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Licenciement suite à un avortement : discrimination directe sur la base du genre

Commentaire de Trib. trav. Anvers (div. Anvers), 8 février 2023, R.G. 21/1.349/A

Mis en ligne le jeudi 5 octobre 2023


Trib. trav. Anvers (div. Anvers), 8 février 2023, R.G. 21/1.349/A

Dans un jugement du 8 février 2023, le Tribunal du travail d’Anvers (division Anvers) a conclu qu’est discriminatoire un licenciement intervenant en lien direct avec un avortement subi par une travailleuse, discrimination donnant lieu à l’octroi de l’indemnité légale de protection.

Les faits

Une ouvrière est engagée à temps plein par une A.S.B.L. en février 2019 en qualité de « collaboratrice logistique ». En mars 2020, elle tombe en incapacité de travail pendant trois jours et informe la responsable du secrétariat qu’elle souffre d’une grippe intestinale. Quelques jours plus tard, une entrevue a lieu avec un membre de la hiérarchie et l’intéressée signale qu’elle est enceinte. Quelques jours plus tard encore, elle adresse un nouveau certificat de son médecin et, dans le courriel d’accompagnement, fait état notamment de nausées et de vertiges. Aucune référence n’est faite à la grossesse. Le directeur général de l’établissement lui adresse aussitôt un courriel en réponse, la convoquant dans son bureau.

Un entretien a lieu à son retour et, lors de celui-ci, la question de la grossesse est envisagée, de même que l’intention exprimée par la travailleuse d’avorter. Le directeur général mentionne dans le rapport de la réunion avoir eu un entretien avec l’intéressée à propos de son fonctionnement.

Deux jours plus tard, celle-ci se fait alors avorter, chose portée à la connaissance à la fois de son coordinateur logistique et de sa supérieure hiérarchique directe. Un échange de SMS et de courriels intervient suite à l’opération. Vu des complications, l’intéressée adresse alors un courriel, signalant qu’elle ne viendrait pas travailleur le weekend suivant et s’excusant pour son absence. Elle est en incapacité de travail les jours considérés et reprend ses fonctions le lundi et le mardi.

Une réunion d’équipe a lieu ce même jour. Le rapport rédigé suite à celle-ci note que l’intéressée devait être licenciée au motif d’une absence d’amélioration de ses prestations. La semaine suivante, une nouvelle réunion d’équipe intervient et il est précisé dans le rapport qu’il serait mis fin au contrat le jour même, et ce eu égard au caractère « problématique » de son attitude « après les expériences des derniers jours ». Sa lettre de licenciement lui est adressée, lui notifiant un préavis à prester de neuf semaines. Le C4 qui est délivré mentionne comme cause du chômage : « arrêt de la collaboration par l’employeur vu des prestations insuffisantes et une rupture de confiance ».

L’intéressée demande alors à connaître les motifs concrets de son licenciement, contestant, à l’occasion de cette lettre, les deux motifs invoqués. La réponse est donnée par l’employeur, qui confirme un manque de productivité depuis plusieurs mois, question qui aurait été abordée à diverses reprises.

L’organisation syndicale de la travailleuse conteste, relevant le manque de preuves. Elle fait savoir qu’elle devrait, à défaut d’éléments précis, introduire une procédure.

De nouvelles explications sont données, le responsable de l’institution se référant à l’entretien qu’il avait eu avec l’intéressée peu avant le licenciement. Il confirme avoir respecté les règles légales ainsi que les droits de la travailleuse. Il signale que, vu la réglementation R.G.P.D. et le mode de fonctionnement collectif de l’institution, il n’avait pas demandé des témoignages écrits de la part des divers travailleurs dans l’entreprise concernant les dysfonctionnements de l’intéressée et que, si tel avait été le cas, les conditions d’un licenciement pour motif grave auraient été remplies.

L’organisation syndicale confirme sa position par courrier recommandé, étant que les explications données ne suffisent pas, que diverses discussions sont intervenues avant le licenciement et que l’employeur n’apporte aucune preuve des griefs faits à l’appui du bien-fondé de la mesure.

L’échange de courriers se poursuit et la travailleuse dépose en fin de compte une première requête en paiement d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Celle-ci ayant pris conseil, celui-ci informe l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes et, parallèlement, interrompt la prescription, conformément à l’article 2244 de l’ancien Code civil, demandant paiement d’une indemnité de six mois pour licenciement discriminatoire.

Une deuxième procédure est introduite par la travailleuse et par l’Institut également. Les deux procédures sont jointes par le tribunal du travail dans le jugement du 8 février 2023.

Objet de la demande

Selon leurs conclusions de synthèse, la demanderesse et l’Institut sollicitent du tribunal qu’il retienne l’existence d’une discrimination et qu’il condamne la société, pour celle-ci, sur la base de l’article 19 de la loi « genre ». Une indemnité de l’ordre de 14.700 euros est réclamée par la demanderesse et une même somme par l’Institut. Il s’agit de montants fixés à titre provisionnel. Sont également postulées une demande d’affichage dans les locaux de l’entreprise pendant une période d’un mois, sous peine d’astreinte de 500 euros par jour de retard, ainsi que la condamnation aux dépens, ceux-ci étant fixés à 1.430 euros pour la demanderesse et au même montant pour l’Institut. A titre subsidiaire, au cas où la demande principale serait rejetée, la demanderesse sollicite que le licenciement soit considéré comme étant manifestement déraisonnable et réclame à cet égard une indemnité de l’ordre de 5.000 euros à titre provisionnel.

Quant à la société, elle demande l’audition de témoins et cote des faits (ceux-ci étant au nombre de dix-huit). A titre plus subsidiaire, au cas où la discrimination serait retenue, elle demande de limiter la condamnation à un euro et à ne pas faire droit à la demande d’affichage. Si le licenciement devait être considéré comme manifestement déraisonnable, elle sollicite ici également une réduction des montants.

La décision du tribunal

Le tribunal examine la loi « genre », dont il rappelle qu’elle a pour but de créer un cadre général de lutte contre les discriminations sur la base du sexe. Avant sa modification par la loi du 15 novembre 2022, celle-ci disposait en son article 4 ce qu’il est entendu par « critères protégés » au sens de cette législation : il s’agit de la grossesse, de l’accouchement, de l’allaitement, de la maternité, de l’adoption ou de la procréation médicalement assistée, dès lors qu’une distinction directe est opérée sur la base du sexe.

Le tribunal rappelle la jurisprudence de la Cour de Justice, dont le célèbre arrêt PAQUAY (C.J.U.E., 11 octobre 2007, Aff. n° C-460/06, PAQUAY c/ SOCIÉTÉ D’ARCHITECTES HOET et MINNE S.P.R.L., EU:C:2007:601), laquelle a progressivement dégagé que l’interdiction de discrimination ne doit pas avoir trait à la grossesse elle-même mais à d’autres situations physiques propres au sexe féminin, ainsi un traitement de fertilité ou une fausse couche, ou encore une interruption de grossesse. Toutes ces situations sont protégées par la loi « genre ». Le tribunal précise que seules les femmes peuvent subir un avortement, avec ses conséquences préjudiciables dans le cadre de la relation de travail. Que la loi « genre » ne mentionne pas spécifiquement l’avortement comme critère protégé n’énerve en rien cette règle.

Son article 33, § 1er, dispose que, lorsqu’une personne qui s’estime victime d’une discrimination (de même que l’Institut ou l’un des groupements d’intérêts) invoque devant la juridiction compétente des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur un critère protégé, il incombe au défendeur de prouver qu’il n’y a pas eu discrimination.

Pour le tribunal, la charge de la preuve est donc renversée, dans la mesure où la victime démontre des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur le genre. Il rappelle encore les motifs de cette modification des règles de preuve, étant qu’il s’agit de faciliter celle-ci pour les victimes de discrimination. Cette question de preuve a été abordée par un arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 février 2009 (C. const., 12 février 2009, n° 17/2009), qui enseigne que la victime d’une discrimination doit établir que la partie défenderesse a posé des actes qui, prima facie, peuvent être discriminants et qu’elle doit établir que ceux-ci ont été posés pour des motifs illicites. Le pouvoir d’appréciation du juge quant à ceux-ci est de droit commun et souverain.

Le tribunal reprend ensuite – et très longuement – les faits intervenus, examinant les pièces produites et les éléments de preuve qu’elles contiennent. Il constate que, pendant toute sa période d’occupation, l’intéressée n’a pas fait l’objet de critiques quant à la qualité de ses prestations.

Sur l’explication donnée par l’employeur tirée de l’obligation de respecter le R.G.P.D., le tribunal oppose le dispositif de l’article 961/1 du Code judiciaire, qui règle la question des attestations de tiers produites en justice. Certains éléments étant déposés – notamment une déclaration de l’auteur du licenciement lui-même –, le tribunal rappelle qui peut être témoin d’une cause, et ce par le renvoi à un arrêt de la Cour de cassation du 22 septembre 1947 (Cass., 22 septembre 1947, Pas., 1947, I, p. 371). L’auteur de la lettre de licenciement ne peut avoir cette qualité, non plus que les personnes qui, au sein de l’entreprise, ont une fonction dirigeante – d’autant que les déclarations déposées par ceux-ci sont postérieures de plus d’un an au licenciement et coïncident avec l’annonce de la procédure à l’initiative de la demanderesse et de l’Institut.

Le tribunal conclut que des faits sont établis permettant de retenir l’existence d’une discrimination directe sur la base du genre et que la présomption n’est pas renversée. Il refuse l’audition de témoins, rappelant que des déclarations ont déjà été produites aux débats et qu’il appartient au juge de décider des mesures d’instruction utiles au règlement du litige, démarche dans laquelle il doit privilégier les mesures les plus simples, les plus rapides et les moins chères.

Il accorde dès lors l’indemnité sollicitée, au titre de sanction du licenciement discriminatoire. Celle pour licenciement manifestement déraisonnable ayant été présentée à titre subsidiaire par la demanderesse n’est pas davantage examinée, le tribunal relevant que les parties admettent que ces deux indemnités ne se cumuleraient pas.

Quant aux prétentions de l’Institut, le tribunal renvoie à un arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 janvier 2016 (C. const., 21 janvier 2016, n° 7/2016), qui autorise le juge à déterminer l’étendue du dommage subi eu égard à ses objectifs statutaires, tenant en compte ses activités ainsi que les initiatives déployées aux fins de faire respecter ses objectifs. Cet arrêt enseigne également que le juge peut prendre en compte le dommage moral subi par la personne de droit, dans son évaluation.

Il retient un préjudice d’ordre essentiellement moral et non quantifiable, qu’il fixe dès lors ex aequo et bono à un euro symbolique.

Le tribunal relève enfin, sur la demande d’affichage, que ceci n’est pas une règle générale prévue comme sanction dans la loi. Ce chef de demande est dès lors rejeté.

Intérêt de la décision

Sur le plan des faits, le tribunal a pu, dans cette affaire, retenir un lien direct entre l’avortement et le licenciement.

Ce lien caténaire étant établi, il a pu rappeler les principes de la loi « genre », en tant qu’elle vise particulièrement la question de la maternité ou de la grossesse. Ces notions ne doivent pas être comprises dans un sens strict, mais visent tout ce qui touche la femme, du fait de la possibilité pour elle d’être enceinte et de donner naissance à un enfant.

Toutes les hypothèses gravitant autour de l’existence de la grossesse et de son évolution jusqu’au terme sont visées. Tombent dès lors dans le champ d’application de la loi tous les avatars ou accidents pouvant survenir dans le cours de celle-ci, ainsi la fécondation in vitro, une fausse couche, l’interruption volontaire de grossesse ou l’avortement. Aucune énumération limitative ne peut être donnée quant à la limite de son champ d’application.

Les faits examinés dans le jugement commenté étaient antérieurs à la loi du 15 novembre 2022 portant modification de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, et de la loi du 16 décembre 2002 portant création de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Actuellement, l’article 4 de la loi a redéfini le critère protégé comme suit : le sexe, la grossesse, la procréation médicalement assistée, l’accouchement, l’allaitement, la maternité, les responsabilités familiales, l’identité de genre, l’expression de genre, les caractéristiques sexuelles et le changement de sexe.

L’on peut rappeler qu’ont été visées en jurisprudence des absences pour incapacité liée à une grossesse. Celles-ci ont été jugées par le Tribunal du travail de Mons et de Charleroi (division La Louvière) comme constituant une discrimination directe dans un jugement du 22 mai 2015 (R.G. 13/758/A).

La Cour du travail de Liège a pour sa part considéré, dans un arrêt du 21 février 2020 (C. trav. Liège, div. Liège, 21 février 2020, R.G. 2019/AL/66 – précédemment commenté), que la maternité (et le désir de maternité), en ce compris le fait de subir une fausse couche et de subir une incapacité de travail résultant de celle-ci, constitue une réalité qui ne concerne que les femmes. Le licenciement intervenant en raison de la maternité d’une travailleuse, de son désir de maternité, de son état de grossesse, de la fausse couche qu’elle a subie ou de l’incapacité de travail résultant de celle-ci constitue donc une discrimination directe sur la base du sexe. Il revient à la demanderesse de démontrer l’existence de faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur celui-ci. Si cette preuve est rapportée, il appartient à l’employeur de prouver qu’il n’y a pas eu de discrimination.


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