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Contrôle du licenciement pour motif grave précédé d’une proposition de poursuite de la collaboration professionnelle dans un cadre non salarié

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 1er septembre 2023, R.G. 22/940/A

Mis en ligne le vendredi 29 mars 2024


Tribunal du travail de Liège (div. Liège), 1er septembre 2023, R.G. 22/940/A

Terra Laboris

Contrôle du licenciement pour motif grave précédé d’une proposition de poursuite de la collaboration professionnelle dans un cadre non salarié

Dans un jugement du 1er septembre 2023, le tribunal du travail de Liège examine l’incidence d’une proposition de poursuite de la relation de travail dans le cadre d’un contrat d’entreprise, et ce à l’aune tant du motif grave que du licenciement manifestement déraisonnable.

Les faits

Le 1er octobre 2020, un employé signe avec une société deux contrats de travail pour exercer les fonctions de représentant de commerce.

Le premier contrat est à durée déterminée et court jusqu’au 31 décembre 2020. Il s’agit d’un temps partiel.

Un contrat à durée indéterminée suit à partir du 8 janvier 2021.

La rémunération est prévue sous forme de fixe et de variable, le contrat à durée indéterminée fixant notamment une commission de 3 % pour les ventes réalisées en direct avec une société cliente et dont le gérant est commun.

En décembre 2021, le gérant informe le personnel de la mise en place d’un agenda professionnel partagé, initiative que l’employé rejette, refusant de partager le sien. Il pointe également des dysfonctionnements au sein de l’entreprise.

Dans le même temps, l’employeur reçoit une plainte d’un client à propos de l’intéressé.

Quelques jours plus tard, lors d’une réunion, une rupture amiable du contrat de travail est proposée par le gérant, avec poursuite de la collaboration dans le cadre d’un contrat d’entreprise.

Cette proposition est refusée par l’employé, par un courrier du 14 décembre 2021.

Le lendemain, il est licencié pour motif grave, sans préavis ni indemnité. La lettre de précision des motifs vise à la fois son refus de la mise en place d’une nouvelle organisation destinée à optimiser le temps de travail et d’autres manquements, relatifs à ses relations avec les clients. L’employeur souligne également qu’il aurait confirmé avoir demandé la liste des clients en vue d’un détournement de clientèle.

Par courrier en retour, l’employé sollicite le paiement de primes ainsi que diverses sommes.

Les parties restant sur leur position, une procédure est introduite par l’employé le 28 mars 2022.

Objet de la demande devant le tribunal

L’employé demande, outre une indemnité de préavis de huit semaines, l’indemnité d’éviction du représentant de commerce, des commissions ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.
La société ne lui ayant pas fait d’ordre d’offre de reclassement, il sollicite qu’elle soit condamnée à ce faire.

La décision du tribunal

Après un rappel de la disposition légale ainsi que des règles relatives au double délai de trois jours, à la notion de motif grave et aux principes probatoires, le tribunal en vient aux éléments de l’espèce.

Il constate, sur la réalité des motifs de licenciement, que sont essentiellement en cause un détournement de clientèle, une insubordination ainsi que des propos désobligeants.

Le détournement de clientèle n’est pas établi.

Le tribunal examine dès lors les griefs relatifs à la conduite de l’intéressé. Tout en retenant que le comportement de l’employé a été inadapté, préalablement et concomitamment à son licenciement, le tribunal relève – et qualifie la chose d’interpellante – que lors de la réunion du 13 décembre 2021, le gérant lui a proposé de poursuivre la collaboration avec la société mais comme indépendant. Il précise que quelles que soient les motivations de la société quant au statut de l’intéressé, cette proposition démontre que l’insubordination dont le travailleur a fait preuve n’a pas définitivement rompu la confiance à son égard.

Les motifs invoqués ne présentent dès lors pas le caractère de gravité requis pour être considérés comme motif grave.

Le tribunal ordonne la réouverture des débats aux fins de déterminer la rémunération en cours.

Sur les commissions, une discussion opposant les parties quant à leur montant, le tribunal retient que par chiffre d’affaires, il faut entendre le montant hors taxes de l’ensemble des transactions réalisées par la société, soit le prix de vente multiplié par la quantité vendue. Le chiffrage est dès lors renvoyé à la réouverture des débats.

Il vérifie ensuite le droit de l’intéressé à une indemnité d’éviction, question sur laquelle il rappelle d’abord les principes. En l’espèce l’employé exerçait la fonction de représentant de commerce, et ce depuis plus d’un an à la date du licenciement et la rupture du contrat est imputable à l’employeur. Le contrat de travail prévoyant une clause de non-concurrence, le tribunal rappelle que dans une telle hypothèse existe une présomption d’apport de clientèle, que, en l’espèce, la société ne renverse pas.

Une discussion oppose cependant les parties quant au préjudice, l’intéressé ayant, selon la société, été réengagé dans une société active dans le même secteur. L’employé précise à cet égard qu’il a effectivement été engagé par une société concurrente mais en tant que technicien.

Le tribunal fait dès droit à ce chef de demande, considérant que l’absence de préjudice ne peut se déduire du fait que le travailleur a retrouvé un emploi dans le secteur.

Enfin, sur le chef de demande relatif au licenciement manifestement déraisonnable, il renvoie aux arrêts de la Cour de cassation des 27 septembre 2010 et 22 novembre 2010 rendus à propos du défunt article 63 de la loi du 3 juillet 1978, considérant que cette jurisprudence est transposable, jurisprudence qui introduit un contrôle de proportionnalité dans l’appréciation du motif invoqué à l’appui du licenciement (le juge n’exerçant pas, ce faisant, un contrôle sur l’opportunité de la décision de rompre).

Ceci se traduit par l’exigence que le motif soit légitime, valable, raisonnable (le tribunal renvoyant à la doctrine de M. Jourdan, " Motif grave et licenciement abusif », Le congé pour motif grave, sous la coord. de S. Gilson, Anthemis, Limal, 2011, page 423 et suivantes).

En l’occurrence, les motifs visés reposant sur l’attitude et la conduite de l’employé, le tribunal retient un comportement inapproprié et un refus de se conformer aux instructions de l’employeur.

En ce qui concerne la proposition de poursuivre la relation de travail dans un cadre différent, il conclut que l’on ne peut cependant reprocher à l’employeur d’avoir tenté ceci, les compétences professionnelles du travailleur n’ayant jamais été remises en cause. Un employeur raisonnable et prudent aurait pu dans des circonstances identiques licencier mais avec paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

Intérêt de la décision

Le point d’intérêt particulier de ce jugement est, bien sûr, la circonstance que, peu avant le licenciement, l’employeur ait proposé à l’employé la poursuite des relations professionnelles mais dans un autre cadre que le contrat de travail salarié.

Il ressort des développements du jugement que les compétences professionnelles strictes de l’intéressé n’étaient pas en cause, les griefs faits étant d’un autre ordre.

Le tribunal a dès lors dû tenir compte de la proposition de l’employeur, et ce tant par rapport aux critères du licenciement pour motif grave que dans le cadre de l’examen du caractère manifestement déraisonnable de celui-ci.

Le premier volet a déjà été abordé en jurisprudence, eu égard à l’exigence de la relation de confiance entre les parties : la proposition de la poursuite de la collaboration dans un contexte professionnel différent implique que la confiance n’est pas rompue. Dès lors, le motif grave ne peut se justifier.

Par contre, examinant le caractère manifestement déraisonnable du licenciement, le tribunal a retenu que l’on ne peut reprocher à un employeur d’avoir tenté de poursuivre la collaboration avec le travailleur vu l’absence de griefs sur le plan professionnel. Il a précisé également que, eu égard au critère de l’employeur raisonnable et prudent, le licenciement pouvait être décidé mais aurait dû intervenir moyennant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. Le critère de la rupture du lien de confiance n’intervient pas ici.


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