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Statut social des travailleurs indépendants : conformité du droit belge au droit européen concernant les indépendants à titre complémentaire

Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 19 octobre 2022, R.G. 2016/AU/54

Mis en ligne le lundi 7 août 2023


Cour du travail de Liège (division Neufchâteau), 19 octobre 2022, R.G. 2016/AU/54

Terra Laboris

Dans un arrêt du 19 octobre 2022, la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) clôt une longue affaire relative à l’assujettissement au statut social des travailleurs indépendants à titre complémentaire d’un travailleur ayant une activité salariée au Luxembourg et une activité indépendante en Belgique, les deux Règlements de coordination successifs (n° 1408/71 et 883/2004) trouvant à s’appliquer à l’espèce.

Les faits

Un titulaire de profession libérale ayant cessé son activité d’indépendant se désaffilie suite à cette cessation. S’agissant d’un cabinet d’avocats, trois liquidateurs sont nommés, dont lui-même, la liquidation de l’activité de l’intéressé entraînant celle du cabinet en tant que tel. Parallèlement à son mandat de liquidateur, l’intéressé travaille au Grand-Duché de Luxembourg en qualité d’employé, son domicile ayant été conservé en Belgique dans un premier temps.

Ayant perçu des émoluments de liquidateur, il est interrogé par l’I.N.A.S.T.I. trois ans plus tard et, dans ses explications, celui-ci considère que ces émoluments n’entraînent pas dans son chef la qualité d’indépendant ni d’assujetti au statut social des travailleurs indépendants.

Une régularisation est cependant décidée par l’I.N.A.S.T.I. pour trois années, celle-ci étant notifiée à la caisse.

La caisse lui notifie dès lors que son assujettissement devait être retenu à titre complémentaire et des cotisations (et majorations) pour un montant de plus de 35.000 euros sont réclamées. Ceci est contesté. Un échange de courriers s’ensuit et un recours est finalement introduit devant le tribunal du travail.

Les décisions intervenues

Le jugement du 17 août 2016

Par jugement du 17 août 2016, le tribunal du travail a dit pour droit que les intérêts légaux calculés sur les cotisations n’étaient pas dus pour une période déterminée (étant deux ans). Il a rejeté la demande pour le surplus.

L’arrêt du 21 décembre 2017

Par arrêt du 21 décembre 2017, la cour du travail a interrogé la Cour de Justice à propos de l’interprétation de l’article 87, § 8, du Règlement n° 883/2004 (tel que modifié par le Règlement n° 988/2009). Les questions préjudicielles posées consistaient à demander à la Cour de Justice :

  • si l’article 87, § 8, du Règlement n° 883/2004 devait être interprété en ce sens qu’une personne qui, avant le 1er mai 2010, avait commencé à exercer une activité salariée au Luxembourg en l’espèce et une activité non salariée en Belgique, devait, pour être soumise à la législation applicable en vertu du nouveau Règlement, introduire une demande expresse en ce sens même si elle ne faisait l’objet d’aucun assujettissement avant la date d’entrée en vigueur et n’avait été assujettie à la législation belge relative au statut social des travailleurs indépendants que de manière rétroactive, après l’expiration du délai de trois mois prenant cours le 1er mai 2010 ;
  • si, en cas de réponse affirmative, la demande visée introduite dans de telles circonstances entraîne l’application de la législation de l’Etat membre compétent en vertu du Règlement n° 883/2004 avec effet rétroactif au 1er mai 2010.

L’arrêt de la Cour de Justice du 6 juin 2019

La Cour de Justice a répondu qu’une personne qui, à la date d’entrée en vigueur du Règlement n° 883/2004, exerçait une activité salariée dans un Etat membre et une activité non salariée dans un autre (étant donc simultanément assujettie aux législations applicables en matière de sécurité sociale de ces deux Etats) ne devait pas, afin d’être soumise à la législation applicable en vertu du Règlement n° 883/2004, introduire une demande expresse en ce sens.

L’arrêt du 8 septembre 2021

Par arrêt du 8 septembre 2021, la cour du travail a rappelé la règle de l’unicité de la législation applicable imposée par le Règlement n° 883/2004, qui a mis un terme aux doubles affiliations en cas d’exercice d’une activité sur le territoire de deux Etats membres (indépendant dans l’un et salarié dans l’autre).

Vu la réponse de la Cour de Justice, la cour du travail a conclu que la question était dès lors à examiner au regard du droit national uniquement pour la période antérieure, étant la période d’application du Règlement n° 1408/71, s’agissant de savoir si l’intéressé avait la qualité de travailleur indépendant pendant celle-ci. A partir de la date d’application du Règlement n° 883/2004 (soit le 1er mai 2010), la question ne se pose plus.

L’arrêt du 19 octobre 2022

La première question tranchée par l’arrêt est celle de la conformité des dispositions belges applicables en matière d’assujettissement à titre complémentaire par rapport à la réglementation européenne. L’appelant considère en effet que, dans la situation où, compte tenu de l’activité en Belgique du travailleur, les cotisations qui lui sont réclamées ne débouchent sur aucune protection sociale complémentaire, il y a opposition de la réglementation belge à l’article 52 du Traité.

La cour rappelle que, lorsque les cotisations réclamées au titre des deux législations simultanément applicables débouchent de part et d’autre sur une protection sociale, le Traité (articles 48, 51 et 52) ne s’oppose pas en principe à la perception de telles cotisations et l’octroi des différentes prestations servies au titre des deux législations doit s’effectuer en tenant compte des dispositions de coordination pertinentes figurant dans le Règlement n° 1408/71.

Elle vérifie dès lors si l’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs indépendants en Belgique à titre complémentaire ainsi que le paiement des cotisations sociales débouchent sur une protection sociale complémentaire et conclut que l’assujettissement n’est pas irrégulier au regard du droit européen, dans la mesure où les cotisations sociales n’ont pas été versées à fonds perdus (les droits en matière de pension étant, notamment, majorés).

Sur la rétroactivité, elle fait grief à l’intéressé d’être responsable du caractère rétroactif de son réassujettissement au statut social, dans la mesure où il savait pertinemment que son mandat de liquidateur serait rémunéré et qu’il aurait dû, préalablement à l’exercice de celui-ci, prendre conseil.

La cour tranche ensuite la question de la prescription, la période litigieuse débutant fin 2007. Elle fait un long rappel très circonstancié des règles de prescription en cas de début d’activité, soulignant qu’en cas de changement de catégorie de cotisant, il y a lieu d’appliquer les règles de début d’activité pour le calcul des cotisations. Elle renvoie ici à un arrêt de la Cour de cassation du 6 mai 2002 (Cass., 6 mai 2002, n° S.00.0098.N). Soulignant que cet arrêt a été rendu par rapport à une version antérieure des dispositions applicables, son enseignement demeure transposable. L’article 49 de l’arrêté royal du 19 décembre 1967, qui fait démarrer le délai de prescription fixé à l’article 16 de l’arrêté royal n° 38 au 1er janvier de la troisième année qui suit celle au cours de laquelle a débuté l’activité, pour ce qui est des cotisations de régularisation dues en cas de début d’activité, s’applique sans distinction à toute cotisation de régularisation, même si aucune cotisation n’a été réclamée ou payée.

Elle souligne que, si l’activité avait été considérée d’emblée par l’appelant lui-même comme une activité de travailleur indépendant à titre complémentaire, il aurait dû se voir appliquer des cotisations provisoires et, ensuite, des cotisations de régularisation. La prescription ayant été valablement interrompue, celle-ci n’est dès lors pas acquise.

Enfin, la cour répond à un dernier argument de l’intéressé, étant que la mise en liquidation de la société ainsi que la nomination en qualité de liquidateur ont été publiées en octobre 2007, la rémunération de cette activité étant expressément prévue.

L’appelant faisant grief à l’I.N.A.S.T.I. d’être resté inactif pendant six ans, la cour du travail renvoie, pour ce qui est du dépassement du délai raisonnable, à un arrêt de la Cour du travail de Mons du 10 mai 2019 (C. trav. Mons, 10 mai 2019, R.G. 2017/AM/136), qui a jugé que le dépassement du délai raisonnable n’a normalement pas pour conséquence l’irrecevabilité ou le défaut de paiement de la demande en principal. S’il est assez généralement admis que les intérêts judiciaires peuvent être suspendus en cas de lenteurs fautives imputables à la partie adverse, il existe peu de jurisprudence suspendant les majorations, la cour rappelant l’article 48 de l’arrêté royal du 19 décembre 1967, selon lequel il peut être renoncé en tout ou en partie au paiement de celles-ci et que ceci est de la compétence de l’I.N.A.S.T.I. La cour précise encore que l’Institut dispose en la matière d’une compétence discrétionnaire, celle-ci n’empêchant pas le contrôle judiciaire a posteriori. Le juge ne peut cependant priver l’autorité désignée de son pouvoir d’appréciation ni se substituer à elle. Il ne peut se placer sur le plan de l’opportunité, ce qui contreviendrait au principe de la séparation des pouvoirs. Il exerce un contrôle de légalité externe et interne de l’acte administratif contesté.

Rappelant le long parcours judiciaire de l’affaire, dont l’intervention de la Cour de Justice, la cour conclut que la cause présentait manifestement un caractère complexe sur le plan juridique, qui explique largement les délais qui ont été nécessaires à la mise en état.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) met effectivement un terme à une très longue procédure judiciaire, les cotisations en cause portant sur les années 2007 et suivantes.

Des décisions de principe sont intervenues et l’on rappellera que l’arrêt du 8 septembre 2021 a été précédemment commenté. Celui-ci intervient après la décision de la Cour de Justice du 6 juin 2019, décision qui elle-même contient un enseignement important sur les deux Règlements de coordination qui se sont succédé, le Règlement n° 1408/71 et le Règlement n° 883/2004 (d’application depuis le 1er mai 2010).

L’affaire en cause concerne une période couverte par les deux textes, de telle sorte qu’il a fallu raisonner dans chacun des deux cadres juridiques. A partir du 1er mai 2010, la question se règle d’office, vu qu’un apport principal du Règlement n° 883/2004 est l’unicité de la législation applicable en sécurité sociale.

Par contre, pour la période antérieure, la question était plus complexe, d’autant qu’il s’est agi d’un réassujettissement avec effet rétroactif (rendant impossible la formalité prévue par l’article 87, § 8, du Règlement n° 883/2004 d’introduction expresse d’une demande de choix). La question s’est également complexifiée devant le juge national eu égard au « passage » du statut de travailleur indépendant à titre principal à celui de travailleur indépendant à titre complémentaire, la question de la prescription de la demande – et particulièrement du point de départ du délai de prescription – étant au cœur d’un dernier débat.


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