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Enfant « abandonné » et droit à l’allocation familiale majorée

Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 12 avril 2023, R.G. 2018/AU/38

Mis en ligne le mardi 6 février 2024


C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 12 avril 2023, R.G. 2018/AU/38

Par arrêt du 12 avril 2023, statuant après l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 octobre 2021, la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) a jugé qu’à la différence de l’enfant orphelin abandonné par son parent survivant, l’enfant abandonné dont les deux parents sont encore en vie n’a pas droit à l’allocation familiale majorée pour orphelin, ses parents pouvant être condamnés à respecter leur obligation légale d’entretien.

Les faits

Un enfant, né en 2010, est abandonné par ses parents à sa naissance et est confié à sa tante et à son oncle.

Le Tribunal de première instance de Liège constate, conformément à l’article 389 du Code civil, l’impossibilité durable dans le chef des parents d’exercer leur autorité parentale sur l’enfant, et ce en raison de leur éloignement géographique, impossibilité entraînant la perte du droit de jouissance légale, conformément à l’article 384 du même Code. Il désigne une tutrice et un subrogé-tuteur. Les allocations familiales normales sont versées.

En décembre 2016, l’allocation majorée pour orphelin est demandée, au motif que le jeune doit être assimilé à un enfant ayant perdu ses parents, dans la mesure où plus aucun contact n’existe avec ceux-ci et qu’ils n’interviennent plus dans ses frais d’entretien.

Le droit est reconnu par la caisse et le montant mensuel correspondant est payé à partir du 1er septembre 2016. FAMIWAL devient compétente pour le paiement des allocations et celles-ci sont alors refusées, au motif que les parents sont toujours en vie.

La décision est contestée devant le tribunal du travail, qui déboute les demandeurs, au motif que les parents sont toujours vivants et que la différence de traitement entre l’enfant abandonné orphelin et l’enfant abandonné non orphelin ne trouve pas son origine dans l’article 56bis de la loi mais dans une lacune législative, qualifiée de « regrettable ».

Appel est interjeté et les parties appelantes font valoir la Convention relative aux droits de l’enfant, ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant les articles 3 et 8 de la C.E.D.H.

L’arrêt de la cour du travail du 27 mars 2019

La cour examine l’article 58 de la loi générale et rejette son application, au motif qu’une déclaration d’absence n’est pas intervenue (la disposition prévoyant que la déclaration d’absence conforme aux dispositions du Code civil est assimilée au décès).

Elle retient cependant que la question de la constitutionnalité des dispositions à la base de la décision de FAMIWAL se pose, eu égard à ses articles 10 et 11. Les questions posées sont relatives aux articles 56bis, § 1er et § 2, alinéa 4, et 58, alinéa 1er, de la loi générale. La cour du travail pose dès lors la question de leur compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus conjointement avec les articles 2, 3 et 26, point 1, de la Convention relative aux droits de l’enfant. Les violations éventuelles de ces dispositions résident dans l’exclusion du bénéfice de l’allocation familiale majorée pour l’enfant abandonné par ses deux parents dès sa naissance, alors que l’enfant dont un des parents est décédé peut en bénéficier ; de même pour l’exclusion de l’enfant qui a été abandonné par ses deux parents dès sa naissance, alors que l’enfant dont un parent est déclaré absent (conformément aux dispositions du Code civil) peut en bénéficier.

Enfin, la cour interroge également la Cour constitutionnelle sur la circonstance que la situation d’abandon n’est prise en compte que lorsqu’elle affecte un enfant orphelin abandonné par son auteur survivant, alors qu’un enfant abandonné par ses deux parents subit tout aussi durement la situation d’abandon.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 7 octobre 2021

Dans son arrêt du 7 octobre 2021, la Cour constitutionnelle conclut qu’il n’y a pas de violation des dispositions visées.

Elle rappelle que l’allocation spéciale vise à compenser sur le plan matériel la perte due au décès d’un parent et à permettre à l’enfant de continuer à pourvoir aux besoins de son existence malgré ce décès, et ce vu la perte d’une source importante de revenus. L’allocation est attribuée quelle que soit la situation économique dans laquelle l’orphelin est placé.

Les différences de traitement sont justifiées. En effet, d’une part, l’enfant orphelin ne peut plus compter sur le parent décédé pour pourvoir à son entretien, de même qu’en cas d’absence judiciaire déclarée d’un des parents. Par contre, l’enfant abandonné dont les deux parents sont encore vivants peut encore compter sur l’obligation d’entretien que la loi impose à ceux-ci d’assumer. L’enfant peut en effet demander à la juridiction compétente de condamner ses parents à exécuter leur obligation légale. D’autre part, l’enfant orphelin abandonné par son parent survivant ne peut plus compter sur l’obligation d’entretien du parent décédé. Par contre, l’enfant abandonné dont les deux parents sont encore en vie peut, de même, demander leur condamnation à exécuter leur obligation légale d’entretien.

L’arrêt de la cour du travail du 12 avril 2023

Après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, les parties appelantes invoquent devant la cour du travail (i) l’assimilation de la déclaration d’absence au décès, (ii) la référence dans la loi (article 56bis, § 2) à l’hypothèse où l’orphelin est abandonné par son auteur survivant et, enfin, (iii) le droit au respect de la vie familiale (articles 3 et 8 de la C.E.D.H. ainsi que 19 et 27 de la Convention relative aux droits de l’enfant).

La cour reprend la notion d’« abandon » au sens de la législation en matière d’allocations familiales, une Circulaire du ministre des affaires sociales du 9 novembre 1981 (n° 393) précisant ce qu’il faut entendre par là : il s’agit (i) de l’enfant abandonné dont l’auteur survivant n’entretient plus de relations avec lui et qui n’intervient plus pécuniairement dans ses frais d’entretien, (ii) de la seule existence de rapports épistolaires de pure convenance, voire de visites purement protocolaires (ceci ne faisant pas obstacle à ce que l’enfant soit considéré comme abandonné) et (iii) le paiement d’une contribution financière minime, c’est-à-dire d’une contribution dont le montant reste inférieur à la différence entre l’allocation familiale ordinaire et l’allocation d’orphelin, celle-ci ne devant pas être prise en considération.

La cour rappelle qu’elle est tenue par l’arrêt de la Cour constitutionnelle en vertu de l’article 28 de la loi du 6 janvier 1989 et que celle-ci a conclu à l’absence de violation de la Constitution, les parents – qui sont toujours en vie – pouvant être contraints à respecter leur obligation légale d’entretien.

Pour ce qui est de la Convention relative aux droits de l’enfant, elle fait le constat – avec FAMIWAL – que toute une série d’enfants sont dans cette situation, que ce soit de par l’état de santé psychologique des parents, de leur éloignement, de leur détention, etc. De même, certains parents ne peuvent subvenir aux besoins de leurs enfants pour des raisons matérielles.

Pour la cour, s’il y a un « vide législatif regrettable » en cas d’abandon par les deux parents, le juge ne peut faire office de législateur.

En outre, elle considère ne pas devoir – comme l’y invitait M. l’Avocat général – demander aux parties de s’expliquer sur la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que les enfants ne sont pas privés d’allocations familiales, que l’absence de perception de l’allocation spéciale d’orphelin n’entraîne pas une violation du droit à la vie familiale, qu’une aide sociale peut toujours être demandée au C.P.A.S. et que la Cour constitutionnelle a examiné la question de la différence de traitement.

La cour du travail confirme dès lors le jugement.

Intérêt de la décision

Dans son arrêt du 7 octobre 2021, la Cour constitutionnelle a rappelé la Circulaire du 9 novembre 1981 définissant la notion d’enfant « abandonné » au sens de l’article 56bis, § 2, L.G.A.F., soulignant cependant que l’article 58, alinéa 1er, de celle-ci, tel qu’il a été rétabli par l’article 16 d’un arrêté royal du 31 mars 1987 modifiant le régime d’allocations familiales pour travailleurs salariés, dispose que, pour l’application de l’article 56bis (notamment), la déclaration d’absence conforme aux dispositions du Code civil est assimilée au décès.

Elle a également repris la procédure de déclaration d’absence ainsi que ses effets. L’essentiel des développements faits par la Cour constitutionnelle dans son arrêt portent sur la différence au niveau des possibilités pour un enfant de pourvoir à son entretien entre celui qui ne peut plus compter sur le parent décédé (ou pour lequel a été constatée l’absence judiciaire) et l’enfant abandonné dont les deux parents sont encore vivants – et qui peuvent être condamnés à assumer leur obligation légale d’entretien. Cet enfant peut demander à la juridiction compétente de condamner ses parents à l’exécution de cette obligation légale, en nature ou par équivalent.

La Cour constitutionnelle a conclu que, vu l’objectif poursuivi par le montant majoré de l’allocation d’orphelin, la différence de traitement n’est pas dénuée de justification raisonnable. Ce raisonnement vaut tant pour la conformité de la disposition légale aux normes constitutionnelles qu’à la Convention relative aux droits de l’enfant.


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