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Obligation pour l’employeur de réaffecter un travailleur avant de mettre un terme à la relation de travail en cas d’inaptitude définitive et totale à la fonction pour cause de handicap : un nouvel arrêt de la Cour de Justice

Commentaire de C.J.U.E., 18 janvier 2024, Aff. C – 631/22 (J.M.A.R. c/ CA NA NEGRETA SA), EU:C:2024:53

Mis en ligne le mercredi 17 avril 2024


C.J.U.E., 18 janvier 2024, Aff. C – 631/22 (J.M.A.R. c/ CA NA NEGRETA SA), EU:C:2024:53

Dans un arrêt du 18 janvier 2024, statuant dans le cadre du droit espagnol, la Cour de Justice confirme l’interprétation de l’article 5 de la Directive 2000/78 : l’employeur ne peut, en cas de handicap du travailleur le rendant suite à un accident du travail totalement et définitivement inapte à l’exécution des tâches pour lesquelles il a été engagé, mettre un terme à la relation de travail sans procéder à des aménagements raisonnables, ceux-ci pouvant être la réaffectation à un autre poste de travail.

Les faits

Un chauffeur de camion occupé par une société depuis 2012 subit un accident du travail en décembre 2016, celui-ci entraînant une fracture ouverte du calcanéum droit.

Après une période d’incapacité temporaire de 15 mois, l’I.N.S.S. (Instituto Nacional de Seguridad social) mit fin à celle-ci.

Il perçut une indemnité forfaitaire pour lésion permanente d’un montant de 3 120 €, l’institution refusant cependant de reconnaître une incapacité permanente de travail.

L’ouvrier demanda à son employeur sa réaffectation dans un poste adapté. Celui-ci l’accepta et il put occuper un poste de chauffeur dans un autre secteur (point de collecte mobile au lieu conduite de véhicules motorisés lourds), ce poste étant physiquement moins exigeant, impliquant un temps de conduite réduit et étant compatible avec ses limitations physiques.

Il introduisit par ailleurs un recours contre la décision de refus de reconnaissance d’une incapacité permanente.

Par jugement du 2 mars 2020, il fut reconnu atteint d’une incapacité permanente totale d’exercer sa profession habituelle, et ce indépendamment du fait qu’il avait été réaffecté et pouvait encore travailler – pouvant conduire environ 40 minutes par jour. Le jugement reconnut à l’intéressé le droit de percevoir une indemnité mensuelle de 55 % de son salaire journalier.

Suite à cette décision, l’employeur résilia le contrat de travail au motif de l’incapacité permanente totale à l’exercice de la profession habituelle.

L’ouvrier contesta cette décision de rupture et en fut débouté par jugement du 24 mai 2021, le tribunal concluant que la reconnaissance de l’incapacité permanente totale à exercer la profession habituelle justifiait qu’il soit mis fin au contrat de travail sans obligation pour l’employeur de le réaffecter à un autre poste au sein de l’entreprise.

Suite au recours formé contre cette décision, la juridiction d’appel s’interrogea sur la compatibilité de la législation espagnole avec la Directive 2000/78. Elle releva qu’il n’était pas contesté que l’intéressé était une personne en situation de handicap, constatation corroborée par la loi interne, qui confère aux personnes affectées d’une incapacité permanente totale de travail la qualité de « personnes handicapées ». Le juge espagnol constata également que le statut des travailleurs (qui contient la législation interne en matière de droit du travail) n’avait pas été adapté aux fins de tenir compte de la Directive 2000/78 non plus que de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, son article 49, § 1, sous e) autorisant la résiliation automatique du contrat de travail en cas de constat d’incapacité permanente totale entravant l’exercice de la profession habituelle, et ce sans qu’aucune formalité ne doive être respectée ou qu’une indemnité ne soit versée. N’existe pas davantage l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables, le juge de renvoi soulignant que de tels aménagements étaient en l’occurrence possibles, vu la réaffectation intervenue à un autre poste de l’entreprise.

Il renvoya également à l’arrêt de la Cour de Justice du 10 février 2022 (C.J.U.E., 10 février 2022, Aff. C-485/20, EU:C:2022:85), dont il ressort que l’employeur est tenu de prendre les mesures appropriées à cette fin sauf si celles-ci impliquent une charge disproportionnée.

Deux questions sont dès lors posées à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

La première question porte sur l’article 5 de la directive lu à la lumière des considérants correspondants ainsi que des articles 21 et 26 de la Charte et 2 et 27 de la Convention de l’ONU, s’agissant de savoir si ces dispositions s’opposent à l’application d’une norme de droit national qui érige le handicap du travailleur en incapacité permanente totale d’exercer sa profession habituelle en cause automatique de résiliation du contrat de travail sans que l’employeur doive au préalable respecter l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables.

La seconde question porte sur l’article 2, paragraphe 2 et l’article 4, paragraphe 1 de la directive lus à la lumière des même dispositions, étant de savoir si la résiliation automatique du contrat de travail d’un travailleur en raison de son handicap (incapacité permanente et totale d’exercer la profession habituelle) non subordonnée au respect préalable de l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables constitue une discrimination directe, et ce même si la résiliation est prévue par le droit national.

L’arrêt de la cour

La cour examine conjointement les deux questions posées et les reformule en une seule.
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Elle reprend d’abord la définition du handicap dans sa jurisprudence, renvoyant ici à l’arrêt du 10 février 2022 (HR Rail), étant que par handicap il faut entendre une limitation de la capacité, résultant, notamment, d’atteintes physiques, mentales ou psychiques durables, dont l’interaction avec d’autres barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs.

Elle rappelle ensuite le champ d’application de la directive, qui vise toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, et ce notamment pour ce qui est des conditions de licenciement (notion dont elle rappelle qu’elle englobe toute cessation du contrat de travail non voulue par le travailleur est donc sans son consentement).

Après avoir résumé les éléments de l’espèce, elle procède à un rappel des principes : la Directive 2000/78 concrétise le principe général de non-discrimination consacré à l’article 21 de la Charte, qui interdit toute discrimination fondée notamment sur un handicap. Son article 26 reconnaît et respecte le droit des personnes handicapées à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie, leur intégration sociale et professionnelle ainsi que leur participation à la vie de la communauté. En outre, pour interpréter les dispositions de la Directive 2000/78, il peut être fait référence aux dispositions de la Convention de l’ONU. La directive doit dès lors faire l’objet dans la mesure du possible d’une interprétation conforme à celle-ci. La Cour renvoie à son article 2, 3e alinéa, qui interdit toute discrimination fondée sur le handicap, notion qui comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagements raisonnables (Point 42).

Pour la suite de son raisonnement, la cour revient systématiquement à son arrêt du 10 février 2022 (HR Rail), étant que l’employeur doit prendre les mesures appropriées, c’est-à-dire efficaces et pratiques en tenant compte de chaque situation individuelle pour permettre à la personne handicapée d’accéder à l’emploi, de l’exercer ou d’y progresser ou encore pour qu’une formation lui soit dispensée - sans cependant imposer une charge disproportionnée à celui-ci.

En cas d’inaptitude définitive, la réaffectation à un autre poste est susceptible de constituer une mesure appropriée dans le cadre des aménagements raisonnables (ce qui a déjà été précisé au point 41 et 43 de l’arrêt du 10 février 2022). Cette mesure, au sens de l’article 5 de la directive, permet en effet au travailleur de conserver son emploi en assurant sa pleine et effective participation à la vie professionnelle sur le fondement du principe d’égalité avec les autres travailleurs.

Elle en vient ensuite à la réserve relative à la charge disproportionnée, dont elle précise que cette notion couvre notamment les coûts financiers impliqués, la taille et les ressources financières de l’organisation ou de l’entreprise ainsi que la possibilité d’obtenir des fonds publics ou toute autre aide. Cette possibilité de réaffectation n’existe qu’en présence d’au moins un poste vacant que le travailleur est susceptible d’occuper.

La notion d’aménagements raisonnables implique par conséquent que le travailleur déclaré inapte pour les fonctions essentielles du poste qu’il occupe soit réaffecté à un autre poste pour lequel il dispose des compétences, des capacités et des disponibilités requises (sauf charge disproportionnée).

La circonstance que le travailleur bénéficie d’une prestation de sécurité sociale (indemnité mensuelle) est sans incidence.

La conclusion de la Cour est dès lors que la disposition visée s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit que l’employeur peut mettre fin au contrat de travail au motif que le travailleur est dans l’incapacité permanente d’exécuter les tâches qui lui incombent en vertu de ce contrat, en raison de la survenance, au cours de la relation de travail, d’un handicap, sans que l’employeur soit tenu, au préalable, de prévoir ou de maintenir des aménagements raisonnables en vue de permettre à ce travailleur de conserver son emploi, ni de démontrer, le cas échéant, que de tels aménagements constitueraient une charge disproportionnée. (dispositif)

Intérêt de la décision

La Cour de justice s’est longuement référée, tout au long de l’arrêt commenté, à une décision précédente, rendue sur question préjudicielle posée par le Conseil d’État belge.

La Haute juridiction administrative était saisie d’un recours en annulation d’une décision de fin d’engagement à la requête d’un agent de maintenance recruté par HR Rail. Celui-ci avait débuté un stage au sein d’Infrabel (gestionnaire de l’infrastructure) et, après s’être vu diagnostiquer une pathologie cardiaque nécessitant le placement d’un pacemaker – appareil sensible aux champs électromagnétiques –, avait été considéré comme n’étant plus en mesure d’effectuer les tâches pour lesquelles il avait été initialement engagé.

Reconnu handicapé par le SPF Sécurité Sociale, l’intéressé avait été déclaré inapte à la fonction par le Centre régional de la médecine de l’administration. Celui-ci avait précisé qu’il pouvait être employé à un poste répondant à des exigences spécifiques (activité moyenne, absence d’exposition aux champs électromagnétiques,…). Il fut mis fin à son stage en raison de son impossibilité totale et définitive de poursuivre les tâches pour lesquelles il avait été engagé et il fut licencié.

C’est ainsi dans le cadre du recours en annulation introduit devant le Conseil d’État que la Cour de Justice fut interrogée.

L’arrêt rendu le 10 février 2022 est particulièrement précieux eu égard aux enseignements qu’il contient sur l’obligation de réaffectation. De nombreuses références y ont été faites dans la décision commentée.

Pour le surplus, la réponse à la question préjudicielle est dans la ligne de la jurisprudence de la Cour et n’est pas une surprise : l’article 5 de la Directive 2000/78 n’autorise pas l’absence d’aménagements raisonnables, étant ici précisé par la Cour que la réaffectation à un autre poste pour lequel le travailleur dispose des compétences, des capacités et des disponibilités requises constitue une forme de ces aménagements.

Statuant dans le cadre d’une inaptitude à la fonction suite à un accident du travail, cet arrêt de la Cour de Justice est indiscutablement destiné à faire jurisprudence dans la matière du risque professionnel.


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