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L’intérêt de retard dû en matière de cotisation spéciale de sécurité sociale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 7 juin 2023, R.G. 2017/AB/859 – 2017/AB/936

Mis en ligne le jeudi 4 avril 2024


C. trav. Bruxelles, 7 juin 2023, R.G. 2017/AB/859 – 2017/AB/936

Par arrêt du 7 juin 2023, la cour du travail de Bruxelles rappelle, renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation, que l’article 62 de la loi du 28 décembre 1983 déroge expressément, en ce qui concerne l’intérêt de retard dû en matière de cotisations spéciales de sécurité sociale, au taux d’intérêt légal en matière sociale.

Rétroactes de procédure

La cour a rendu un arrêt interlocutoire le 16 mai 2019.

Le litige est ancien, s’agissant de cotisations spéciales de sécurité sociale réclamées à deux personnes physiques pour les revenus 1986 (exercice 1987) et 1987 (exercice 1988).

Ces cotisations ont été contestées à l’époque, au motif qu’elles concernaient des droits d’auteur, qui, selon les intéressés, ne devaient pas être qualifiés de revenus professionnels mais de revenus mobiliers, non compris dans le revenu imposable globalement.

Plusieurs réclamations et recours avaient été introduits auprès de l’administration fiscale et une procédure judiciaire avait abouti à un arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, qui confirma la position de l’administration. Le pourvoi contre cet arrêt formé devant la Cour de cassation fut rejeté.

La présente procédure fut introduite par l’ONEm devant le tribunal du travail du Brabant wallon par citation du 22 avril 2015. Il y est demandé la condamnation solidaire des deux défendeurs originaires.

L’État belge fut cité en intervention et garantie.

La décision du tribunal du travail intervint le 25 avril 2017. Celle-ci a fait entièrement droit à la demande de l’ONEM et a rejeté la demande en intervention et garantie.

Appel a été interjeté par l’épouse, le mari étant décédé entre-temps L’action a également été reprise par la fille du couple, intervenant en qualité de successeur universel du défunt.

La cour a rendu un premier arrêt le 16 mai 2019, dans lequel elle a posé une question à la Cour constitutionnelle. Celle-ci était interrogée sur la conformité des articles 60 à 73 de la loi du 28 décembre 1983 portant des dispositions fiscales et budgétaires aux articles 10 et 11 de la Constitution lus en combinaison avec l’article premier du Premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme.

Est visée la situation des redevables de ces cotisations qui ne font pas de recours fiscal contre le revenu imposable retenu par l’administration fiscale et ceux qui font un tel recours. Pour les premiers, le paiement de la cotisation spéciale peut être réclamé à compter de la date exécutoire du revenu fiscal de l’année en cause, alors que pour les seconds, il faut attendre l’expiration du recours fiscal, même si celui-ci est vidé dans un délai à compter de la date exécutoire du rôle fiscal de l’année en cause, qui paraît déraisonnable – et ce particulièrement lorsqu’il n’aboutit pas à un nouveau calcul de la cotisation.

La Cour constitutionnelle a répondu par arrêt du 19 novembre 2020 (n° 150/2020), concluant à l’absence de violation de la Constitution en ses articles 10 et 11, lus en combinaison avec l’article premier du Premier protocole additionnel à la Convention européenne.

La demande des parties devant la cour du travail après l’arrêt de la Cour constitutionnelle

A titre principal, les parties appelantes demandent à la cour la mise à néant du jugement entrepris. Leur argumentation repose sur la circonstance que la détermination du montant provisionnel de la cotisation n’est pas réglé par la loi mais dépend de la détermination des revenus imposables globalement. Elles exposent qu’à l’époque les droits d’auteur avaient été déclarés comme revenus mobiliers, soumis à taxation distincte, chose qui n’avait rien d’absurde, puisque ceci a été consacré par le législateur à l’occasion de la réforme de la taxation des droits d’auteur et des droits voisins par la loi du 16 juillet 2008. Pour eux, dès lors que les droits d’auteur n’entraient pas en ligne de compte dans la détermination du revenu imposable globalement, celui-ci était inférieur à 3 millions de francs belges. Aucune cotisation spéciale n’était due et les intérêts de retard n’ont dès lors pas pu courir sur le montant provisionnel d’une cotisation égale à zéro.

À titre subsidiaire elles proposent une nouvelle question à la Cour constitutionnelle, fondée sur l’article 72 de la loi du 28 décembre 1983, en ce qu’il est susceptible de créer une discrimination entre les débiteurs d’intérêts sur le montant provisionnel de la cotisation spéciale ONEM et les débiteurs d’intérêts sur le marché financier, dans l’hypothèse où le Roi s’abstient d’adapter le taux d’intérêt aux fluctuations de ce marché.

Quant à l’ONEM, il maintient sa demande, étant le paiement en principal d’un montant de l’ordre de 22 000 €, à majorer des intérêts légaux de retard au taux de 1,25 % par mois jusqu’au 31 janvier 1988 et de 0,8 % par mois jusqu’au paiement intégral.

La décision de la cour

La cour constate que la contestation porte essentiellement sur les intérêts légaux, que les parties appelantes contestent.

Elle rappelle que la cotisation devait faire l’objet d’un versement provisionnel et que, si celui-ci était insuffisant, un intérêt de retard était dû à partir du 1er décembre de l’année précédant l’exercice d’imposition (date à laquelle ce versement devait être effectué). En cas de contestation, l’introduction d’une réclamation ou d’un recours ne suspend pas la période pendant laquelle les intérêts de retard courent (article 3 de l’arrêté royal du 4 juillet 1984). Il n’y a pas non plus de suspension de l’obligation de faire le versement provisionnel pendant la durée de la procédure fiscale. Aucune dérogation n’est prévue en ce qui concerne la débition des intérêts en cas de tels recours. Ceux-ci sont dus de plein droit sans mise en demeure préalable et ils courent même si les revenus imposables ne sont pas encore fixés définitivement.

La cour constate que les réclamations fiscales ont été rejetées et qu’en conséquence le revenu imposable globalement est supérieur à 3 millions de francs, ce qui entraîne la débition de la cotisation. Elle souligne également que les défendeurs originaires étaient assistés d’un avocat fiscaliste dès le départ et qu’ils n’ignoraient pas que les intérêts de retard couraient. Ceux-ci sont en conséquence dus et la modification ultérieure intervenue en matière de taxation de droits d’auteur est indifférente.

Elle note que, à ce stade, les parties appelantes critiquent le caractère disproportionné du taux des intérêts, celui-ci étant comparé au taux d’intérêt légal. Il en résulte pour elles que, vu la carence du pouvoir exécutif, qui devait adapter le taux d’intérêt applicable en fonction de l’évolution du taux d’intérêt légal ou conventionnel, l’article 62 de la loi du 28 décembre 1983 créerait une discrimination entre les débiteurs d’intérêts de cette cotisation spéciale et les débiteurs d’intérêts sur le marché financier.

La cour souligne que l’article 62 déroge expressément au taux d’intérêt légal en matière sociale (article 2, § 3 de la loi du 5 mai 1865), renvoyant à l’arrêt de la Cour de cassation du 19 avril 2021 (Cass., 19 avril 2021, S.20.0006.F).

Elle procède à la comparaison du taux légal de l’intérêt en matière civile et commerciale, qui diminue depuis 2008, et le taux légal pour les retards de paiement dans les transactions commerciales qui, lui, augmente.

Elle fait encore grief aux parties appelantes de ne pas indiquer le taux d’intérêt en fonction duquel le taux applicable à la cotisation spéciale aurait dû être adapté par le Roi en application de l’article 62, al. 3, et conclut sur cette question il n’y a pas lieu d’écarter celui-ci ni d’interroger la Cour constitutionnelle.

Par ailleurs, elle confirme le non-fondement de l’action en garantie.

Intérêt de la décision

Dans ses conclusions précédant l’arrêt de la Cour de cassation du 19 avril 2021, Madame l’avocat général B. INGHELS rappelait que dans cette affaire, la cour du travail de Bruxelles avait, par arrêt du 21 novembre 2019, fait application à la cotisation spéciale de sécurité sociale du taux applicable en matière de prêt à intérêt (loi du 5 mai 1865). Un pourvoi avait été introduit contre cet arrêt, posant la question du taux d’intérêt applicable à défaut ou en cas d’insuffisance de paiement de cette cotisation.

Elle avait relevé, par l’examen des travaux préparatoires, qu’il ne résultait pas que l’objectif du législateur était d’appliquer pour l’avenir un taux uniforme en toute matière liée au droit social, la dernière phrase de l’article 2, § 3, de la loi du 5 mai 1865 disposant que ce taux est applicable pour autant il n’y soit pas dérogé explicitement dans des dispositions sociales.

Ce taux s’applique dès lors quel que soit le fondement de l’action en répétition au remboursement par l’organisme percepteur de sommes qui lui ont été payées indûment au titre de cotisations de sécurité sociale, sauf exception.

Il y a dès lors lieu de vérifier le caractère explicite de la dérogation. Pour ce qui est de la cotisation spéciale de sécurité sociale instaurée par l’article 60 de la loi du 28 décembre 1983, elle avait précisé que cette disposition légale entendait répartir la charge du redressement économique en fonction des moyens de chacun, pour financer le secteur le plus cruellement frappé, étant l’assurance chômage.

Renvoyant encore aux travaux préparatoires de la loi du 7 novembre 1987, qui a modifié cet article 62, elle soulignait que la volonté du législateur était de s’inspirer d’autres législations comparables, en ce qui concerne le calcul des intérêts moratoires, tant au profit de l’organisme percepteur que de celui de l’assuré social qui aurait versé une provision trop élevée. Elle avait conclu que le taux d’intérêt légal en matière sociale n’est pas applicable à l’action en récupération de la cotisation spéciale de sécurité sociale, des dispositions spécifiques réglementant le taux de l’intérêt de retard en la matière.

La Cour de cassation a suivi ses conclusions.


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