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L’absence d’audition du travailleur dans le secteur privé peut, dans certaines circonstances, constituer une faute de l’employeur

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 16 juin 2023, R.G. 20/632/A

Mis en ligne le vendredi 13 octobre 2023


Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 16 juin 2023, R.G. 20/632/A

Dans un jugement du 16 juin 2023, le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) retient, à propos du licenciement d’une employée d’une organisation syndicale, que son absence d’audition par son employeur constitue en l’espèce une faute et que, par ailleurs, vu sa spécificité, celui-ci devait être particulièrement attentif à préserver les droits de l’employée, qu’il a licenciée précipitamment.

Les faits

Une employée d’une organisation syndicale, en service depuis 2007, saisit Arista en 2019 d’une demande relative à la prévention des risques psychosociaux, ceci concernant son nouveau directeur hiérarchique, en service depuis près d’un an et demi.

Elle tombe en incapacité de travail pour burnout. Elle reprend celui-ci cinq mois plus tard, après avoir eu un entretien avec le secrétaire permanent de l’organisation. Quelques semaines plus tard, elle est de nouveau mise en incapacité de travail par son psychiatre et ne reprendra ses fonctions qu’après plus de trois mois. A la reprise du travail, interviendra la période de confinement due au COVID-19, période pendant laquelle l’intéressée continue à se rendre sur son lieu de travail.

Un incident verbal survient en avril 2020 et, suite à celui-ci, l’intéressée est licenciée par le secrétaire général de l’organisation, au motif de l’impossibilité de poursuivre la relation de travail, dans une petite équipe « où confiance et entente sont indispensables ». Le motif du chômage est présenté comme une « rupture de confiance ».

L’employée demande sa réintégration, s’étonnant du licenciement intervenu de manière brutale, sans avoir été entendue concernant les circonstances de ce qu’elle qualifie de « dérive verbale » de son responsable hiérarchique. Il lui est répondu que ni son engagement ni ses compétences professionnelles n’ont été mis en cause, lui étant reproché un manque de respect envers ses collègues et ses supérieurs. La demande de réintégration est refusée.

Elle demande ensuite à connaître les motifs concrets du licenciement. Ceux-ci lui sont confirmés, s’agissant essentiellement des événements ci-dessus. Il est fait état d’une perte de confiance et d’un manque de respect dans son chef du règlement d’ordre intérieur, la conclusion étant que le maintien de la relation professionnelle n’était plus envisageable, l’attitude de l’intéressée étant considérée comme de plus en plus problématique et ayant atteint une limite le jour de l’incident en cause.

Celle-ci dépose, en conséquence, une requête devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), demandant la condamnation du président de l’organisation employeur au paiement d’une somme de 5.000 euros pour ne pas l’avoir entendue préalablement à son licenciement, ainsi qu’à une indemnisation forfaitaire pour le dommage causé par la discrimination sur la base du genre équivalente à six mois de rémunération. Subsidiairement, elle sollicite le paiement de l’indemnité prévue par la C.C.T. n° 109, fixée à dix-sept semaines de rémunération. Réparation de faits de violence morale et de harcèlement est également demandée, ainsi qu’une indemnité ex aequo et bono fixée à 10.000 euros pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires en vue de faire cesser la violence morale et le harcèlement dont elle était victime.

L’action est dirigée à la fois contre le président de l’organisation et le supérieur hiérarchique.

Position des parties devant le tribunal

Pour la demanderesse, il y a eu harcèlement moral et sexiste sur son lieu de travail, ainsi que violence morale. Elle estime établir les faits qui permettent de présumer l’existence du harcèlement moral, de sorte que la charge de la preuve de l’absence de celui-ci incombe à la partie défenderesse. L’absence de mesures afin de faire cesser la violence et le harcèlement constitue par ailleurs une faute, de même que l’absence d’audition préalable, qui lui a fait perdre une chance d’infléchir la décision de mettre fin à son contrat de travail. Elle fait en outre valoir qu’elle a été licenciée uniquement parce qu’elle est une femme et que c’est pour cette raison que son supérieur hiérarchique a développé vis-à-vis d’elle une attitude hostile et harcelante.

Quant au président de l’organisation, il demande que le tribunal conclue au non-fondement de la demande en totalité, faisant valoir que l’audition préalable n’est pas obligatoire et que sa décision de licencier était irrémédiable, l’audition n’étant pas susceptible de modifier celle-ci. Il plaide que l’employée doit s’estimer « heureuse de ne pas avoir été licenciée pour motif grave ». Il conteste que le licenciement soit intervenu en raison du genre, celui-ci ayant pour origine l’insubordination de l’employée à l’égard de son supérieur hiérarchique. Enfin, il y a, pour lui, un conflit de personnes et non harcèlement, toutes les mesures utiles aux fins de protection des travailleurs ayant été prises.

La décision du tribunal

Le tribunal procède en premier lieu à la vérification des faits de la cause tels qu’ils ressortent du dossier des parties.

Pour ce qui est du grief relatif au harcèlement moral et à la violence morale au travail, il considère que la demanderesse établit des faits qui permettent de présumer à la fois la violence et le harcèlement dans le chef du supérieur hiérarchique direct, celui-ci s’étant emporté lors d’une réunion et ayant imité l’intéressée avec des mimiques grossières, adoptant ainsi une attitude humiliante et dégradante à son égard. Il est également avéré qu’il a tenu des propos inappropriés envers elle, certains constituant des menaces contre la pérennité de son emploi.

Pour le tribunal, quand bien même faudrait-il considérer qu’un conflit existait entre la demanderesse et son supérieur hiérarchique, celui-ci n’exclut pas la violence et/ou le harcèlement au travail lorsque les conditions énoncées par l’article 32ter de la loi du 4 août 1996 sont réunies (le tribunal renvoyant à C. trav. Liège, 31 janvier 2017, R.G. 2016/CN/3).

Les faits étant avérés, le tribunal constate encore que l’employée ne semble porter aucune responsabilité dans leur survenance et alloue, à charge de leur auteur, des dommages et intérêts en application des articles 1382 du Code civil et 32decies, § 1/1, alinéa 2, de la loi du 4 août 1996.

Quant à la demande de dommages et intérêts à charge du président de l’organisation pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour faire cesser la violence morale et le harcèlement, le tribunal estime également que la preuve de plusieurs fautes dans le chef de ce dernier est rapportée, notamment l’absence d’analyse de risque, ainsi que l’absence de mention d’une personne de confiance dans le règlement de travail, l’absence d’écoute et de soutien. Le tribunal souligne encore l’absence de réaction lorsque les deux secrétaires administratives sont toutes deux tombées en incapacité de travail et, enfin, la circonstance que, si un « arbitre » est intervenu, celui-ci ne disposait d’aucune formation spécialisée en risques psychosociaux et qu’il n’a fait que minimiser le comportement critiqué ainsi que les souffrances de l’employée. L’ensemble de ces fautes sont en lien avec un dommage moral spécifique. Le tribunal alloue un montant de 2.500 euros ex aequo et bono.

De même pour l’absence d’audition préalable au licenciement, question sur laquelle il souligne que cette obligation n’est pas prévue dans le secteur privé mais que, dans certaines circonstances, l’employeur commet une faute lorsqu’il ne prend pas la peine d’entendre le travailleur avant de le licencier pour des motifs liés à son comportement, et ce notamment en raison de son ancienneté et de son rang. Il souligne que l’organisation syndicale a pour vocation des défendre les droits des travailleurs et que l’employée pouvait légitimement s’attendre à être entendue en ses moyens et explications avant d’être licenciée, eu égard notamment à son ancienneté et à son état de santé fragile, l’employeur étant informé d’un burnout. Le tribunal fait ici particulièrement grief à l’employeur en raison de sa spécificité liée à la défense des droits des travailleurs de ne pas avoir eu les égards auxquels la demanderesse pouvait s’attendre. Il a par conséquent commis une faute.

Enfin, si le tribunal écarte que le licenciement puisse être discriminatoire, il fait droit à la demande fondée sur la C.C.T. n° 109. Une altercation est certes intervenue, mais il relève que celle-ci est liée à l’absence de respect de règles de confinement, le supérieur hiérarchique ayant été saisi d’une plainte de la collègue de la demanderesse à ce propos. Le tribunal rappelle que doivent être pris en compte des éléments du contexte, étant la pénibilité à l’époque de devoir travailler en présentiel, les conséquences sur le moral des travailleurs d’être privés de contact avec leurs proches, ainsi encore qu’un état de stress généré par la pandémie, éléments auxquels il ajoute les comportements abusifs du supérieur. Il alloue une indemnité de dix-sept semaines de rémunération.

Intérêt de la décision

Dans cette affaire, la partie demanderesse a introduit sa procédure à la fois contre l’auteur des faits de harcèlement et contre le président de l’organisation employeur.

L’auteur du harcèlement a été condamné personnellement au paiement de l’indemnité octroyée, ainsi que, solidairement avec le responsable de l’organisation, à l’indemnité de procédure.

L’employeur, représenté par son président, a pour sa part été condamné aux dommages et intérêts pour défaut d’audition préalable et pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires en vue de faire cesser la violence morale et le harcèlement dont l’employée était victime, ainsi qu’à l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.

L’on notera un intérêt particulier du jugement sur la question de l’audition préalable au licenciement. Le tribunal a relevé que celle-ci ne constitue pas une obligation de l’employeur, dans le secteur privé mais a retenu que, dans certaines circonstances, le fait de ne pas entendre le travailleur avant de le licencier pour des motifs liés à son comportement peut constituer une faute, et ce notamment lorsqu’il a une ancienneté certaine et occupe un rang déterminé dans l’entreprise. Il considère ici que l’employée était en droit de pouvoir exposer l’ensemble de sa situation ainsi que les difficultés vécues depuis un an, d’autant qu’elle avait exprimé son souhait de conserver son emploi.

Une autre circonstance permettant au tribunal de retenir l’existence d’une faute est la qualité de l’employeur qui, en l’espèce, s’est fixé comme objectif la défense des droits des travailleurs, objectif qui pouvait légitimement amener l’employée à penser que ses droits seraient particulièrement respectés – ce qui n’a manifestement pas été le cas.


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