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Éléments rémunératoires permettant l’application de la prescription quinquennale : un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 3 octobre 2023, R.G. 2020/AB/323

Mis en ligne le samedi 13 janvier 2024


C. trav. Bruxelles, 3 octobre 2023, R.G. 2020/AB/323

Dans un arrêt du 3 octobre 2023, la Cour du travail de Bruxelles rejette que la prescription quinquennale puisse trouver à s’appliquer pour la réclamation d’avantages accordés qui ne constituent pas la contrepartie d’une prestation de travail, ceux-ci n’étant pas visés à l’article 162 du code pénal social.

Les faits

Un employé conclut un contrat de travail à durée déterminée avec une association professionnelle internationale (AISBL) en 2005. Celui-ci fut suivi d’un deuxième contrat à durée déterminée. Les deux engagements, contrats successifs, couvraient les années 2007 à 2013.

En cours d’exécution, l’intéressé occupa une fonction de direction au sein de la société allemande membre de l’association.

En septembre 2015, il réclama à l’association un montant de l’ordre de 90.000 € au titre de « compensation d’égalisation », sur la base d’une clause du second contrat de travail. Il indiquait se réserver de réclamer un montant complémentaire.

Des discussions intervinrent, et ce dans le courant de l’année 2016. Suite à celles-ci, une proposition fut faite de règlement transactionnel, ce que l’employé refusa. Il postulat alors le paiement d’un montant supplémentaire de l’ordre de 61.000 € au titre d’arriérés de bonus.

Une mise en demeure fut adressée à la société le 18 janvier 2007 et le conseil de l’association y répondit en invoquant l’exception de prescription, ce qui fut contesté.

La procédure en première instance

Une procédure fut introduite par citation du 2 novembre 2017. L’intéressé y postulait le paiement d’une somme globale nette de l’ordre de 216.000 €. Il s’agit de montants présentés comme des « compensations » de stock-options, de rémunération, ainsi que de bonus, en sus d’un bonus lui-même (année 2013).

Par jugement du 13 décembre 2019, le tribunal du travail fit partiellement droit à la demande, condamnant l’association au paiement de dommages et intérêts pour non-paiement de la rémunération, à concurrence d’un montant avoisinant 137.000 € nets.

L’association interjeta appel.

La position des parties devant la cour

L’appelante demande la réformation complète du jugement, en ce qu’il l’a condamnée au paiement de dommages et intérêts (non-paiement des rémunérations) et également en ce qu’il a dit pour droit que ces montants étaient des montants nets d’impôts et de charges, l’association devant prendre ceux-ci en charge s’ils étaient réclamés par les administrations compétentes (belge ou allemande). Elle sollicite également la réformation du jugement en ce qu’il l’a condamnée aux dépens de l’instance, liquidés à 6.000 €.

Dans ses conclusions, l’employé demande la confirmation du jugement en ce qu’il a condamné son ex-employeur au paiement d’une « compensation salariale conventionnelle » ainsi que d’une « compensation de bonus conventionnel » et d’une « compensation conventionnelle pour participation virtuelle dans un programme de stock-options », montants nets d’impôts, de frais et de charges. Il forme par ailleurs appel incident sur le paiement d’un arriéré de bonus (année 2013). Il conteste également le point de départ des intérêts retenus par le premier juge.

L’arrêt de la cour

La cour se saisit uniquement de la question de la prescription de l’action introduite, n’étant pas contesté que celle-ci a été mue après l’expiration du délai d’un an suivant la rupture des relations contractuelles.

Elle reprend l’article 15, alinéa 1er, de la loi du 3 juillet 1978, qui contient la règle de prescription contractuelle : les actions naissant du contrat sont prescrites un an après la cessation de celui-ci ou cinq ans après le fait qui a donné naissance à l’action, sans que ce dernier délai puisse excéder un an après la cessation du contrat. La cour précise que, pour que cette prescription soit applicable, il suffit que l’action n’ait pas pu naitre sans le contrat de travail, et ce même si elle trouve son fondement dans d’autres dispositions que la loi du 3 juillet 1978.

L’article 162, 1°, du code pénal social, relatif aux infractions de non-paiement de la rémunération ou de non-paiement de celle-ci à la date de son exigibilité, prévoit par ailleurs dans cette hypothèse une sanction de niveau deux.

La cour reprend ensuite l’article 26 du titre préliminaire du code d’instruction criminelle ainsi que l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil, l’article 26 renvoyant pour la prescription de l’action civile résultant d’une infraction aux règles du Code civil ou des lois particulières concernant l’action en dommages et intérêts (avec la précision que l’action civile ne peut se prescrire avant l’action publique). Ces deux dispositions supposent une action civile fondée sur des faits révélant une infraction.

Elle relève ici que l’article 15 de la loi du 3 juillet 1978 n’est pas une disposition particulière au sens de l’article 26 ci-dessus, renvoyant à l’arrêt de la Cour de cassation du 14 janvier 2008 (Cass., 14 janvier 2008, S.07.0050.N) et que la victime d’un délit peut invoquer le délai quinquennal même si le fait délictueux constitue par ailleurs un manquement contractuel.

Il s’agit dès lors d’examiner la cause de l’action. La Cour de cassation a, dans un arrêt du 9 février 2009 (Cass., 9 février 2009, S.08.0067.F), jugé à cet égard que le juge du fond doit d’abord constater que le fait à la base de l’action délictuelle est visé par la loi pénale, c’est-à-dire que sont réunis tous les éléments constitutifs de l’infraction.

Pour ce qui est de la notion de rémunération, le code pénal social s’est référé à l’ancien article 42 de la loi concernant la protection de la rémunération : c’est la rémunération en argent ou en nature qui, suivant les règles strictes de la loi du 12 avril 1965 est payée en contrepartie du travail fourni. Ne sont pas visés à l’article 162 les avantages accordés qui ne constituent pas la contrepartie d’une prestation de travail. La cour renvoie ici à un arrêt du 12 mars 2018 de la cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 12 mars 2018, R.G. 2016/AB/806).

Elle poursuit en donnant deux exemples, étant le non-paiement de l’indemnité de rupture ainsi que de celle pour licenciement manifestement déraisonnable. La question de l’indemnité de rupture est admise de longue date (la cour renvoyant notamment à un arrêt de la Cour de cassation du 17 février 1997, S.96.0035.F), celle de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable ayant été tranchée dans un arrêt de la cour suprême du 20 décembre 2021 (Cass., 20 décembre 2021, S.20.0019. N).

La cour reprend encore les règles en matière de preuve ainsi que le rôle du juge, qui, après avoir constaté que le fait est visé par la loi pénale, est tenu de vérifier si les éléments matériel et moral de l’infraction sont réunis.

Il appartient dès lors à l’employé, qui entend se fonder sur la prescription quinquennale, d’établir l’infraction pénale. Ceci suppose de déterminer si les montants réclamés constituent une rémunération au sens de l’article 162 du code pénal social, n’étant pas suffisant qu’ils figurent dans le contrat de travail. Ceci n’est pas de nature à établir qu’il s’agit nécessairement de montants dus en contrepartie de l’exécution du contrat de travail (belge en l’espèce).

A l’exception du montant réclamé au titre d’arriérés de bonus pour l’année 2013, il est question de « compensations » ayant pour objet d’assurer à l’employé une rémunération nette équivalente à celle qu’il aurait perçue s’il avait été occupé par la société allemande, ces montants étant destinés à compenser un éventuel « manque à gagner » dans son chef pendant une période où il n’a pas été occupé par celle-ci. Pour la cour, il ne s’agit pas de la contrepartie du travail fourni pour compte de l’employeur belge mais de l’absence d’exécution d’un contrat avec un tiers. De telles compensations ne sont visées ni par l’article 9 ni par l’article 11 de la loi du 12 avril 1965. Elles ne constituent pas davantage une rémunération au sens de l’article 162 du code pénal social et la prescription quinquennale ne leur est pas applicable.

Quant au bonus 2013 (d’environ 61.000 €), il n’est pas davantage démontré, quant à celui-ci, qu’il y ait infraction. En effet, il s’agirait – selon les termes d’un courrier de l’intéressé lui-même - d’un solde de prime pour les années 2007 à 2013. La cour conclut que tout montant correspondant à la période antérieure au 2 novembre 2012 est frappé par la prescription, vu l’absence de preuve d’unité d’intention dans le chef de l’association. En outre l’existence d’une infraction n’est pas davantage établie, celle-ci devant être prouvée par l’employé, la cour considérant qu’il n’y a pas lieu d’ordonner à l’AISBL la production d’éléments complémentaires à cet égard, dans la mesure où elle ne supporte pas la charge de la preuve pénale.

La cour réforme dès lors le jugement et condamne l’employé à la totalité des indemnités de procédure (13.000 €).

Intérêt de la décision

Cette décision de la Cour du travail de Bruxelles présente un intérêt pour le moins double, étant le renvoi à deux arrêts de principe de la Cour de cassation.

Dans son arrêt du 14 janvier 2008, la Cour de cassation a rejeté le moyen du pourvoi qui soutenait que l’article 15 de la loi du 3 juillet 1978 serait une loi particulière au sens de l’article 26 du titre préliminaire du code d’instruction criminelle (dans sa version postérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 10 juin 1998). Cet arrêt enseigne par ailleurs qu’est visée par les articles 26 (ci-dessus) et 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil toute action civile fondée sur des faits révélant l’existence d’une infraction, même si ces faits relèvent également l’existence d’une responsabilité contractuelle et si l’objet de la demande concrète tend à la réparation du dommage par l’exécution des obligations contractuelles.

Par ailleurs, plus récemment, elle a jugé le 20 décembre 2021 (Cass., 20 décembre 2021, S.20.0019.N), reprenant l’article 189, alinéa 1er, du code pénal social, que celui-ci punit (d’une sanction de niveau 1) l’employeur qui, en contravention à la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires, a commis une infraction à une CCT rendue obligatoire, qui n’est pas déjà sanctionnée par un autre article du même code. Cette disposition n’est pas applicable au licenciement manifestement déraisonnable au sens de la CCT n° 109, au motif que celle-ci ne comporte pas en tant que telle d’interdiction de licenciement manifestement déraisonnable et que le travailleur qui demande l’octroi d’une indemnisation sur pied des dispositions de celle-ci n’intente pas une action en violation de la CCT mais se borne à demander son application.


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