Terralaboris asbl

Absence de droit au revenu d’intégration sociale pour les personnes bénéficiant de la protection temporaire : la Cour constitutionnelle interrogée

Commentaire de Trib. trav. Brabant wallon (div. Wavre), 20 octobre 2023, R.G. 23/74/A

Mis en ligne le mercredi 31 janvier 2024


Trib. trav. Brabant wallon (div. Wavre), 20 octobre 2023, R.G. 23/74/A

Par jugement du 20 octobre 2023, le Tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre) pose à la Cour constitutionnelle une question préjudicielle sur la différence de traitement par la loi du 26 mai 2002 entre bénéficiaires de la protection subsidiaire (qui ont droit au revenu d’intégration sociale) et bénéficiaires de la protection temporaire (qui ont droit à une aide sociale).

Les faits

Une personne de nationalité ukrainienne arrivée en Belgique suite au conflit en Ukraine bénéficie d’une attestation de protection temporaire sur la base de la Directive 2001/55/CE du Conseil (Directive du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les coûts de cet accueil).

L’existence d’un tel afflux massif de personnes déplacées dans l’Union européenne a en effet été constatée par le Conseil de l’Union européenne en date du 4 mars 2022.

L’intéressée est dès lors autorisée à séjourner sur le territoire belge. Elle a été mise en possession d’une carte A, autorisant un séjour d’un an renouvelable à sa demande.

Elle est enregistrée dans le registre des étrangers de sa commune et reçoit un AERIS au taux isolé.

Elle déménage en août 2022 pour une autre commune chez une personne qui l’héberge. Elle introduit alors une demande d’AERIS auprès du CPAS de celle-ci.

N’étant pas informé du déménagement, le CPAS de la première commune poursuit le paiement pendant les mois d’août et septembre 2022.

L’intéressée informe concomitamment le CPAS de sa commune de résidence qu’elle doit quitter le pays et repartir en Ukraine pour une brève période. Elle reviendra en Belgique fin septembre 2022.

Entre-temps, une décision administrative a été prise par laquelle le CPAS initialement compétent supprime l’AERIS et demande le remboursement d’une somme de 1500€ environ.

Une nouvelle demande d’AERIS est introduite auprès du CPAS devenu compétent suite au déménagement. Celui-ci va faire droit à la demande à partir du 30 septembre.

Une demande est alors faite par l’intéressée afin d’obtenir une révision du droit à l’AERIS pour la période pendant laquelle elle a quitté la Belgique jusqu’à sa date de retour.

Le CPAS de la commune de résidence a en effet pris en date du 15 septembre une décision refusant l’AERIS au taux cohabitant pour quelques semaines à partir du départ de l’intéressée pour l’Ukraine au motif qu’elle n’établit pas sa résidence sur le territoire belge pendant celle-ci. Ultérieurement, le même CPAS prendra en date du 16 décembre une nouvelle décision refusant l’AERIS pour la même période, et ce cette fois, au motif que cette aide a déjà été versée par le CPAS, initialement compétent, de sorte que l’intéressée n’objective pas son état de besoin.

Le recours

Le recours a été introduit le 7 février 2023, initialement contre la décision du 16 décembre 2022. En cours de procédure, par voie de conclusions, ce recours a été étendu à la décision initiale du 15 septembre.

Dans sa demande, l’intéressée postule l’annulation des 2 décisions et à titre principal la condamnation du CPAS à lui payer l’AERIS au taux isolé à partir du 28 août 2022. Subsidiairement, elle demande que le paiement de l’AERIS lui soit accordé à partir du 30 septembre 2022 et qu’une aide sociale financière lui soit octroyée afin de lui permettre de rembourser l’indu dont elle est redevable vis-à-vis du premier CPAS.

La décision du tribunal

Le tribunal relève d’abord que, si le dossier a été instruit initialement à partir d’une demande d’aide sociale, l’intéressée postule dans ses conclusions l’octroi d’un revenu d’intégration sociale. Ce n’est dès lors qu’à titre subsidiaire que la question de l’aide sociale se pose dans le dossier.

Pour le tribunal, le choix fait par la partie demanderesse de placer le litige dans le cadre de la loi du 26 mai 2002 est préférable à celui de la loi du 8 juillet 1976, selon laquelle l’aide sociale ne peut être octroyée que pour autant que le demandeur, qui supporte la charge de la preuve, objective son état de besoin. Or ceci n’est pas le cas dans la loi du 26 mai 2022, qui fixe des conditions d’octroi ne faisant aucune référence à l’état de besoin et à la dignité humaine.

Le tribunal reprend, en conséquence, les conditions fixées aux articles 3 et 4 de celle-ci, qui sont relatifs aux conditions d’octroi du revenu d’intégration sociale.

Parmi celles-ci figure une condition de nationalité. Le législateur a cependant admis que ce droit s’étend à d’autres catégories de personnes que celles initialement reprises. Ainsi, la loi du 21 juillet 2016 modifiant celle du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale permet aux étrangers bénéficiant d’une protection subsidiaire au sens de l’article 49/2 de la loi du 15 décembre 1980 de bénéficier du revenu d’intégration sociale. Le tribunal renvoie aux travaux préparatoires de cette loi du 21 juillet 2016, qui soulignent l’importance d’intégrer les bénéficiaires de la protection subsidiaire dans le champ d’application personnel de la loi sur le droit à l’intégration sociale.

Le tribunal reprend, ensuite, les éléments caractérisant le statut de protection subsidiaire, qui offre un droit à un séjour limité en Belgique, permet le bénéfice de la carte A renouvelable et permet également au bénéficiaire de se voir accorder après 5 ans un droit de séjour illimité, correspondant à la carte électronique B. Celui-ci peut également travailler après avoir demandé un permis de travail ou une carte professionnelle.

Après cet exposé, le tribunal reprend les caractéristiques du statut de la protection temporaire. Le bénéficiaire, mis en possession d’une carte A, peut séjourner de manière limitée en Belgique. Il peut travailler.

Le Tribunal souligne que, le CGRA ne pouvant traiter les demandes de protection internationale dans un délai raisonnable vu l’afflux de personnes venant d’Ukraine, celles-ci peuvent demander la protection internationale, mais que cette demande restera en suspens jusqu’à la fin de la protection temporaire.

Ayant comparé les caractéristiques des deux statuts, il conclut qu’ils sont similaires voire quasi identiques. Or, la loi du 26 mai 2022 traite ces personnes différemment au niveau des conditions d’octroi du droit à l’intégration sociale. Celui-ci est en effet prévu uniquement pour les bénéficiaires du statut de protection subsidiaire et non pour ceux bénéficiant d’une protection temporaire. Il pose dès lors la question de la violation du principe d’égalité de traitement.

Il examine ensuite les directives 2001/55/CE (protection temporaire) et 2011/95/UE (asile). Tout en relevant qu’elles répondent à des objectifs différents, il note que les deux statuts ne sont pas incompatibles, des personnes sous protection temporaire pouvant vouloir déposer une demande d’asile.

Revenant à la loi du 21 juillet 2016, il note encore que les travaux préparatoires ne permettent pas de comprendre la raison pour laquelle les bénéficiaires de la protection temporaire ont été écartés du droit à l’intégration sociale. Il décide dès lors d’interroger la Cour constitutionnelle.

En attendant la réponse de la Cour, après avoir abordé la question de la cohabitation en l’espèce, il conclut que la demande est fondée sur une apparence de droit sérieuse qui justifie que des mesures d’attente soient prises. La limitation des ressources de l’intéressée à une AERIS au taux cohabitant peut avoir de graves conséquences sur sa dignité humaine. Il s’agit d’un risque difficilement réparable. Il y a dès lors lieu d’aménager une situation d’attente et de permettre provisoirement à l’intéressée d’obtenir une AERIS au taux isolé.

Intérêt de la décision

La question posée porte sur la violation par l’article 3, 3° de la loi du 26 mai 2002 (tel que modifié par la loi du 21 juillet 2016) des articles 10, 11, 22 et 23 de la Constitution,
lus isolément ou en combinaison avec le articles 29 de la Directive 2011/95/UE et 13 de la Directive 2001/55/CE.

Le tribunal interroge la Cour sur la limitation de la protection sociale accordée aux bénéficiaires de la protection temporaire, qui ont droit uniquement à l’aide sociale telle que prévue par la loi du 8 juillet 1976. Cette aide est conditionnée à la démonstration objective d’un état de besoin, alors que les bénéficiaires de la protection subsidiaire peuvent bénéficier du droit à l’intégration sociale sans devoir démontrer celui-ci. Les deux catégories de personnes (qui, in fine, sont considérées toutes deux principalement comme des étrangers fuyant un conflit et sont exposées dans leur pays d’origine à des risques graves) sont dès lors traitées d’une façon différente, alors qu’elles se trouvent dans une situation essentiellement similaire.

Il faut en effet bien constater que le législateur de 2016 n’a pas aligné le sort des étrangers bénéficiaires de la protection temporaire sur celui des bénéficiaires de la protection subsidiaire.

L’exclusion des premiers dans la loi du 26 mai 2002 est cependant tempérée dans la pratique de la jurisprudence, les critères de l’état de besoin en aide sociale étant en règle appréhendés par analogie avec les règles de prise en compte des ressources en revenu d’intégration. La question des ressources est en effet une des conditions d’octroi du RIS et l’on doit constater qu’aucune différence significative n’existe dans l’appréciation pratique, mais que le texte légal est inadéquat.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be