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Obligations de l’employeur en matière de prévention du risque de harcèlement sexuel au travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 septembre 2023, R.G. 2022/AB/110

Mis en ligne le vendredi 15 mars 2024


C. trav. Bruxelles, 4 septembre 2023, R.G. 2022/AB/110

Terra Laboris

Dans un arrêt du 4 septembre 2023, la Cour du travail de Bruxelles a jugé que l’inadéquation des mesures de prévention et de protection contre le harcèlement sexuel au travail est susceptible de constituer une discrimination indirecte à l’égard des femmes et a enjoint à la direction d’une entreprise de mettre en place une politique de prévention contre ce risque, les injonctions étant assorties d’astreinte.

Les faits

Les faits concernent une ASBL bruxelloise active dans le domaine de la recherche touchant à la défense des droits humains.

En 2019, une convention de stage non rémunérée a été conclue pour une période de 3 mois avec une personne chargée de travaux de recherche et d’analyse sur les conflits au Moyen-Orient.

L’intéressée a contacté l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes en octobre 2019, au motif qu’elle aurait fait l’objet d’avances indésirables et importunes de la part d’un employé de l’ASBL, qui l’aurait fait venir dans son bureau alors qu’elle travaillait seule le soir, l’aurait attirée sur ses genoux ,….

Elle s’est également ouverte de ces faits auprès d’un membre de la direction et, le 4 novembre 2019, elle s’est adressée à la conseillère en prévention aspects psychosociaux du service externe de prévention et de protection au travail.

Quelques jours plus tard, elle a soumis un projet de convention transactionnelle à la direction, projet contenant la description détaillée des faits qu’elle reprochait à ce collègue, la reconnaissance par l’association que ces faits avaient été commis et que ce comportement était illégal, l’engagement de prendre des mesures visant à prévenir de tels comportements à l’avenir - mesures détaillées dans le projet -, le paiement d’une indemnité, la prolongation de la convention de stage pendant 3 mois et l’engagement de l’association à lui proposer un contrat de travail à l’issue de cette prolongation de stage.

D’autres précisions figuraient encore dans ce projet, dont la mise sur pied de modalités de travail afin d’éviter que de tels faits puissent se reproduire ainsi qu’une renonciation des parties à tout droit ou revendication par rapport à ceux-ci sur la base de la loi genre, de la loi bien-être et du code pénal.

Une enquête a été menée par un responsable de l’association.

Quelques jours plus tard, l’intéressée s’est vu notifier la décision de l’association que la collaboration prendrait fin au terme prévu. Le dernier jour du stage, elle a saisi la conseillère en prévention d’une demande d’intervention psychosociale formelle pour faits de harcèlement sexuel.

Il a été conclu en interne que les accusations n’étaient pas crédibles.

Par ailleurs, l’employé mis en cause a déposé plainte du chef d’escroquerie, d’extorsion, de diffamation et de calomnie.
L’enquête de la conseillère en prévention a été bloquée pendant 3 mois par l’association, qui, dans le même temps, déposa elle-même plainte contre l’intéressée du chef de vol, escroquerie et/ou extorsion de fonds.

Dans son rapport, déposé le 2 juin 2020, la conseillère en prévention note qu’elle s’est entretenue avec 6 personnes, dont 3 femmes qui ont travaillé au sein de l’association et ont fait des déclarations écrites confirmant des comportements inappropriés ainsi que des propositions personnelles inadéquates. L’une d’entre elles déclare avoir informé un membre de la direction de cette affaire et qu’il s’est excusé.

Avant la plainte de l’intéressée, il y avait dès lors déjà des comportements mettant les collègues mal à l’aise (discussions et questions sur leur vie privée, commentaires sur leur physique, lourde insistance à s’immiscer dans des conversations non désirées, blagues insultantes à l’égard des femmes).

D’autres collègues n’ont cependant pas confirmé de tels propos déplacés.

La conseillère en prévention a identifié des facteurs de risques spécifiques et a conclu à la nécessité d’une politique active pour prévenir tout nouveau cas de harcèlement sexuel (code de conduite, identification de personnes de contact, mode de dépôt de plainte et anticipation des mesures à prendre)

La procédure

L’Institut pour l’Egalité des femmes et des hommes a entamé une procédure, dont il a été débouté par ordonnance du 26 mai 2021. L’association a introduit pour sa part une demande de dommages et intérêts pour procédure téméraire et vexatoire, qui a été accueillie.

Demande des parties devant la Cour

L’Institut, appelant, demande à la Cour de constater l’existence d’une politique inadéquate en ce qui concerne les situations de harcèlement sexuel touchant les employées et collaboratrices et d’ordonner la cessation de l’attitude passive de l’association vis-à-vis de signalements d’incidents de harcèlement sexuel au sein de l’organisation sous peine d’astreinte.

À titre subsidiaire, il demande de constater l’existence d’une pratique discriminatoire de non-renouvellement des contrats à durée déterminée des travailleuses qui s’opposent au harcèlement sexuel et d’ordonner la cessation de celle-ci avec publication et affichage de l’arrêt sous peine d’astreinte.

Quant à l’association, elle postule la confirmation de l’ordonnance attaquée et demande la condamnation de l’Institut à des dommages et intérêts du chef de défense téméraire et vexatoire.

La décision de la Cour

Le premier point tranché par la Cour dans son arrêt est que la loi genre est applicable à l’action d’intérêt collectif exercée par l’Institut.

Elle écarte qu’elle doive se pencher sur la question de savoir si les faits dénoncés sont établis ou s’ils sont constitutifs de harcèlement sexuel, ceci ne lui étant pas demandé. Elle annonce dès lors qu’elle ne se prononcera pas sur cette question. Ce qui lui est demandé de trancher est de faire cesser une discrimination à l’égard des femmes au sens de l’article 19 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre les discriminations entre les femmes et les hommes. Pour l’Institut cette discrimination peut être indirecte (politique inadéquate de prévention et de traitement en cas de harcèlement sexuel au travail - celui-ci touchant principalement les femmes) ou, à titre subsidiaire, directe (pratique de non-renouvellement des contrats à durée déterminée des travailleuses qui s’opposent au harcèlement sexuel).

La Cour ajoute qu’elle pourra être amenée à exercer son contrôle incidemment eu égard aux dispositions de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être - analyse incidente qu’elle annonce ne faire qu’aux fins de lui permettre de se prononcer sur l’objet de la demande ci-dessus, objet que, ce faisant, elle ne modifie pas (cessation d’une discrimination).

Pour la Cour, l’Institut n’agit pas en l’espèce pour le compte d’une victime identifiée, mais pour lutter contre différentes formes de discrimination alléguées, susceptibles d’affecter des travailleuses de cette institution à l’avenir. Il s’agit d’une action d’intérêt collectif destinée à protéger de potentielles victimes indéterminées, à savoir les travailleuses actuelles et futures de cet employeur contre le maintien d’une politique qu’il estime indirectement discriminatoire à l’égard des travailleuses ou, à titre subsidiaire, contre la répétition de pratiques qu’il considère directement discriminatoires à leur égard.

Elle souligne qu’une telle action n’a pas d’équivalent dans la loi du 4 août 1996, qui ne prévoit pas d’action en cessation permettant de mettre fin à une politique inadéquate de prévention et de traitement des cas de harcèlement sexuel au travail ni à une pratique discriminatoire de non-renouvellement de contrats.

La Cour en vient ensuite dans un rappel très circonstancié à l’action en cessation de discrimination, dont elle rappelle les principes, sur la discrimination en général d’abord et sur la discrimination indirecte en lien avec l’inadéquation des mesures de prévention et de protection contre le harcèlement sexuel ensuite. Elle énonce à cet égard (12e feuillet) que l’inadéquation des mesures de prévention et de protection contre le harcèlement sexuel au travail est susceptible, si elle est vérifiée et injustifiée, de constituer une discrimination indirecte à l’égard des femmes au sein de l’association.

Elle développe ensuite la motivation de cette conclusion, se référant notamment au Rapport de recherche sur le harcèlement sexuel dans l’Union européenne de mars 2018 publié par le Parlement européen, qui confirme que le harcèlement sexuel est surtout dirigé contre des femmes et minoritairement contre des hommes. Dans la présente affaire, la Cour note qu’il est fait état de 4 femmes, s’étant plaintes d’être victimes de harcèlement sexuel au travail et donc d’aucun homme dans cette situation. Ceci confirme pour la Cour que les femmes sont davantage exposées au harcèlement sexuel que les hommes.

Les mesures figurant dans la loi du 4 août 1996 aux fins de prévention et de protection contre le harcèlement sexuel étant destinées à protéger les travailleurs des 2 sexes, la surreprésentation du groupe des femmes parmi les travailleurs susceptibles d’être victimes de harcèlement sexuel a, pour la Cour, pour conséquence que l’inadéquation des mesures de prévention et de protection affectent particulièrement ce groupe de femmes de manière défavorable.

La Cour constate ensuite qu’il existe une discrimination indirecte au sein de l’association sous la forme d’inadéquation des mesures de prévention et de protection contre le harcèlement sexuel. L’intéressée a dénoncé les faits survenus, selon elle, à une date déterminée, auprès d’un membre de la direction, ce qui n’est pas contesté.

Elle examine les mesures prises en interne, étant une enquête, qui a été suivie de la plainte déposée par la personne mise en cause entre les mains du Procureur du Roi (plainte qui sera classée sans suite).

La Cour retient particulièrement le fait que l’association s’est opposée pendant 3 mois à la poursuite de l’enquête par la conseillère en prévention ainsi que les conclusions du rapport final de celle-ci. Sans se prononcer sur la véracité des déclarations faites à la conseillère en prévention, elle note que l’ensemble des témoignages établit l’existence, à tout le moins, d’un risque de harcèlement contre les femmes travaillant au sein de cette association.

La Cour résume les mesures qui ont été prises par l’employeur : (i) un simulacre d’enquête interne fallacieuse, (ii) une interprétation malhonnête des résultats de celle-ci, (iii) l’obstruction pendant 3 mois au travail de la conseillère en prévention du service externe et (iv) une plainte pénale de la part de l’association et son soutien à la plainte pénale de l’employé mis en cause. En revanche, aucune mesure répondant aux exigences de la loi du 4 août 1996 n’a été prise.

Pour la cour, ce comportement relève d’une politique inadéquate et gravement fautive de prévention et de traitement des cas de harcèlement sexuel au travail. Les éléments retenus permettent de présumer l’existence, en l’espèce, d’une discrimination indirecte à l’égard des femmes, présomption que l’association échoue à renverser.

Par ailleurs, en ce qui concerne le risque de récidive ou de continuation de la discrimination, celui-ci n’est pas objectivement exclu.

En conclusion, la Cour ordonne la cessation de la discrimination indirecte et impose des injonctions sous peine d’astreinte. Elle détaille les injonctions comme suit :

  • injonction de procéder à une analyse des risques selon les exigences des articles 32/2 et 32quater de la loi du 4 août 1996 avec astreinte
  • injonction de prendre des mesures de prévention dont des mesures matérielles et organisationnelles, et ce avec astreinte
  • injonction de communiquer aux membres du personnel conformément à l’article 2, § 1, 1° de la loi du 4 août 1996 des documents listés
  • injonction de prendre des mesures appropriées lorsque des faits sont portés à sa connaissance
  • interdiction d’appliquer des mesures de rétorsion ou d’intimidation aux personnes qui déclarent être l’objet de harcèlement sexuel au travail.

Enfin, la Cour ne fait pas droit aux mesures de publicité et considère non fondées les demandes reconventionnelles de l’association.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles présente un intérêt tout particulier à plusieurs égards.

L’on notre que l’objet de l’analyse de la Cour ne porte pas sûr l’existence de faits de harcèlement sexuel et sur leur réparation, l’intéressée n’étant d’ailleurs pas présente à la cause, non plus que le présumé harceleur.

L’examen de la Cour porte en réalité sur la politique de prévention au sein de l’entreprise.

L’Institut pour l’égalité a introduit l’action en vue de faire reconnaître à titre principal l’existence d’une discrimination indirecte au sein de l’entreprise et, à titre subsidiaire, celle d’une discrimination directe. La discrimination indirecte consiste en l’absence d’une politique de prévention adéquate permettant de lutter contre le harcèlement sexuel et la discrimination directe en l’absence de renouvellement de contrat de travail à durée déterminée des femmes ayant pu être victimes de tels agissements.

L’examen de la Cour porte en premier lieu sur les dispositions de la loi du 10 mai 2007 (qui permet à l’Institut pour l’égalité d’introduire une procédure en justice), celle-ci élargissant son champ d’examen à celle du 4 août 1996, notant en premier lieu que n’existe pas dans cette dernière d’action en cessation comme dans celle du 10 mai 2007.

Se fondant sur un ensemble de données autorisées confirmant que le harcèlement sexuel touche davantage de femmes que d’hommes, la Cour retient l’existence d’une discrimination indirecte, discrimination qui, rejoignant les obligations patronales figurant dans le cadre de la loi du 4 août 1996, permet au juge de donner à l’employeur des injonctions précises et contraignantes (parfois avec astreinte) afin de développer une politique de prévention et de protection contre ce risque au travail.


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