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Faute commise lors de pourparlers en vue d’un engagement : quelle sanction ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Verviers), 23 novembre 2022, R.G. 21/569/A

Mis en ligne le lundi 7 août 2023


Tribunal du travail de Liège (division Verviers), 23 novembre 2022, R.G. 21/569/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 23 novembre 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Verviers) applique la théorie de la perte d’une chance en cas de faute commise lors de pourparlers préalables à un engagement, allouant à la travailleuse non engagée des dommages et intérêts pour préjudice matériel.

Les faits

Une travailleuse sociale – juriste – preste pour une A.S.B.L. de la région verviétoise, à temps plein. Elle est également membre du Conseil d’administration d’une autre A.S.B.L., dans laquelle des discussions interviennent vu le souhait de la directrice de réduire ses prestations. Celles-ci ont pour objet d’envisager l’engagement de l’intéressée en remplacement de cette directrice. Elle présente dès lors sa démission auprès de l’A.S.B.L. qui l’emploie et preste un préavis de quinze semaines.

Elle fait parvenir sa candidature avec son curriculum vitae. Le Conseil d’administration se réunit et un courrier lui est adressé, la félicitant pour sa nomination, s’adressant à elle en qualité de « future directrice ». Dans le courant du mois de mai, elle est conviée à un webinaire, et ce pour le 21 juin 2021, auquel elle remplacera la directrice sortante. Des discussions se poursuivent en ce qui concerne l’élaboration du contrat. L’Assemblée générale statutaire est convoquée pour le 30 juin, un des points de l’ordre du jour étant son engagement à partir du 1er juillet.

Entre-temps, d’autres précisions sont encore données suite à un Conseil d’administration du 4 juin, qui acte que l’intéressée est engagée au poste de directrice à mi-temps suivant les barèmes du secteur. Le procès-verbal n’est cependant pas approuvé, n’ayant pu être distribué. L’approbation est reportée à la prochaine réunion du C.A., mais ne se retrouvera cependant pas dans le procès-verbal de la réunion suivante.

Entre-temps, la directrice sortante adresse un courrier recommandé à l’intéressée, précisant que, suite à une réunion du Comité de gestion, il a été constaté que l’association n’avait pas les moyens de l’engager. Elle exposait des soucis de trésorerie faisant qu’il était renoncé au projet d’engagement. Ce courrier date du 24 juin 2021. Une réunion urgente du Conseil d’administration est alors convoquée pour le 29 juin et le procès-verbal de celle-ci fait état de l’impossibilité d’engager directement la nouvelle directrice, les comptes ayant été « revus ». Lors de l’assemblée générale du 30 juin, la question est évoquée, ainsi que cela ressort du procès-verbal. Lors du Conseil d’administration, réuni une nouvelle fois en date du 9 juillet 2021, il est confirmé que le centre devait se refaire une santé financière avant de décider si l’engagement de l’intéressée était faisable. Trois administrateurs se désolidarisent alors de la lettre recommandée adressée le 24 juin à la candidate.

Son conseil intervient alors, dénonçant la situation. Lors d’une nouvelle réunion du C.A. en présence de l’intéressée et de son conseil, une solution est recherchée, mais sans succès.

L’intéressée déposa finalement une requête devant le tribunal du travail, sollicitant une indemnité de rupture correspondant à une semaine de rémunération, des dommages et intérêts importants, à savoir 80.000 euros de dommage matériel et 5.000 euros de dommage moral. Figure également dans la demande l’octroi d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable correspondant à dix-sept semaines.

La décision du tribunal

Le tribunal analyse plusieurs règles. La première est relative à l’existence d’un contrat de travail, étant requis une convention, un travail, une rémunération et l’autorité de l’employeur (impliquant la subordination du travailleur). Il rappelle plusieurs décisions de la Cour de cassation (dont Cass., 25 mai 1998, n° F.97.0083.F), qui enseigne qu’à partir du moment où il y a accord sur la rémunération, le contrat est formé. A l’inverse, sans rémunération, il n’y a pas de contrat.

Le tribunal en vient ensuite à la validité d’une convention, celle-ci supposant le consentement des parties, leur capacité à contracter, un objet déterminé et une cause licite (article 1108 de l’ancien Code civil). Il précise qu’il y a concours de volontés lorsque le co-contractant a fait une offre et en a donné connaissance à l’autre partie, qui l’a acceptée. L’acceptation de l’offre doit être précise, étant qu’elle doit être ferme et définitive sur les éléments essentiels du contrat et sa date de prise de cours.

Après avoir rappelé que – sauf pour le contrat de travail à temps partiel – la validité du contrat de travail n’est pas subordonnée à l’existence d’un écrit, le tribunal reprend les modes de preuve admis en ce qui concerne l’existence du contrat de travail, celle-ci pouvant être fournie par toute voie de droit.

Pour ce qui est de la rupture d’un contrat de travail avant son exécution, une indemnité de rupture est due, conformément à l’article 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978, la cour rappelant diverses décisions de jurisprudence (dont C. trav. Liège, div. Neufchâteau, 23 février 2022, R.G. 2021/AU/14). Celle-ci est d’une semaine.

Il rappelle ensuite que, au sein d’une A.S.B.L., le Conseil d’administration a le pouvoir d’accomplir tous les actes nécessaires ou utiles à la réalisation de son objet, sauf ceux réservés par la loi à l’Assemblée générale, le tribunal soulignant que le pouvoir de décider d’engager du personnel fait partie du pouvoir de gestion.

Enfin, il reprend l’article 7:96 du Code des sociétés et des associations relatif au conflit d’intérêts entre administrateurs.

En l’espèce, le tribunal estime que l’intéressée ne rapporte pas la preuve de l’existence d’un contrat de travail, même si l’association a manifesté sa volonté de l’engager à temps partiel. Les parties ne se sont en effet pas accordées sur l’ensemble des éléments requis, le tribunal constatant notamment qu’aucune précision n’a été donnée sur la forme de l’engagement, le type de contrat, ainsi que la rémunération. Si des barèmes ont été envisagés lors d’une réunion du Conseil d’administration, le procès-verbal n’en a jamais été approuvé. Pour ce qui est de l’annonce de la rédaction d’un contrat de travail par le secrétaire du centre, ceci n’engage pas l’association, le tribunal considérant que cette annonce confirme précisément que les parties ne s’étaient pas encore mises d’accord sur l’ensemble des éléments constitutifs du contrat. Aucune indemnité de rupture n’est dès lors due, non plus que d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.

Le tribunal en vient ainsi à la sanction du non-aboutissement des pourparlers en vue de l’engagement de l’intéressée. Il retient ici une faute au stade des négociations, faute ayant engendré un dommage en application des articles 1382 et 383 du Code civil.

En effet, c’est dès le mois de mars que l’engagement a été annoncé à partir du 1er juillet. Vu les échanges intervenus, l’intéressée n’avait pas recherché d’autre travail suite à la rupture du contrat auprès de son employeur précédent et que ce n’est que sept jours avant le début des prestations qu’elle a été informée de son non-engagement. L’ancienne directrice reconnaît avoir commis une faute et l’association plaide également en ce sens, reconnaissant qu’elle s’est précipitée alors qu’elle n’avait pas les éléments d’ordre financier en mains. Le tribunal retient de ceci que l’association ne s’est pas comportée comme un employeur prudent et diligent, s’étant avancée très loin dans les négociations sans s’être renseignée sur les possibilités financières d’engager l’intéressée, n’ayant pris les informations pertinentes que quelques jours avant le début des prestations.

Il écarte les éléments avancés par l’A.S.B.L. en ce qui concerne un éventuel conflit d’intérêts au sein du Conseil d’administration, celle-ci n’ayant pas fait usage de l’article 7:96 du Code des sociétés et associations.

Il examine dès lors le préjudice tel que vanté par la candidate évincée, retenant qu’il s’agit de la perte d’une chance d’être engagée alors qu’elle était sans emploi. Le tribunal rappelle que doit exister un lien de condition sine qua non entre la faute et la perte de la chance et que celle-ci ne peut donner lieu à réparation que si la chance perdue est réelle ou sérieuse. Il y a en l’espèce droit à une indemnisation, vu que divers procès-verbaux retiennent la perspective de l’engagement.

Reste pour le tribunal à déterminer la valeur économique de la chance perdue, celle-ci ne pouvant cependant consister en la somme totale de la perte subie ou du gain perdu en définitive (renvoyant aux conclusions de l’Avocat général WERQUIN avant Cass., 6 décembre 2013, n° C.10.0204.F, ainsi qu’à C. trav. Liège, div. Liège, 21 septembre 2017, R.G. 2016/AL/498). L’estimation de la probabilité étant impossible à évaluer, elle doit être fixée forfaitairement et en équité.

L’intéressée bénéficiant d’une pension de survie non cumulable avec des allocations de chômage, l’évaluation du tribunal est de prendre en compte la perte liée à celle-ci jusqu’à l’âge de sa pension, intervenant en janvier 2027. Cependant, il constate qu’elle a été réengagée à partir du 10 janvier 2022 et estime que cet élément doit intervenir pour la limitation du dommage.

Il alloue un montant forfaitaire net de 3.500 euros au titre de dommages et intérêts, s’agissant d’un préjudice matériel né de la perte d’une chance pour la candidate d’être engagée. Ce montant est à majorer des intérêts compensatoires.

Pour ce qui est du dommage moral, ce poste est rejeté, le tribunal considérant qu’aucun élément n’est apporté à l’appui de ce chef de demande.

Intérêt de la décision

Dans ce jugement, le Tribunal du travail de Liège (division Verviers) rejette l’existence d’un contrat de travail, la situation ne répondant pas aux conditions de validité requises, étant une convention entre les parties (pouvant être verbale) et, surtout, un travail, une rémunération et l’exercice de l’autorité de l’employeur.

Certains éléments sont restés dans le flou, dans cette affaire, notamment au niveau des conditions de l’acceptation de l’offre, le tribunal rappelant que la simple offre elle-même ne suffit pas à présumer de l’existence du consentement de l’employeur. L’acceptation de l’offre doit être ferme et définitive sur les éléments essentiels du contrat, le tribunal précisant également que ceci est exigé quant à la date de prise de cours.

Son appréciation ayant abouti à la conclusion que les éléments constitutifs n’étaient pas réunis, le tribunal a néanmoins sanctionné le comportement de l’employeur pour manquement aux articles 1382 et 1383 du Code civil.

Les dommages et intérêts ont été appréciés en fonction des éléments de fait, notamment l’existence d’un autre contrat travail conclu quelques mois plus tard.

La théorie de la perte d’une chance, à laquelle le tribunal a recouru, est connue, étant insisté dans la décision commentée notamment sur le fait que la perte de chance ne peut donner lieu à réparation que si la chance perdue est réelle ou sérieuse. L’évaluation reste bien sûr à déterminer en équité, n’étant admis en l’espèce qu’un dommage matériel.


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