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Licenciement pour motif économique : étendue du contrôle judiciaire

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 juillet 2023, R.G. 2020/AB/265

Mis en ligne le jeudi 11 janvier 2024


C. trav. Bruxelles, 18 juillet 2023, R.G. 2020/AB/265

Dans un arrêt du 18 juillet 2023, la Cour du travail de Bruxelles, examinant le caractère manifestement déraisonnable d’un licenciement, rappelle que, si le contrôle judiciaire est un contrôle strict quant aux faits invoqués à la base du licenciement, la vérification du motif économique intervient dans le cadre d’un contrôle marginal.

Les faits

Un cadre supérieur, engagé dans une société multinationale en 2006 (avec une reprise d’ancienneté depuis 1993) occupe une fonction qui, en 2012, sera supprimée : il est réaffecté dans une société du groupe en septembre 2013. Un nouveau problème de réaffectation se pose en avril 2015. À ce moment un processus de mobilité interne est mis en place et il est mis en disponibilité, sa rémunération et ses avantages contractuels étant maintenus.

En décembre 2016, des discussions interviennent dans la perspective du départ de l’intéressé, discussions qui n’aboutissent pas.

Il est mis fin au contrat de travail par lettre recommandée du 30 juin 2017, avec versement d’une indemnité compensatoire de préavis de 21 mois et 13 semaines de rémunération, étant un montant de l’ordre de 265.000 €.

L’intéressé dépose à ce moment une plainte pour harcèlement moral à l’auditorat du travail.

Il demande par ailleurs communication des motifs de son licenciement, demande à laquelle il est répondu par un courrier très circonstancié. Référence est faite dans celui-ci à la suppression de la fonction, aux tentatives de ‘repositionnement’ dans l’entreprise ainsi qu’à l’absence de fonction et/ou de projet compatibles avec les fonctions exercées précédemment et tenant compte des deux années de ‘mise en disponibilité’. Les motifs sont uniquement d’ordre économique.

La procédure devant le tribunal du travail

Une procédure est introduite devant le tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre). L’intéressé postule devant le premier juge le paiement d’un montant provisionnel de l’ordre de 28.000 € au titre d’indemnité compensatoire de préavis complémentaire, celui d’un montant de l’ordre de 10.000 € déduits de l’indemnité au titre d’outplacement (le demandeur ayant refusé l’offre faite) ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, de l’ordre de 50.000 € et un montant provisionnel de 7.500 € pour licenciement abusif. Il ajoute un dernier chef de demande, au motif de harcèlement, de 76.000 € à titre principal (au titre d’indemnité de protection) et 21.000 € à titre subsidiaire (dommages et intérêts).

Dans le cours de la procédure, un complément de 11.400 € est versé (outplacement).

Le tribunal statue par jugement du 17 mars 2020, constatant que la question de l’outplacement est devenue sans objet et déboutant le demandeur pour le surplus, celui-ci étant condamné aux dépens.

L’appel

Appel est interjeté, les mêmes demandes étant formées devant la cour (le complément d’indemnité compensatoire de préavis étant légèrement réduit).

La décision de la cour

Pour ce qui est de la correction de l’indemnité compensatoire de préavis, la cour examine en premier lieu le droit à des " primes de performances annuelles », rappelant l’article 39, § 1er, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 relatif aux éléments variables (partiellement ou entièrement) de la rémunération : il y a lieu pour cette partie variable de prendre en compte la moyenne des 12 mois antérieurs ou, le cas échéant, la partie de ces 12 mois au cours de laquelle le travailleur a été en service. La cour constate qu’aucune prime n’a été attribuée au cours des 12 mois précédant le licenciement et que la prime litigieuse ne fait dès lors pas partie de la rémunération ‘en cours’.

Elle procède à l’évaluation des avantages contractuels, rappelant pour ce qui est de l’assurance hospitalisation que, lorsqu’il s’agit de déterminer la rémunération servant de base au calcul de l’indemnité compensatoire de préavis, il convient de tenir compte uniquement des cotisations patronales. La cour en vient ainsi à la fixation de la rémunération annuelle, tenant compte de l’usage privé d’une voiture BMW série 5 (650 € par mois) ainsi que de l’usage privé du GSM (25 € par mois).

Elle règle rapidement la question de la demande d’indemnité de protection dans le cadre de l’article 32tredecies de la loi du 4 août 1996, constatant que la protection n’avait pas pris cours au moment du licenciement (la plainte étant postérieure à celui-ci) et qu’aucune indemnité n’est dès lors due.

La cour réserve davantage de développements à la question de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.

Elle rappelle à cet égard les termes de la CCT n° 109, dont elle interprète l’article 8 comme signifiant que pour être manifestement déraisonnable, le licenciement doit répondre à au moins l’un des critères suivants : il doit se baser sur des motifs qui (i) n’ont aucun lien avec les critères protégés - liés au travailleur (aptitude/conduite) et qui ne sont pas fondés sur les nécessités de l’entreprise -, (ii) qui n’auraient jamais été décidés par un employeur normal et raisonnable.
Le contrôle judiciaire porte d’abord sur des faits, que le juge va tenir pour établis (faits invoqués, lien entre ceux-ci et les motifs admis, lien de causalité entre les faits et le licenciement ainsi que faits sur la base desquels le juge pourrait estimer que le licenciement n’aurait jamais été décidé par un employeur normal et raisonnable ou l’inverse). Le contrôle du juge est ici un contrôle strict, la cour renvoyant à l’article 8. 5 du Code civil, c’est-à-dire que le juge doit en vérifier l’existence avec un degré raisonnable de certitude.

Le contrôle revêt cependant un caractère marginal et non strict lorsque les nécessités de l’entreprise sont invoquées ainsi que dans l’examen du caractère déraisonnable du licenciement (étant déraisonnable celui qui n’aurait jamais été décidé par un employeur normal et raisonnable). La cour renvoie à la doctrine de A. FRY (A. FRY, « La CCT n° 109 : amende civile et indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable », Actualités et innovations en droit social, dir. J. Clesse et H. Mormont, CUP, vol 182, Anthémis, 2018, pages 71-75), qui se réfère aux adverbes ‘manifestement’ et ‘ jamais’ ainsi qu’aux commentaires des partenaires sociaux sous l’article 8 de la CCT.

La cour réserve de longs développements à la question de la preuve, renvoyant à un important arrêt de la même cour (C. trav. Bruxelles, 14 avril 2021, R.G. 2018/AB/445 - inédit), qui a souligné le manque de clarté de l’article 10 de la CCT et a fait une lecture fouillée de la disposition. La cour y a notamment précisé que lorsque le mécanisme instauré par la CCT a pleinement fonctionné, il y a un partage de la charge – et donc du risque – de la preuve, qui n’est pas d’application lorsque le travailleur n’a pas régulièrement demandé à connaître les motifs de licenciement même si l’employeur les lui a communiqués spontanément.

En l’espèce, l’employé a demandé la communication des motifs du licenciement et ceux-ci lui ont été donnés dans le délai. La cour examine dès lors ceux-ci, constatant que l’intéressé ne conteste pas la suppression du poste en cause. Elle reprend l’évolution des relations entre parties dans le cours des tentatives de reclassement. Dans le cadre de son contrôle marginal, la cour constate que l’employé reste en défaut de démontrer le lien entre son licenciement et une réorganisation mise en place au sein du groupe en janvier 2016 (alors qu’il n’occupait plus de fonction depuis plusieurs mois et que, son poste ayant été supprimé bien avant, il n’était plus actif depuis la fin de ses missions temporaires en avril 2015).

Les motifs sont avérés et ils ont un lien avec le fonctionnement de l’entreprise, la cour retenant que le licenciement a été opéré pour éviter le coût salarial de l’intéressé alors que celui-ci ne remplissait plus de fonction.

Sur l’abus de droit, celui-ci n’est pas établi, aucune faute n’étant à reprocher à l’employeur, notamment l’absence d’audition, la cour du travail rappelant qu’une telle obligation ne figure pas dans la loi du 3 juillet 1978 et que l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 27 octobre 2022 (n°137/2022) concerne les autorités publiques, la Cour ayant validé la différence de traitement avec le secteur privé.

L’employé ayant également postulé des dommages et intérêts pour harcèlement, au motif de suppression de son bureau et de la dispense de prestations intervenue, la cour constate que cette situation a été acceptée par lui et que ce n’est que lorsque la perspective du licenciement s’est dégagée qu’il a commencé à reprocher à l’employeur de ne pas lui fournir le travail convenu. Pour la cour, il n’établit pas de faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral au travail.

Enfin, elle condamne l’employé aux dépens d’appel, l’indemnité de procédure étant de 6.000 € pour cette instance, l’appelant voyant mis à sa charge 9/10 des dépens (du même montant) pour la procédure devant le tribunal.

Intérêt de la décision

La multiplication des chefs de demande annexes à celui relatif à l’indemnité compensatoire de préavis apparaît dans ce litige manquer de fondement solide, dès lors que - comme le rappelle la cour - la charge de la preuve va reposer d’abord sur le travailleur licencié et que les éléments requis font cruellement défaut.

Les règles classiques faisant reposer la charge de la preuve sur le demandeur valent pour les chefs de demande relatifs à l’indemnité compensatoire de préavis et l’abus de droit.

Quant à la législation en matière de protection contre le harcèlement, si celle-ci contient une règle généralement admise de partage de la preuve, le travailleur reste cependant tenu d’établir l’existence de faits, sur lesquels le juge exerce un contrôle strict – et ce n’est qu’une fois ceux-ci avérés que jouera la présomption de harcèlement, à charge pour l’employeur de la renverser. A défaut de prouver ces faits, la présomption ne sera pas activée.

La question de la preuve dans le cadre de la CCT 109 fait l’objet, par ailleurs, de discussions nourries, vu le manque de clarté du texte. La cour renvoie à de longs développements à cet égard repris dans un arrêt inédit du 14 avril 2021 (C. trav. Bruxelles, 14 avril 2021, R.G. 2018/AB/445), qui a relevé les différentes hypothèses auxquelles le juge peut être confronté (respect du mécanisme prévu par la CCT ou non et conséquences sur le plan de la preuve, s’agissant de la carence de l’employeur ou du travailleur).

L’arrêt renvoie également très utilement à la doctrine de A. FRY sur la question de l’étendue du contrôle judiciaire (A. FRY, « La CCT n° 109 : amende civile et indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable », Actualités et innovations en droit social, dir. J. Clesse et H. Mormont, CUP, vol 182, Anthémis, 2018, pages 71-75).


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