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« Ruling » fiscal relatif à des frais forfaitaires payés par l’employeur : opposabilité à l’O.N.S.S. ?

Commentaire de C. trav. Mons, 15 décembre 2022, R.G. 2022/AM/83 (ex 2018/AM/337)

Mis en ligne le mardi 3 octobre 2023


C. trav. Mons, 15 décembre 2022, R.G. 2022/AM/83 (ex 2018/AM/337)

Dans un arrêt du 15 décembre 2022, la Cour du travail de Mons rappelle qu’un « ruling » fiscal, même scrupuleusement respecté par l’employeur, n’est pas opposable à l’O.N.S.S., s’agissant en l’espèce de montants octroyés forfaitairement aux travailleurs admis, sur le plan fiscal, comme remboursement de frais.

Les faits

Une société exploitant une salle de jeux occupe une dizaine de travailleurs. Il est constant que, vu le fonctionnement particulier des salles de jeux de hasard (impliquant une surveillance constante de la salle et des joueurs), les employés ne peuvent prendre de pause en-dehors de la salle, qu’ils ne peuvent dès lors quitter, même pour prendre leur repas.

Un accord est intervenu en 2008 entre la société et le SPF Finances en ce qui concerne l’octroi d’un montant de 10 euros par jour aux membres du personnel au titre de remboursement du repas de midi (« ruling » fiscal). Celui-ci a été renouvelé, s’agissant d’un remboursement forfaitaire de frais propres à l’employeur. Des conditions sont mises à cet accord, étant qu’il ne concerne que les travailleurs chargés de la surveillance des salles de jeux, que toute personne entrant dans cette catégorie bénéficie du régime et que les employés s’engagent à ne pas revendiquer de frais réels dans leur déclaration personnelle en ce qui concerne les frais visés par l’indemnité en cause.

En 2015, intervient un contrôle de l’Inspection sociale, qui remet l’accord en cause, considérant qu’il y a rémunération passible de cotisations sociales. Une régularisation est annoncée pour trois ans, portant sur un total de l’ordre de 17.650 euros. Un échange de correspondance se poursuit avec l’O.N.S.S. Il est alors mis fin au système de remboursement et la société passe à l’octroi de chèques-repas.

Une procédure est introduite devant le tribunal du travail, l’affaire étant renvoyée au rôle. Parallèlement, l’O.N.S.S. sollicite par citation le paiement des régularisations annoncées.

Un jugement est pris par défaut le 13 septembre 2018, condamnant la société aux cotisations réclamées ainsi qu’aux intérêts de retard et aux frais et dépens.

Celle-ci interjette appel.

La décision de la cour

La cour examine en premier lieu la légalité de la régularisation d’office, rappelant la notion de « rémunération » en la matière, qui est celle donnée par l’article 2 de la loi du 10 avril 1965 concernant la protection de la rémunération. Cette disposition prévoit notamment qu’il s’agit du salaire en espèces auquel le travailleur a droit à charge de l’employeur en raison de son engagement, incluant les pourboires ou services, ainsi que les avantages évaluables en argent. L’arrêté royal du 28 novembre 1969 porte par ailleurs en son article 19, § 2, 4°, des exclusions, parmi lesquelles figurent les sommes constituant le remboursement de frais dont la charge incombe à l’employeur.

La cour rappelle que, sur le plan de la preuve, celle-ci incombe à l’employeur, depuis le 1er janvier 2010 : celui-ci doit démontrer la « réalité » des frais en question. Sont admis au titre de preuve tous documents probants ou tous autres moyens de preuve admis par le droit commun (hors le serment). Parmi ces modes de preuve, le forfait peut être retenu et la cour renvoie ici à un précédent arrêt du 2 juin 2022 (C. trav. Mons, 2 juin 2022, R.G. 2021/AM/128), qui a interprété cette disposition comme étant que l’employeur ne doit pas prouver ce genre de frais pour chaque travailleur, mais en quelque sorte justifier ou expliquer que ce qu’il a établi dans ce contexte est réel et existe effectivement. S’agissant de restrictions à la notion de rémunération, la doctrine a par ailleurs relevé que celles-ci doivent être appliquées de manière stricte et que la non-réunion des conditions posées exclura d’office l’application de la règle d’exclusion (la cour renvoyant à M. MORSA, La rémunération en droit de la sécurité sociale, 1re éd., Bruxelles, Larcier, 2020, p. 76).

La cour renvoie également aux instructions administratives de l’O.N.S.S., dans lesquelles l’Office évalue à 10 euros par jour le forfait de route des travailleurs itinérants (incluant l’absence d’accès à des commodités sanitaires, réfectoire, toilettes présentes dans l’entreprise, etc.) et à 7 euros celui des frais de route pour ceux-ci, et ce à la condition que les travailleurs n’aient pas d’autre possibilité que de prendre un repas à l’extérieur.

Enfin, la cour rappelle que les titres-repas sont considérés comme de la rémunération (arrêté royal du 28 décembre 1969 – article 19bis, § 1er, alinéa 1er).

Elle examine, dès lors, les éléments du litige à la lumière de ces règles. Elle précise que la détermination du caractère rémunératoire ou non de frais remboursés par l’employeur est une question de fait, s’agissant de vérifier s’il y a ou non enrichissement du travailleur pour une raison liée directement ou indirectement à l’exécution du contrat de travail.

En règle, le repas du travailleur n’est pas à charge de l’employeur, s’agissant de frais qui lui sont propres (celui-ci pouvant emporter son repas, aller au restaurant, etc.). Elle précise que, pour les « travailleurs itinérants », qui n’ont pas d’autre possibilité que de prendre leur repas à l’extérieur, la situation est différente et que l’O.N.S.S. est autorisé à considérer qu’il ne s’agit pas de montants rémunératoires passibles de cotisations de sécurité sociale.

En l’espèce, l’impossibilité de quitter le lieu de travail n’est pas établie et, par ailleurs, les travailleurs n’ont pas la qualité de travailleurs itinérants. Les instructions administratives ne peuvent donc être appliquées. Et la cour de préciser encore que le montant de 10 euros alloué est plutôt une contrepartie de l’obligation faite aux employés de rester sur le lieu du travail pendant la pause de repas. Cette indemnité est plutôt versée vu « l’absence de commodité » et la situation est tout à fait différente de celle des travailleurs itinérants.

Enfin, la cour précise qu’elle n’est pas liée par la position du SPF Finances, qui a admis qu’il y a remboursement de frais propres à l’employeur au sens de la législation fiscale.

Elle confirme dès lors la décision de l’O.N.S.S.

Par ailleurs, la société invoquant une faute de l’O.N.S.S., au motif qu’il aurait pris une décision avec effet rétroactif, et ce nonobstant le « ruling » fiscal, heurtant ainsi ses attentes légitimes, la cour examine une demande de dommages et intérêts. Celle-ci porte sur l’effet rétroactif de la décision, la société estimant qu’il aurait fallu prendre une décision ayant uniquement des effets pour l’avenir.

Elle souligne ici qu’« il serait idéal que les administrations chargées de l’application et du contrôle des législations sociale et fiscale se coordonnent et aient une lecture identique des cas particuliers » (10e feuillet). Cependant, soulignant que les réglementations ont un objet distinct, elle relève que des conflits d’interprétation sont inévitables et que les administrations sont autonomes.

Dans la mesure où l’O.N.S.S. a respecté le délai de prescription, la régularisation peut porter sur une période passée.

La société sollicitant encore la suspension du cours des intérêts, la cour rappelle que la sanction de l’abus de droit résultant d’un retard excessif de la mise en état de l’action introduite ne peut consister en l’écartement pur et simple des intérêts moratoires, voire en la réduction du taux de ceux-ci, dès lors qu’ils sont généralement prévus par la loi. Le juge peut néanmoins suspendre la période de calcul sans violer le prescrit légal relatif au principe des intérêts et à leur point de départ.

La cour va rejeter cette demande, au motif que l’appel a été introduit en octobre 2018 et que l’affaire a été renvoyée au rôle, entraînant son omission de celui-ci en décembre 2021 par application de l’article 730, § 2, du Code judiciaire, et que le dossier a été « réactivé » par l’O.N.S.S. en février 2022. La société n’a pas diligenté la cause et elle savait qu’elle courait le risque de voir le jugement confirmé. Cette demande est également rejetée.

Intérêt de la décision

Cet arrêt, relatif à un seul point, étant le caractère rémunératoire ou non du forfait journalier accordé aux employés dans les conditions décrites ci-dessus, rappelle une règle importante. Dans une telle situation, l’employeur a obtenu sur le plan fiscal un « ruling », faisant admettre que le forfait versé soit considéré comme un remboursement forfaitaire de frais propres à l’employeur.

L’on notera que ce « ruling », pour exister, doit faire l’objet d’un accord et, en l’espèce, il a été octroyé pour une première période de cinq ans et a été renouvelé à des conditions particulières, trouvant son fondement dans la loi du 7 mai 1999 et ses arrêtés d’exécution, qui réglementent le fonctionnement des salles de jeux de hasard, imposant aux membres du personnel affectés à la surveillance de la salle et des joueurs de ne pas quitter la salle de jeux elle-même, et ce même pour prendre leur repas.

La société a apparemment scrupuleusement respecté les conditions de ce « ruling ». La cour du travail rappelle cependant qu’il est inopposable à l’O.N.S.S., les législations sociale et fiscale étant distinctes et poursuivant de manière autonome des finalités différentes. Aucune des deux législations ne prime l’autre et il ne peut être imposé à l’O.N.S.S. de respecter l’accord intervenu avec l’administration fiscale.


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