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Effets d’une décision de la Cour de Justice constatant l’existence d’une discrimination

Commentaire de C.J.U.E., 14 septembre 2023, Aff. N° C-113/22 (DX c/INSS ET TGSS), EU:C:2023:665

Mis en ligne le samedi 13 janvier 2024


C.J.U.E., 14 septembre 2023, Aff. N° C-113/22 (DX c/INSS ET TGSS), EU:C:2023:665

Dans un arrêt du 14 septembre 2023, la Cour de Justice, statuant dans le prolongement d’un arrêt rendu le 12 décembre 2019 en matière de discrimination fondée sur le sexe, rappelle qu’en vertu des principes du droit de l’Union et selon sa jurisprudence constante, lorsqu’une discrimination a été constatée, le juge national ainsi que les autorités administratives doivent écarter toute disposition nationale discriminatoire sans attendre l’élimination de celle-ci par le législateur.

Les faits

Un père de deux enfants s’est vu attribuer par l’Institut National de Sécurité Sociale espagnol (INSS) une pension d’invalidité permanente à partir du 10 novembre 2018. Lors de la demande, il n’a pas été fait référence au complément de pension dit « de maternité » prévu par la loi, attribuable pour les pensions de retraite, d’invalidité permanente ou de veuvage.

Cette demande a été introduite ultérieurement, l’intéressé se fondant sur l’arrêt rendu par la Cour de Justice le 12 décembre 2019 (C.J.U.E., 12 décembre 2019, Aff. n° C-450/18 (WA c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL (INSS)), dont il résulte que la directive 79/7 s’oppose à une réglementation nationale telle que celle prévue à la disposition correspondante de la Loi générale espagnole (article 60) qui réserve l’octroi de ce supplément aux seules femmes.

Cette demande a été rejetée par l’INSS et l’intéressé a introduit un recours devant le Juzgado de lo Social (tribunal du travail) de Vigo, qui, par jugement du 15 février 2021, lui a reconnu le droit à ce complément de pension, se fondant sur l’arrêt du 12 décembre 2019. Il a cependant rejeté la demande d’indemnisation parallèlement présentée. Les effets financiers de ce complément ont été fixés par une décision ultérieure, le paiement étant admis pour les trois mois précédant la demande.

Les deux parties ont interjeté appel devant le Tribunal Superior de Justicia de Galicia (Cour supérieure de Justice de Galice).

L’institution considère que le demandeur n’a pas droit au complément réclamé. Celui-ci estime pour sa part que ce droit doit lui être reconnu à compter de la date à laquelle il a eu accès à sa pension (soit environ deux ans avant la demande). Il plaide que s’il avait été une femme, il aurait été informé de ce droit dès ce moment. Il sollicite en conséquence une indemnisation compensatoire et dissuasive pour violation du principe de non-discrimination.

La juridiction de renvoi s’interroge sur la question de savoir si la pratique de l’institution espagnole (publiée dans une règle de gestion) constituant à refuser systématiquement aux hommes le complément de pension et à les obliger à le réclamer en justice doit être considérée comme une discrimination distincte de celle découlant de l’article 60 de la Loi générale.

Le juge national pose également la question de la date à compter de laquelle il convient d’octroyer le complément de pension, étant notamment de savoir si l’octroi doit être rétroactif et commencer à courir à la date du fait générateur (l’octroi de la pension).

Il aborde également la question de la réparation de la violation du droit de l’Union, étant de savoir si l’octroi rétroactif sans le versement d’une indemnité supplémentaire est suffisant ou si au contraire il convient d’octroyer en sus une indemnisation aux fins d’une part de réparer le préjudice subi (matériel et moral) et d’autre part de dissuader de telles violations. Parmi les éléments de la réparation, figure par ailleurs la question des dépens et des honoraires de l’avocat exposés dans le cadre de la procédure, le tribunal espagnol se demandant ici si leur inclusion dans les éléments de l’indemnisation doit être admise vu la violation du droit de l’Union, et ce tenant compte notamment du droit interne, où les procédures devant les juridictions du travail sont gratuites.

Trois questions sont dès lors posées à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

La première question porte sur l’existence d’une violation de la directive 79/7 par la disposition administrative en cause, discrimination différente de la violation par une disposition législative telle que constatée par l’arrêt du 12 décembre 2019.

La deuxième question vise la date d’effet du complément (date de la demande avec effet rétroactif de trois mois, date antérieure correspondant à celle du prononcé ou de la publication de l’arrêt du 12 décembre 2019 ou encore date du fait générateur ?).

La troisième question porte sur l’article 6 de la directive et les principes d’équivalence et d’effectivité concernant les conséquences juridiques d’une violation du droit de l’Union, étant de vérifier s’il y a lieu d’accorder des dommages et intérêts dissuasifs, prenant en compte que le préjudice subi peut ne pas être réparé à suffisance par l’octroi à la date d’effet du complément reconnu par le jugement, se posant ici la question de l’inclusion dans l’indemnisation du montant des dépens et des honoraires d’avocat exposés dans la procédure devant les juridictions internes.

La décision de la cour

La cour statue en premier lieu sur la recevabilité de la première question, le gouvernement espagnol considérant qu’il aurait déjà été répondu à celle-ci par l’adoption de nouvelles instructions et qu’en tout état de cause la question n’a pas pour objet l’interprétation du droit de l’Union mais uniquement le contrôle de l’action d’un organe administratif national au regard de ce droit. La recevabilité de la troisième question est également contestée.

La Cour indique, à titre liminaire, que de manière générale le refus de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaire pour répondre de façon utile.

La Cour rejette les exceptions d’irrecevabilité, au motif d’abord que la modification alléguée d’une pratique ne saurait conduire à constater l’irrecevabilité de la question. Ce que le juge national demande est une interprétation de la directive 79/7 aux fins d’apprécier la légalité de la décision nationale. Pour ce qui est de la troisième question, elle considère qu’il est sans incidence que le droit interne ne prévoie pas la possibilité d’une condamnation aux dépens et aux honoraires d’avocat, le juge national ayant d’ailleurs souligné que c’est précisément vu l’absence de cette possibilité qu’il a posé celle-ci.

Sur le fond, elle examine les première et troisième questions ensemble, qui se fondent sur l’article 6 de la directive 79/7.

Elle renvoie ici à l’enseignement de son arrêt du 12 décembre 2019, où elle a jugé que la directive 79/7 doit être interprété en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit le droit à un complément de pension pour les femmes ayant eu au moins deux enfants biologiques ou adoptés et bénéficiant d’une pension contributive d’invalidité permanente au titre d’un régime de sécurité sociale national alors que les hommes placés dans une situation identique ne disposent pas du droit à ce complément, une telle réglementation étant constitutive d’une discrimination directe fondée sur le sexe au sens de l’article 4, paragraphe 1, troisième tiret, de la directive.

Dans sa jurisprudence (arrêts du 21 juin 2007, JONKMAN e.a., C 231/06 à C 233/06, EU:C:2007:373, point 39, et du 9 mars 2017, MILKOVA, C 406/15, EU:C:2017:198, points 66 et 67 ainsi que jurisprudence citée), la Cour retient que dès lors qu’une discrimination contraire au droit de l’Union a été constatée et aussi longtemps que des mesures rétablissant l’égalité de traitement n’ont pas été adoptées, le respect du principe d’égalité ne saurait être assuré que par l’octroi aux personnes de la catégorie défavorisée des mêmes avantages que ceux dont bénéficient celles de la catégorie privilégiée. Le juge national doit écarter toute disposition nationale discriminatoire sans qu’il y ait lieu d’attendre l’élimination préalable de celle-ci par le législateur. Cette obligation s’étend à tous les organes de l’État en ce compris aux autorités administratives nationales chargées d’appliquer un tel régime.

Le point spécifique en l’espèce est l’existence d’une pratique administrative publiée (à la suite de l’arrêt du 12 décembre 2019), en vertu de laquelle l’institution nationale continue, dans l’attente de l’adaptation de la disposition visée (article 60) de la Loi générale à l’arrêt de la Cour, d’accorder le complément pension aux femmes uniquement sans préjudice de l’obligation d’exécuter les décisions de justice définitives qui reconnaissent aux hommes le bénéfice du complément.

Pour la Cour, ceci est susceptible d’entraîner, indépendamment de la discrimination directe découlant des conditions matérielles prévues dans la réglementation, une discrimination au regard des conditions procédurales régissant l’octroi du complément. Cette pratique impose également aux hommes uniquement la nécessité de faire valoir leurs droits au complément de pension par la voie judiciaire, ce qui entre autres les expose à un délai plus long pour l’obtention de celui-ci et éventuellement à des dépenses supplémentaires.

La réparation pécuniaire est la mesure retenue pour atteindre l’objectif consistant à rétablir l’égalité des chances effective. Celle-ci doit être adéquate, étant qu’elle doit permettre de compenser intégralement les préjudices effectivement subis du fait de la discrimination. Le préjudice doit être réparé ou indemnisé de manière dissuasive et proportionnée. La reconnaissance rétroactive permet de rétablir l’égalité de traitement en ce qui concerne les conditions matérielles de l’octroi du complément mais n’est pas apte à remédier au préjudice issu du caractère discriminatoire des conditions procédurales. Les frais, y compris les dépens et les honoraires d’avocat doivent pouvoir être pris en compte au titre de réparation pécuniaire pour autant qu’ils aient été provoqués par l’application de conditions procédurales discriminatoires régissant l’octroi du supplément.

Renvoyant à son arrêt du 21 décembre 2016 (arrêt du 21 décembre 2016, GUTIÉRREZ NARANJO e.a., C 154/15, C 307/15 et C 308/15, EU:C:2016:980, points 65 et 71), la Cour conclut qu’il appartient à l’ordre juridique interne des États membres de définir les modalités selon lesquelles l’étendue de la réparation doit être déterminée y compris l’importance qu’il convient d’accorder au fait que la discrimination est due à un acte délibéré de l’organisme compétent. Ces modalités ne peuvent toutefois porter atteinte à la substance même de la réparation.

Le juge national doit enjoindre à l’autorité non seulement d’accorder à l’intéressé le complément de pension demandé mais également de lui verser une indemnisation permettant de compenser intégralement les préjudices qu’il a effectivement subis du fait de la discrimination, selon les règles nationales applicables, en ce compris les dépens et les honoraires d’avocat exposés en justice, dans le cas où la décision a été adoptée en conformité avec une pratique administrative consistant à continuer d’appliquer la réglementation en cause en dépit de l’arrêt de la Cour et obligeant ainsi l’intéressé à faire valoir en justice son droit au complément en cause.

Intérêt de la décision

Dans son arrêt du 12 décembre 2019, La Cour de Justice avait constaté que le droit espagnol accordait un traitement moins favorable aux hommes ayant eu au moins deux enfants biologiques ou adoptés, par rapport aux femmes dans la même situation.

Ce traitement a été jugé susceptible de constituer une discrimination directe, dont la Cour a rappelé la définition dans sa jurisprudence : il s’agit de l’application de règles différentes à des situations comparables ou de l’application de la même règle à des situations différentes. Pour savoir s’il y a des situations comparables, le critère à retenir est non celui de l’identité mais de la similarité de celles-ci.

L’arrêt du 14 septembre ici commenté prolonge le raisonnement de la Cour, dès lors qu’elle a fait le constat dans un arrêt précédent de l’existence d’une discrimination contraire au droit de l’Union. En l’espèce, la pratique administrative a été précisée (mais la discrimination manifestement maintenue), dans l’attente de l’intervention du législateur. La Cour de Justice précise qu’aussi longtemps que des mesures rétablissant l’égalité de traitement n’ont pas été adoptées, les juridictions nationales et les autorités administratives nationales sont tenues d’écarter toute disposition nationale discriminatoire sans attendre que celle-ci soit éliminée par le législateur.


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