (qui a repris les obligations de l’O.S.S.O.M.), précisant que la condition de résidence qui lui est alors opposée n’a pas été convenue ou ne lui a pas été renseignée. Il a en conséquence sollicité une dérogation à cette condition (article 46, § 1er, de la loi). Il fait notamment valoir qu’ayant régulièrement cotisé, il est titulaire d’un droit de propriété sur la couverture de ses soins de santé, renvoyant aux arrêts GAYGUSUZ et KOUA POIRREZ de la Cour européenne des droits de l’homme.

L’O.R.P.S.S. refuse d’accorder la dérogation sollicitée d’une part au motif que le médecin-conseil de l’Office a estimé que les éléments relatifs à l’état de santé ne constituaient pas une justification suffisante et d’autre part vu que la condition de résidence n’était pas rencontrée.

Une procédure a alors été introduite devant le Tribunal du travail de Bruxelles, qui a rejeté le recours.

Pour le tribunal, la décision est justifiée au motif que la condition de résidence n’est pas remplie. Le tribunal précise que l’intéressé avait la faculté de ne participer qu’à l’assurance vieillesse, sa qualité d’étranger exigeant cependant de remplir la condition de résidence pour bénéficier de l’assurance soins de santé différée.

La décision de la cour

La cour reprend le contexte, étant le système organisé par la loi du 17 juillet 1963. La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt le 2 juin 2016 (C. const., 2 juin 2016, n° 82/2016), rappelant qu’il s’agit d’un système facultatif de sécurité sociale auquel peuvent s’affilier les personnes qui travaillent dans les pays d’outre-mer désignées par le Roi. Les travaux préparatoires de la loi (Doc. parl., Sénat, 1962-1963, n° 271, p. 3) prévoient que peuvent participer à ce système facultatif d’assurance (les trois secteurs) les personnes de nationalité belge et, sous certaines conditions, celles de nationalité étrangère qui exercent une activité professionnelle, dépendante ou non, hors du territoire belge, dans les pays désignés par le Roi. Cette assurance est facultative, devant respecter la souveraineté des Etats étrangers qui pourraient assujettir à leur propre sécurité sociale des Belges qui travaillent sur leur territoire. Il s’agit d’un régime complémentaire qui permet, moyennant le paiement volontaire de cotisations, une couverture dans les trois secteurs.

L’assurance différée soins de santé suppose d’avoir participé pendant seize ans à celle-ci et d’avoir atteint un certain âge. Elle permet alors de bénéficier du remboursement des frais de soins de santé sans plus verser de cotisations.

La cour relève que la condition de résidence a été supprimée pour les Belges et les ressortissants de certains pays par une loi du 11 février 1976. L’obligation de résidence a évolué, la condition étant modifiée par la loi-programme du 9 juillet 2004 et, ensuite, par la loi du 28 juillet 2006 portant des dispositions diverses.

Pour ce qui est du remboursement des frais de soins de santé dans le cadre de l’assurance soins de santé différée, il y a toujours eu une condition de résidence. Le bénéficiaire doit avoir sa résidence habituelle et effective en Belgique, sauf si, par dérogation générale, il est belge (ou étranger privilégié au sens de l’article 46, § 2).

La cour examine ensuite si, pour des raisons personnelles, l’intéressé serait en mesure de bénéficier d’une dérogation individuelle, à savoir pour raisons de santé. Elle fait sur ce point droit à la position de l’O.S.S.O.M. à l’époque, étant de ne pas accorder la dérogation sur cette base.

Elle en vient ensuite à l’examen de questions préjudicielles que l’intéressé demande de poser à la Cour constitutionnelle, étant la compatibilité de l’article 46 de la loi (qui pose comme exigence la condition de résidence pour le remboursement des frais de soins de santé) avec les articles 10, 11 et 191 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec les articles 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et 1er du Protocole additionnel n° 1 consacrant le droit de propriété, notamment en ce qu’il créerait une distinction illicite et de manière indirecte sur la base de la nationalité dans la comparaison entre deux catégories de personnes. Il s’agit des titulaires de l’assurance soins de santé différée qui, d’une part, ont leur résidence habituelle et effective en Belgique (sauf autorisation préalable de résider à l’étranger pour raisons de santé – situation où l’on peut bénéficier de l’assurance si les cotisations ont été versées) et, d’autre part, ce titulaire ayant sa résidence habituelle et effective à l’étranger, qui ne peut en bénéficier alors qu’il y a cotisé.

Les deux catégories de personnes ont en effet contribué de la même manière au financement du régime belge de sécurité sociale d’outre-mer et sont traitées différemment. La cour relève que la personne de nationalité belge, alors qu’elle aura sa résidence habituelle et effective au Rwanda (étant l’Etat où le demandeur originaire a la sienne), pourra bénéficier de l’assurance, ce qui ne sera pas le cas de la personne de nationalité rwandaise y ayant aussi sa résidence habituelle et effective.

La cour relève que la ratio legis de la condition de résidence était de permettre des « contrôles périodiques » mais que celle-ci semble avoir été complétement abandonnée. La différence de traitement pourrait dès lors paraître reposer exclusivement sur la nationalité.

Est également invoqué à cet égard l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et, revenant à l’arrêt KOUA POIRREZ, la cour rappelle que seules des considérations très fortes pourraient justifier une telle différence de traitement sur la base d’un tel critère. C’est également la jurisprudence de la Cour constitutionnelle dans un arrêt du 21 février 2013 en matière de prestations familiales garanties (C. const., 21 février 2013, n° 12/2013).

Si, dans son arrêt du 2 juin 2016, la Cour constitutionnelle a été amenée à intervenir, la cour du travail rappelle qu’elle n’a pas statué sur un objet identique, la présente affaire posant un autre rapport de proportionnalité, dans un contexte différent.

Elle pose donc la question de la conformité de l’article 46 de la loi du 17 juillet 1963 aux dispositions ci-dessus (hors article 191 de la Constitution) en ce qu’il conduit à traiter différemment deux catégories de personnes qui ont contribué de la même manière au financement du régime de sécurité sociale d’outre-mer, la différence de traitement paraissant en outre reposer exclusivement sur la nationalité.

Intérêt de la décision

La Cour constitutionnelle avait été saisie par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, à propos de l’article 51 de la loi du 17 juillet 1963, relatif à la rente de retraite due aux bénéficiaires de nationalité étrangère, rente non adaptée à l’évolution du coût de la vie ni indexée si ceux-ci résidaient à l’étranger, la situation étant distincte de la rente due aux bénéficiaires de nationalité belge ou ressortissants de pays avec lesquels la Belgique avait conclu un accord de réciprocité, et ce quel que soit le pays de leur résidence. Le tribunal du travail y voyait un traitement différencié de personnes ayant participé dans des conditions équivalentes au financement de la sécurité sociale.

Dans son arrêt du 2 juin 2016, elle a conclu à l’absence de violation des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne et l’article 14 de celle-ci. Elle a motivé sa décision essentiellement en admettant que la différence de traitement n’avait pas d’effet disproportionné, dès lors que les étrangers qui ont souscrit une assurance vieillesse auprès de (l’O.S.S.O.M.) et qui ne résident pas en Belgique ne sont pas privés de toute revalorisation de leurs cotisations, dans la mesure où ils bénéficient d’une majoration de la rente équivalant en principe à un pourcentage de la rente de retraite financée en partie par leurs cotisations au Fonds de solidarité et de péréquation, majoration qui n’est prévue qu’à leur égard, à l’exclusion des bénéficiaires de l’indexation.

Le même raisonnement a conduit la cour du travail à réinterroger la Cour constitutionnelle à propos de la condition de résidence prévue à l’article 46, étant qu’il y a une différence de traitement entre bénéficiaires, et ce alors qu’ils ont participé de la même manière au financement de la sécurité sociale. S’agissant d’une question de résidence, cette distinction touchera nécessairement davantage les étrangers ayant leur résidence dans leur pays d’origine que les Belges. Indirectement, l’on peut y voir une distinction basée en fin de compte sur la nationalité.

Il est renvoyé, pour ce qui est du droit de propriété au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, aux arrêts phares GAYGUSUZ et KOUA POIRREZ (Cr.E.D.H., 16 septembre 1996, Req. n° 17371/90, GAYGUSUZ c/ AUTRICHE ; Cr.E.D.H., 30 septembre 2003, Req. n° 40982/98 ; KOUA POIRREZ c/ FRANCE).


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