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Impossibilité médicale de retour et taux de l’aide sociale

Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 12 avril 2023, R.G. 2022/AU/39

Mis en ligne le vendredi 9 février 2024


C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 12 avril 2023, R.G. 2022/AU/39

TERRA LABORIS

Dans un arrêt du 12 avril 2023, la Cour du travail de Liège (div. Neufchâteau) revient sur l’étendue du contrôle judiciaire de l’impossibilité médicale de retour faisant échec à l’application de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 organique des C.P.A.S.

L’objet du litige

Un étranger, invoquant l’impossibilité médicale de retour (maladie orpheline, chronique et mortelle) et, à titre subsidiaire, la jurisprudence ABDIDA, conteste une décision du C.P.A.S. lui refusant une aide équivalente au revenu d’intégration sociale au taux isolé à compter de l’introduction de sa demande (18 novembre 2021). Il demande l’octroi rétroactif de l’aide à la date du 1er décembre 2020 (date à laquelle il a commencé à vivre chez un tiers) et subsidiairement au 18 novembre 2021 (date de la demande).

Les faits

L’intéressé expose être en Belgique depuis le 28 novembre 2018 et sans titre de séjour. Avant son arrivée en Belgique, il travaillait au Maroc (ayant la nationalité de cet Etat) et bénéficiait d’une assurance maladie soins de santé prévoyant une couverture à l’étranger.

Il souffre d’une maladie génétique orpheline (infection sanguine entraînant un risque considérablement majoré de thrombose et qui, en l’absence de traitement, provoque une augmentation significative de la morbidité et de la mortalité).

Il a commencé à ressentir les symptômes de cette maladie en 2011. Ceux-ci ont évolué fortement et sa situation médicale s’est dégradée en décembre 2013, ayant à ce moment été victime d’une thrombose cérébrale avec hémiplégie, dont il conserve des séquelles.

Pendant son séjour en Belgique, il a introduit une demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales (article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980). Ayant essuyé un refus, il a introduit un recours en annulation et une demande de suspension. Le Conseil du Contentieux des Etrangers a annulé la décision administrative.

Une nouvelle demande d’autorisation de séjour sur pied de la même disposition a été introduite le 7 mai 2021. Un ordre de quitter le territoire a alors été notifié. Des recours ont été formés contre cette nouvelle décision.

C’est alors qu’une demande d’aide sociale financière a été introduite auprès du C.P.A.S. (18 novembre 2021).

Entre-temps l’état de santé de l’intéressé s’est fortement dégradé.

Par ailleurs, le 24 novembre 2022, le Conseil du Contentieux des Etrangers a annulé la seconde décision administrative.

Le jugement du tribunal du travail

Le tribunal du travail de Liège (division Marche-en-Famenne) a fait droit à la demande considérant le recours largement fondé. Il a condamné le C.P.A.S. à une aide sociale mensuelle équivalente au revenu d’intégration sociale au taux cohabitant. Pour le tribunal, l’impossibilité absolue de retour est établie, de même que l’état de besoin.

Le point de départ est le 18 novembre 2021.Pour la période antérieure, le tribunal considère que le C.P.A.S. n’a pu procéder aux vérifications voulues (état de besoin et résidence sur le territoire de la commune). Le taux isolé a été refusé dans la mesure où l’intéressé vivait avec un tiers qui le logeait, le nourrissait et le blanchissait gratuitement.

Appel est interjeté par l’intéressé.

Objet de l’appel

L’appelant conteste le point de départ de l’aide, considérant qu’il était sans ressources depuis le 1er décembre 2020 et estime établir la condition de résidence par des correspondances avec l’Office des Etrangers. Est également contesté le taux cohabitant dans la mesure où il ne formait pas un ménage avec le tiers concerné.

Position du ministère public

Dans son avis, M. l’Avocat général constate que l’impossibilité de retour n’est plus contestée. Pour ce qui est du point de départ de l’aide, celui-ci doit être fixé à la date de la demande. En cas de décision de rétroactivité que prendrait la cour, il donne deux dates intermédiaires, la première étant le 1er décembre 2020 et subsidiairement le 25 mai 2021, date des échanges avec l’Office des Etrangers.

La décision de la cour

Après le rappel du mécanisme de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 organique des C.P.A.S., la cour en souligne les exceptions, étant les cas de force majeure rendant impossible le retour de l’étranger en séjour illégal dans son pays d’origine ou dans un autre pays compétent pour l’accueillir. Parmi ces cas figure l’impossibilité médicale de retour.

Un rappel des interventions des Hautes Cours est effectué, dont l’arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2016 (Cass., 15 février 2016, S.15.0041.F) où celle-ci enseigne que la limitation des conditions d’exercice du droit à l’aide sociale ne s’applique pas à un étranger qui, pour des raisons médicales, est dans l’impossibilité absolue de donner suite à un ordre de quitter le territoire, à défaut d’avoir effectivement accès à des soins de santé adéquats dans son pays d’origine ou dans un autre État obligé de le reprendre. Cette impossibilité doit cependant être absolue (la cour du travail souligne).

Pour ce qui est de la date de prise de cours, examinant les données du dossier, la cour constate que l’intéressé, qui aurait été dans le besoin depuis le 1er décembre 2020, n’a formulé sa demande d’aide qu’à partir du 18 novembre 2021. Le CPAS n’a pu vérifier les conditions avant cette demande et la cour confirme la date retenue par le tribunal.

Enfin, la cour examine la question du taux de l’aide, l’appelant réclamant le taux isolé et le tribunal ayant accordé le taux cohabitant. Elle en vient ainsi à la notion de cohabitation telle que retenue à l’article 14, § 1er, de la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale : la cohabitation est le fait que des personnes vivent sous le même toit et règlent principalement en commun leurs questions ménagères. Cette notion suppose un critère spatial, qui implique le partage de lieu de vie en commun (cuisine, salle de bains, salon ou pièce à vivre). La notion de « ménage commun » est un critère socio-économique impliquant un partage de charges ou de tâches d’un ménage. La cour rappelle qu’il faut ajouter à l’existence d’un avantage économique et financier la condition de régler en commun, c’est-à-dire de mettre éventuellement en commun des ressources financières, tâches, activités et autres questions ménagères, question qui est appréciée en fait par le juge du fond.

En l’espèce la cour retient la durée de la situation, qui n’était donc pas un logement temporaire. En outre, l’intéressé ayant lui-même écrit qu’il avait été logé, nourri et blanchi par ce tiers, la cour note qu’en cours d’instance, il revient sur cette déclaration mais n’apporte aucun élément permettant de conclure à une autonomie de vie. Elle confirme dès lors le jugement sur ce point également.

Intérêt de la décision

Deux points apparaissent importants dans cet arrêt.
Le rappel de l’arrêt de principe de la Cour de cassation du 15 février 2016 d’abord, statuant en matière d’impossibilité absolue de retour. Dès lors qu’est constatée l’existence de la maladie grave susceptible d’avoir des conséquences fatales dans le pays du retour si un traitement approprié n’est pas appliqué, le juge ne peut refuser d’examiner si les circonstances constatées empêchaient l’intéressé d’avoir effectivement accès auxdits soins. Pour qu’il y ait impossibilité absolue, il faut que les soins soient totalement inexistants, qu’il s’agisse des structures ou de l’accès aux médicaments. Il ne peut dès lors être conclu que cette notion n’implique aucune considération relative au coût de ceux-ci, ainsi qu’à l’absence d’un régime de sécurité sociale comparable au nôtre, ou encore à la faiblesse des revenus. Ce faisant, il y a refus d’examiner si les circonstances constatées empêcheraient le demandeur d’avoir effectivement accès auxdits soins. En application de cet enseignement, il a ainsi été jugé que l’argument de la force médicale ne peut être accueilli, s’agissant d’un problème de maladie grave (diabète de type 2 insulino-dépendant) dont il est acquis qu’il peut être traité sur le plan médical de manière adéquate dans l’état de retour (République démocratique du Congo), étant également acquise vu les pièces produites la possibilité de recourir pour les soins de santé primaires, hospitalisation, etc., à un système de mutuelle de santé. (C. trav. Liège (div. Namur), 17 janvier 2023, R.G. 2021/AN/71).
Par ailleurs, la cour du travail fait ici application pour l’aide sociale de la notion de cohabitation telle qu’admise dans l’ensemble des branches de la sécurité sociale.


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