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Certificats A1 : la réponse de la Cour de Justice à la Cour de cassation

Commentaire de C.J.U.E., 2 mars 2023, Aff. n° C-410/21 et C-661/21 (FU, DRV INTERTRANS BV et VERBRAEKEN J. EN ZONEN BV et PN), EU:C:2023:138

Mis en ligne le vendredi 14 juillet 2023


Cour de Justice de l’Union européenne, 2 mars 2023, Aff. n° C-410/21 et C-661/21 (FU, DRV INTERTRANS BV et VERBRAEKEN J. EN ZONEN BV et PN), EU:C:2023:138

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Dans deux arrêts des 29 juin 2021 et 27 octobre 2021, la Cour de cassation a interrogé la Cour de Justice sur les effets d’un « retrait provisoire » de certificats A1 par les autorités de l’Etat émetteur, ces documents étant supposés frauduleux dans le cadre d’une procédure pénale pendante dans un Etat d’emploi.

Les faits

Ces deux affaires (jointes) concernent le certificat A1 exigé par le Règlement (CE) n° 987/2009 fixant les modalités d’application du Règlement (CE) n° 883/2004.

Dans la première affaire, le gérant d’une société de transport établie en Belgique a constitué avec son épouse une autre société établie en Slovaquie. Les deux sociétés ont comme activité le transport national et international. Des certificats A1 ont été émis par l’autorité compétente slovaque concernant l’affiliation de plusieurs travailleurs de la société en Slovaquie à la sécurité sociale de ce pays.

Lors d’un contrôle de l’inspection sociale en Belgique, il est apparu que la société slovaque était en réalité dirigée depuis la Belgique, où ont lieu la plupart de ces services de transport. Quoiqu’elle soit titulaire d’une licence communautaire de transport routier émise par les autorités slovaques, la société n’aurait eu aucune activité économique en Slovaquie, chose confirmée par les autorités de cet Etat.

Des poursuites pénales ont été entreprises pour fraude en matière de cotisations de sécurité sociale (du 17 juillet 2013 au 11 octobre 2014). Il a été demandé par l’inspection sociale belge à l’institution slovaque de retirer rétroactivement les certificats A1. Après une enquête infructueuse auprès du siège de la société slovaque, l’institution émettrice a demandé la communication du dossier belge afin de prendre une décision, suite à quoi elle a retiré provisoirement les certificats A1, permettant ainsi aux autorités belges de poursuivre la procédure pénale. Cependant, dans l’attente de l’issue de celle-ci et de la communication de l’ensemble des éléments pertinents, elle précise que les travailleurs resteraient assujettis à la sécurité sociale slovaque, le retrait n’étant pas définitif.

L’affaire a donné lieu à deux décisions de fond ainsi qu’à un arrêt de la Cour de cassation, qui a accueilli le pourvoi et renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel d’Anvers. Dans un arrêt du 11 février 2021, celle-ci a considéré qu’il y avait fraude en matière de cotisations de sécurité sociale. Vu le retrait provisoire des certificats A1, ils ont été considérés comme non contraignants et dépourvus de toute force probante sur la question de la loi applicable en ce qui concerne la sécurité sociale des travailleurs en cause. De même, la cour a considéré que la licence communautaire de transport routier n’avait aucune incidence sur cette question et n’imposait pas de considérer que la société disposait d’un établissement stable et effectif en Slovaquie au sens des Règlements européens ci-dessus.

Un nouveau pourvoi a été formé devant la Cour de cassation, se fondant notamment sur l’article 5 du Règlement n° 987/2009, qui ne permet pas le retrait ou la suspension provisoire des certificats A1, ceux-ci conservant toute leur valeur. La société considère par ailleurs que la détention d’une licence communautaire de transport routier constitue une preuve irréfragable de l’existence d’un établissement stable et effectif dans l’Etat de délivrance et atteste dès lors de la réalité de son siège social.

La Cour de cassation a décidé d’interroger la Cour de Justice, lui posant deux questions.

La première question porte sur l’article 5 du Règlement n° 987/2009, la Cour demandant si, dans les circonstances ci-dessus, la présomption qui s’attache aux certificats A1 de régularité de l’affiliation des travailleurs concernés au régime de sécurité sociale de l’Etat membre d’émission devient caduque et que ces certificats ne lient plus les autorités de l’Etat membre d’emploi. Si la question appelle une réponse négative, la Cour de cassation demande, au vu de la jurisprudence de la Cour de Justice, si les autorités de l’Etat membre d’emploi peuvent ne pas tenir compte des certificats en cause pour fraude.

La seconde question concerne la licence de transport communautaire, s’agissant de savoir si elle constitue la preuve irréfragable de l’existence d’un siège social dans l’Etat membre de délivrance en ce qui concerne la détermination du régime de sécurité sociale applicable, ceci liant les autorités de l’Etat membre d’emploi. Cette question est fondée sur l’article 13 du Règlement n° 883/2004 ainsi que sur l’article 11, § 1er, du Règlement n° 1071/2009 et l’article 4, § 1er, sous a), du Règlement n° 1072/2009.

Dans la seconde affaire, les faits sont du même ordre et la Cour de cassation interroge également la Cour de Justice, mais uniquement sur l’article 13 du Règlement n° 883/2004 ainsi que sur l’article 11, § 1er, du Règlement n° 1071/2009 et l’article 4, § 1er, sous a), du Règlement n° 1072/2009. Elle précise, dans cette seconde affaire, une question liée, étant de savoir si la juridiction nationale de l’Etat membre d’emploi qui constate la fraude peut ignorer l’existence de la licence ou si les autorités de cet Etat membre doivent, en raison de la constatation d’une fraude, demander au préalable le retrait de la licence aux autorité qui l’ont délivrées.

La décision de la Cour de Justice

La Cour aborde d’abord la première question dans la première affaire, rappelant que le Règlement n° 987/2009 a codifié sa jurisprudence concernant la portée et les effets juridiques du certificat E101 (remplacé par le certificat A1) et la procédure à suivre en cas de différend entre les institutions. Elle renvoie sur ce expressément au point 49 de son arrêt ALPENRIND du 6 septembre 2018 (C.J.U.E., 6 septembre 2019, Aff. n° C-527/16, EU:C:2018:669).

Il en résulte que les documents en cause et les pièces justificatives afférentes s’imposent aux institutions des autres Etats membres aussi longtemps qu’ils ne sont pas retirés ou déclarés invalides par l’Etat de délivrance. Le terme « retrait » implique la disparition de l’acte ou sa suppression rétroactive sur le fondement d’une décision de l’administration qui en est l’auteur. La suspension provisoire n’entraîne dès lors pas la perte des effets contraignants attachés aux documents. Il faut un acte définitif. Par ailleurs, une procédure de dialogue et de conciliation entre institutions a été prévue à l’article 76, § 6, du Règlement n° 883/2004 (les modalités d’application étant précisées à l’article 5 du Règlement n° 987/2009), cette procédure imposant à l’institution de l’Etat membre d’emploi de saisir l’institution émettrice de la demande de retrait. Seule la décision de retrait à la suite d’un réexamen du bien-fondé de la délivrance du certificat et de la détermination du régime de sécurité sociale applicable est de nature à priver celui-ci de ses effets contraignants.

La Cour souligne encore les risques liés à une procédure de retrait provisoire, ceux-ci allant nécessairement accroître la possibilité de cumul de régimes de sécurité sociale et donc affecter le principe de sécurité juridique. La libre circulation des travailleurs ainsi que la libre prestation des services en seraient également affectées. Le certificat A1 suspendu provisoirement par la décision de l’institution émettrice n’est dès lors pas dépourvu de ses effets contraignants pendant la période de suspension provisoire et il continue à lier les institutions et les juridictions des Etats membres.

La Cour passe ensuite à la question de savoir si la juridiction peut, vu la procédure pénale, constater l’existence d’une fraude et écarter le certificat. Elle rappelle que la juridiction peut procéder de la sorte, mais uniquement si elle constate – après avoir, pour autant que de besoin, procédé à la suspension de la procédure judiciaire en vertu de son droit national – que la procédure de dialogue et de conciliation prévue à l’article 76, § 6, du Règlement n° 883/2004 a été promptement enclenchée et que l’institution émettrice s’est abstenue de procéder à leur réexamen et de prendre position dans un délai raisonnable sur les éléments présentés par l’institution compétente, le cas échéant en annulant ou en retirant ces mêmes certificats. Il s’agit d’une procédure qui est un préalable obligatoire aux fins de déterminer si les conditions de l’existence de la fraude sont réunies et, partant, de tirer toutes conséquences utiles en ce qui concerne la validité de ces certificats.

La juridiction de l’Etat membre d’accueil ne peut ignorer ladite procédure de dialogue et de concertation, la Cour renvoyant ici à son arrêt CRPNPAC et VUELING AIRLINES (affaires jointes – C.J.U.E., 2 avril 2020, Aff. n° C-370/17 et C-37/18, EU:C:2020:260). En l’espèce, l’institution émettrice n’a pas respecté la procédure. Ces éléments peuvent donc être invoqués dans le cadre de la procédure pénale aux fins d’obtenir du juge de l’Etat membre d’emploi qu’il écarte les certificats en cause (avec renvoi à C.J.U.E., 6 février 2018, Aff. n° C-359/16, ALTUN, EU:C:2018:63). La Cour rappelle encore que les garanties inhérentes au droit à un procès équitable doivent être accordées aux personnes soupçonnées d’avoir obtenu ou utilisé frauduleusement le certificat.

Sur la seconde question dans la première affaire (qui est également posée dans la seconde), la Cour reprend la notion d’« établissement stable et effectif » au sens de l’article 3, § 1er, sous a), du Règlement n° 1071/2009, notion qui suppose que la société dispose de locaux dans lesquels elle conserve ses principaux documents d’entreprise ainsi que ses véhicules immatriculés, qu’elle dirige effectivement et en permanence ses activités relatives à ces véhicules, en disposant des équipements et des installations techniques et administratives appropriées dans un centre d’exploitation. Il s’agit dès lors du lieu où sont conservés les principaux documents de l’entreprise et où se trouvent ses équipements ainsi que ses installations techniques et administratives. Cette notion ne répond cependant pas exactement à celle de « siège social ou de siège d’exploitation » au sens de l’article 13, § 1er, sous b), i), du Règlement n° 883/2004. La détention par une entreprise d’une licence communautaire de transport routier ne peut en conséquence constituer automatiquement la preuve ni, à plus forte raison, la preuve irréfragable de la détermination du siège social ou du siège d’exploitation permettant de décider de la législation nationale de sécurité sociale applicable. Elle ne peut non plus lier les autorités de l’Etat membre dans lequel le travail est effectué.

Intérêt de la décision

Cet important arrêt de la Cour de Justice répond très utilement aux questions posées par la Cour de cassation dans cette très longue affaire.

Un renvoi a été fait par la Cour de Justice à ses deniers arrêts sur la question, arrêts qui ont construit sa jurisprudence dans le cadre des Règlements de coordination n° 883/2004 et 987/2009 (arrêts BOUYGUES TRAVAUX PUBLIC et alii, ALPENRIND, A-ROSA FLUSSSCHIFF, CRPNPAC et VUELING AIRLINES et ALTUN – la majorité de ces arrêts ayant été précédemment commentés).

Rappelons que c’est dans l’arrêt ALTUN que la Cour de Justice a conclu que le juge national peut, dans le cadre d’une procédure diligentée contre des personnes soupçonnées d’avoir eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert des certificats en cause, écarter ces derniers si, sur la base desdits éléments et dans le respect des garanties inhérentes au droit à un procès équitable qui doivent être accordées aux personnes soupçonnées d’obtention ou d’utilisation frauduleuse des documents, il constate l’existence d’une telle fraude.


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