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Maladie professionnelle : que faut-il entendre par « autorité de la chose décidée » ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 9 décembre 2022, R.G. 2022/AL/304

Mis en ligne le mardi 13 juin 2023


Cour du travail de Liège (division Liège), 9 décembre 2022, R.G. 2022/AL/304

Terra Laboris

Dans un arrêt du 9 décembre 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) examine la notion d’« autorité de la chose décidée » d’une décision de FEDRIS et son incidence sur la réitération ultérieure d’une nouvelle demande, dès lors que les motivations des décisions ne sont pas identiques.

Les faits

Un travailleur manuel (ayant presté dans le secteur de la construction et comme chauffeur-machiniste) a introduit une première demande de réparation d’une maladie professionnelle (gonarthrose bilatérale) en 2009. Le F.M.P. (à l’époque) a refusé de reconnaître que celle-ci trouvait sa cause déterminante et directe dans l’exercice de la profession. Aucun recours n’a été introduit.

En 2016, une deuxième demande est introduite pour affections dégénératives au niveau des genoux, entraînant une nouvelle décision de refus. La motivation est identique et aucun recours n’est introduit.

En 2018, une troisième demande est alors formée pour « prothèse totale du genou gauche et gonarthrose droite ». Celle-ci entraîne de nouveau une décision de refus de FEDRIS, au motif que les documents joints à l’appui de la demande n’établissaient pas l’exposition, pendant tout ou une partie de la période au cours de laquelle l’intéressé appartenait à une des catégories de personnes visées à l’article 2 des lois coordonnées, au risque de la maladie en cause. FEDRIS précisait qu’il y a risque professionnel lorsque l’exposition à l’influence nocive est inhérente à l’exercice de la profession et est nettement plus grande que celle subie par la population en général et dans la mesure où cette exposition constitue, dans les groupes de personnes exposées, selon les connaissances médicales généralement admises, la cause prépondérante de celle-ci. Il s’agit du rappel de l’article 32, alinéas 1er et 2, des lois coordonnées.

Cette décision s’appuyait sur l’enquête déjà effectuée précédemment, lors de la deuxième demande. Un recours fut introduit contre ce troisième refus.

Position des parties devant le tribunal

Le demandeur postule la désignation d’un expert.

Pour le demandeur originaire, il y a un élément nouveau, étant une intervention chirurgicale pour la pose d’une prothèse totale du genou gauche, intervention qui n’était pas encore intervenue lorsque la deuxième demande fut introduite.

Quant à FEDRIS, elle se prévaut de « l’autorité de la chose décidée » des deux premières décisions (intervenues respectivement le 14 décembre 2010 et le 14 septembre 2017). Elle ajoute qu’aucun élément de preuve nouveau n’est apporté par l’intéressé, comme requis par l’article 19 de la Charte de l’assuré social.

La décision du tribunal

Le tribunal a conclu, par jugement du 2 mai 2022 (R.G. 20/1.860/A), au non-fondement de la demande, au motif que l’intervention chirurgicale ne constituait pas un élément nouveau, celle-ci étant pratiquée avant la décision de refus et, également, avant l’enquête d’exposition au risque.

Appel est interjeté.

Position des parties devant la cour

L’appelant conteste l’absence d’élément nouveau à l’appui de sa troisième demande, aucun des éléments invoqués par FEDRIS ne faisant référence à l’intervention chirurgicale. Il produit en outre, en cours de procédure, une étude scientifique (février 2017) selon laquelle le seuil d’exposition au risque professionnel de gonarthrose apparaît dès cinq mille heures de travail en position agenouillée, alors que FEDRIS en exige quinze mille.

Quant à FEDRIS, qui postule la confirmation du jugement, elle considère que les deux éléments invoqués par l’appelant étaient bien connus au moment de l’enquête d’exposition au risque faite lors de la deuxième demande. Subsidiairement, l’Agence estime qu’il n’y a pas de commencement de preuve suffisant concernant l’exposition au risque elle-même et/ou le lien causal direct et déterminant (à charge de l’assuré social). Elle développe encore une argumentation plus subsidiaire, en ce qui concerne la mission de l’expert, au cas où une mesure d’instruction serait ordonnée, proposant de l’inciter à dire si la preuve de l’exposition au risque est rapportée et, dans la négative, de l’inviter à déposer un premier rapport préliminaire.

La décision de la cour

La cour aborde en premier lieu, par le rappel de l’article 19 de la Charte de l’assuré social, les principes applicables concernant l’introduction d’une nouvelle demande de réparation. Cette disposition prévoit qu’après une décision administrative ou judiciaire ayant force de chose jugée concernant une demande d’octroi d’une prestation, une nouvelle demande peut être introduite dans les mêmes formes que celles requises pour la demande originaire. Elle ne peut être déclarée fondée qu’au vu d’éléments de preuve nouveaux qui n’avaient pas été soumis antérieurement à l’autorité administrative (ou à la juridiction) ou en raison d’une modification d’une disposition légale ou réglementaire. Cette disposition est comprise comme consacrant de manière transversale dans le droit de la sécurité sociale le principe de « l’autorité de chose décidée » attaché aux décisions administratives, et ce selon un régime inspiré de celui de l’autorité de la chose jugée (articles 23 et suivants du Code judiciaire).

La cour renvoie ici à la doctrine de C. BEDORET (C. BEDORET, « L’autorité de chose décidée en droit de la sécurité sociale ou quand la montagne accouche d’une souris », R.D.S., 2010, pp. 110 et s.). Pour cet auteur, si une décision (de FEDRIS) établit qu’un assuré social ne fournit pas la preuve de l’exposition au risque d’une maladie professionnelle et ne fait l’objet d’aucune contestation, il en découle uniquement que l’intéressé ne démontre pas avoir été exposé au risque professionnel et qu’en déduire qu’il ne l’était pas est erroné. L’autorité de chose décidée ne s’attache donc qu’à ce qui a fait l’objet de la décision, lequel se situe dans le dispositif ainsi que dans les motifs décisoires. Cette autorité n’est pas immuable et peut être anéantie soit par abrogation, soit par retrait. En droit de la sécurité sociale, ceci peut intervenir par la révision (facultative ou obligatoire) de la décision prise par l’institution, et ce notamment suite à une nouvelle demande.

La cour précise encore que cette autorité ne peut limiter la saisine du juge non plus que son office. Celui-ci va dès lors statuer sur la demande qui lui est soumise telle quelle, dans le cadre du respect du principe dispositif. Lorsqu’il est saisi d’une demande relative à un droit subjectif, il lui appartient en effet de contrôler la légalité des actes administratifs (article 159 de la Constitution). Ceci vise notamment la motivation formelle de l’acte ainsi que le respect effectif de toutes les dispositions et conditions applicables au droit subjectif invoqué. Ce dernier point peut impliquer un réexamen du fond du droit.

Le contrôle de légalité doit intervenir même si l’acte est définitif. Dans le rappel de ces principes, la cour se réfère encore régulièrement à C. BEDORET, ainsi qu’à H. MORMONT et J. MARTENS (H. MORMONT et J. MARTENS, « La révision des décisions administratives de sécurité sociale et la récupération de l’indu », Dix ans d’application de la Charte de l’assuré social, Kluwer, E.P.S., 2008, pp. 57 et s.).

En l’espèce, la cour retient la différence entre la motivation des décisions de refus précédentes et celle de la dernière (étant actuellement soulevée l’absence de preuve de l’exposition au risque), ces motivations étant par ailleurs particulièrement laconiques.

La cour retire de tous ces éléments qu’il y a lieu d’investiguer davantage sur la question de savoir si la deuxième décision de refus est revêtue d’une quelconque autorité de chose décidée qui serait de nature à faire obstacle à la demande introduite, et ce vu l’absence d’identité de motivation, posant également la question de la conformité de la décision à la loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs. Elle ordonne dès lors une réouverture des débats, étendant celle-ci à deux autres questions liées au bien-fondé du refus antérieur eu égard aux dispositions et conditions de fond qui devaient être appliquées.

La réouverture des débats donnera en principe lieu à un arrêt avant la fin de l’année judiciaire.

Intérêt de la décision

La question de l’autorité de la chose décidée se pose régulièrement dans la matière des maladies professionnelles, précisément lorsqu’une nouvelle demande est introduite après un (ou plusieurs) refus de reconnaissance, alors qu’aucun recours judiciaire n’avait été formé contre celui-ci (ceux-ci).

La Cour du travail de Liège (division Liège) a repris, dans un arrêt du 5 mars 2018 (C. trav. Liège, div. Liège, 5 mars 2018, R.G. 2017/AL/76 – précédemment commenté), l’examen de la question, rappelant que le détour doit être fait par l’article 19 de la Charte de l’assuré social. Elle y a précisé que l’exigence d’un élément de preuve nouveau au sens de la Charte ne se rattache pas à la recevabilité mais au fondement de la demande et que cet élément peut ressortir d’une expertise. Il s’agissait en l’espèce d’asbestose et la cour a précisé que, si cette expertise aboutit à la conclusion que la maladie était admise vu la reconnaissance de l’exposition au risque (travail dans des hauts fourneaux en l’espèce), il y aurait un élément de preuve nouveau à prendre en considération, élément permettant éventuellement à la demande d’aboutir.

La Cour du travail de Bruxelles a pour sa part rendu un arrêt sur la question le 6 mars 2017 (C. trav. Bruxelles, 6 mars 2017, R.G. 2016/AB/910 – également précédemment commenté). Celui-ci renvoie également à la même doctrine de C. BEDORET, qui rappelle que la notion d’autorité de la chose décidée d’une décision administrative ne doit pas se confondre avec l’autorité de la chose jugée, s’agissant de la portée d’une décision administrative qui n’a pas fait l’objet d’un recours judiciaire. La règle est que cette autorité existe mais est limitée à ce qui a fait l’objet de la décision elle-même.

Dans l’arrêt du 9 décembre 2022, la Cour du travail de Liège invite les parties à se positionner, vu la décision précédente, sur l’existence d’un obstacle, à la réitération ultérieure d’une demande de réparation, dès lors que les motivations des deux décisions sont différentes. Cet élément d’appréciation supplémentaire n’est pas négligeable.


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