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Cotisation annuelle des sociétés : le point fait par la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau)

Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 21 décembre 2022, R.G. 2018/AU/86

Mis en ligne le lundi 7 août 2023


Cour du travail de Liège (division Neufchâteau), 21 décembre 2022, R.G. 2018/AU/86

Terra Laboris

Dans un arrêt du 21 décembre 2022, la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) reprend les diverses interventions des hautes cours (Cour constitutionnelle et Cour de cassation) quant à la question de la constitutionnalité du mécanisme de recouvrement des cotisations à charge des sociétés instauré par la loi du 30 décembre 1992.

Les faits

Une société a introduit une requête en 2015 devant le Tribunal de première instance du Luxembourg (division Arlon) aux fins d’obtenir le remboursement de la cotisation annuelle payée en application de l’article 78 de la loi du 26 juin 1992 portant des dispositions sociales et diverses (pérennisée par celle du 30 décembre 1992 portant des dispositions sociales et diverses), étant la cotisation annuelle destinée au statut social des travailleurs indépendants.

Le choix du tribunal a donné lieu à une première décision du Tribunal d’arrondissement du Luxembourg du 21 mars 2016, qui a interrogé la Cour constitutionnelle sur la constitutionnalité de l’article 581, 8°, du Code judiciaire, qui attribue pour cette matière la compétence au tribunal du travail.

Dans son arrêt du 25 janvier 2017 (n° 11/2017), la Cour constitutionnelle a conclu à l’absence de violation des articles 10 et 11 de la Constitution. Le tribunal d’arrondissement a en conséquence renvoyé la cause au Tribunal du travail de Liège (division Neufchâteau). Celui-ci a, par jugement du 24 septembre 2018, dit la demande recevable et non fondée.

La société interjette appel.

La décision de la cour

La cour reprend longuement et de manière très fouillée les dispositions applicables ainsi que les arrêts rendus par les cours supérieures.

Elle rappelle en premier lieu que la loi du 26 juin 1992 a fait l’objet d’un recours en annulation en ce qu’elle instaure une cotisation unique à charge des sociétés et que, dans son arrêt du 3 novembre 1993 (n° 77/93), la Cour constitutionnelle (alors Cour d’arbitrage) a validé les dispositions attaquées.

Ultérieurement, la Cour constitutionnelle a été saisie de questions préjudicielles posées par le Conseil d’Etat et y a répondu dans un arrêt du 16 décembre 2010 (n° 142/2010). Après avoir rappelé l’arrêt du 3 novembre 1993, elle a notamment jugé que, au vu de ses caractéristiques, la cotisation en cause est un impôt et non une cotisation de sécurité sociale. Elle a conclu, répondant à une première question préjudicielle, que, pour ce qui est du pouvoir confié au Roi de fixer le tarif de la cotisation, il y avait lieu d’écarter l’adverbe « notamment », qui aurait pu permettre de prendre en considération d’autres critères que celui figurant dans la loi (la taille de la société). Pour ce qui est du critère lui-même, elle a conclu que celui de la taille n’était pas déraisonnable et qu’il ne pouvait être reproché au législateur de ne pas en avoir prévu d’autres.

Suite à cet arrêt, l’adverbe « notamment » a été supprimé par une loi du 29 mars 2012 portant des dispositions diverses (I).

S’en est suivi un deuxième arrêt de la Cour constitutionnelle du 16 juin 2011 (n° 103/2011), rendu à propos de l’article 94, 9° (sociétés exonérées en fonction de la date de constitution), disposition qui a également été modifiée par la loi du 29 mars 2012 ci-dessus.

La Cour constitutionnelle a ensuite rendu deux arrêts le 25 janvier 2017 (n° 10/2017 et 11/2017), le premier confirmant la légalité du recouvrement des cotisations par les caisses d’assurances sociales et le second (intervenant dans le présent litige) sur l’article 581, 8°, du Code judiciaire.

Enfin, un dernier arrêt a été rendu le 28 octobre 2021 (n° 153/2021), la Cour constitutionnelle étant interrogée par la Cour de cassation d’une part sur les articles 89 et 95, §§ 1er et 1erbis, à propos d’une différence de traitement entre les redevables de la cotisation et les redevables des impositions perçues par les comptables du Trésor et d’autre part sur l’article 94, 10°, relatif à la possibilité de renonciation à des majorations de retard. Dans cette décision, la Cour constitutionnelle a conclu, sur les deux points, à l’absence de violation des articles 10 et 11 de la Constitution. De très longs extraits de cet arrêt sont repris par la cour du travail.

Celle-ci en vient ensuite à l’arrêt de la Cour de cassation du 28 mars 2022 (n° S.16.0059.F) rendu après l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 28 octobre 2021, où celle-ci a rejeté les arguments relatifs à une discrimination possible.

Cette jurisprudence est connue de la société appelante.

La cour du travail est actuellement saisie d’une discrimination au regard notamment des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. Aussi la cour s’interroge-t-elle sur son contrôle de conventionnalité.

Elle reprend ici la doctrine (B. RENAULD, « Saisir la Cour constitutionnelle d’une question préjudicielle », in Saisir la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne, 2012, Liège, Anthémis, p. 108), qui précise qu’en vertu de l’article 26, § 4, de la loi du 6 janvier 1989, une priorité au contrôle de constitutionnalité par la Cour constitutionnelle est instaurée par rapport au contrôle « diffus » de conventionnalité. Une fois la réponse de la Cour constitutionnelle connue (confirmant la compatibilité de la disposition avec la Constitution), le juge du fond peut encore effectuer un contrôle de conventionnalité directe, qui pourrait le cas échéant aboutir à une solution inverse de la réponse donnée par la Cour constitutionnelle. Cette position est confirmée par une autre doctrine autorisée (M. VRANCKEN et Ch. BEHRENDT, « Deux principes bien distincts ? Le principe de non-discrimination… et le principe de non-discrimination », J.L.M.B., 2015/24, p. 1135).

En l’espèce, la cour constate que la société critique le mécanisme légal dans son ensemble : recouvrement à charge des caisses d’assurances sociales, règles procédurales différentes de la matière fiscale et compétence des juridictions du travail.

Pour la cour, s’agissant du contrôle de conformité à la Constitution belge, il y a lieu de se référer aux divers arrêts de la Cour constitutionnelle de 2017 et de 2021 ainsi qu’à celui de la Cour de cassation de 2022. Ceci, pour les trois points. Elle conclut qu’elle n’estime pas pouvoir s’écarter des conclusions auxquelles ont abouti ces hautes juridictions dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des dispositions légales litigieuses.

Concernant l’article 6, § 1er, de la C.E.D.H. ainsi que l’article 1er du premier Protocole additionnel à celle-ci, la société plaidant que ces deux droits doivent être assurés sans discrimination, la cour constate qu’elle est, ce faisant, invitée à opérer un second contrôle, étant le contrôle de conventionnalité en matière d’interdiction de discrimination.

Ce contrôle peut être exercé, comme l’a rappelé la doctrine et la jurisprudence ci-dessus, mais, pour ce, la cour du travail considère que, pour pouvoir conclure à une éventuelle violation du principe de non-discrimination, il faut que ceci soit justifié par les circonstances.

Tel n’est pas le cas en l’espèce, la société ne mettant en avant aucun argument de nature à « ouvrir une brèche » dans la jurisprudence convergente ci-dessus. Elle souligne notamment qu’il ne suffit pas d’invoquer une distinction pour qu’il soit question de discrimination, s’agissant de démontrer en outre une atteinte disproportionnée aux droits des personnes concernées. Si, en l’espèce, des différences existent bel et bien par rapport à des impôts classiques, la société n’établit pas que les dispositions en cause ne seraient pas au moins équivalentes, en termes de garanties offertes au justiciable, aux dispositions fiscales qu’elle souhaite voir appliquer. Aussi rejette-t-elle l’appel.

Intérêt de la décision

Cet arrêt va manifestement mettre un terme à la saga judiciaire entamée en 2015, la société ayant orienté sa procédure vers le tribunal de première instance et non le tribunal du travail et ayant persisté tout au cours de la procédure à considérer, pour les divers motifs rappelés ci-dessus, que le tribunal du travail n’était pas compétent. Ceci a abouti à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 25 janvier 2017 (n° 11/2017).

Par ailleurs, saisie d’un pourvoi contre un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 8 avril 2016 (R.G. 2014/AB/1.034 – précédemment commenté), la Cour de cassation a elle-même interrogé la Cour constitutionnelle sur les règles de recouvrement de la cotisation annuelle par arrêt du 3 février 2020 (n° S.16.0059.F – également précédemment commenté), celle-ci ayant répondu dans son arrêt du 28 octobre 2021 (n° 153/2021).

Suite à cette décision, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi dans son arrêt du 28 mars 2022 (ayant cependant cassé l’arrêt de la cour du travail en tant qu’il avait décidé que le premier juge n’avait pas statué sur la prescription des cotisations pour une année et qu’il avait confirmé, pour une autre année, les contraintes délivrées). La cause ainsi limitée avait été renvoyée devant la Cour du travail de Mons.

Malgré ces décisions – qui auraient dû mettre un terme aux questions de fond –, la société, dans l’espèce tranchée par l’arrêt commenté, a maintenu la question de la discrimination par rapport à l’article 6 de la C.E.D.H. – alors que, dans son arrêt du 25 janvier 2017 (n° 10/2017), la Cour constitutionnelle avait déjà été saisie de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution ainsi que de l’article 6 de la C.E.D.H. et de l’article 1er du premier Protocole additionnel.

L’arrêt présente par ailleurs, sur le plan théorique, des développements importants quant à la construction de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (et de la Cour de cassation) sur la question et, également, sur la notion de contrôle de conventionnalité.


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