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Responsabilité de l’employeur public en cas d’absence d’audition préalable au licenciement

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 2 mars 2022, R.G. 2019/AB/71

Mis en ligne le lundi 29 août 2022


Cour du travail de Bruxelles, 2 mars 2022, R.G. 2019/AB/71

Terra Laboris

Dans un arrêt du 2 mars 2022, la Cour du travail de Bruxelles reprend la position des hautes cours quant à la question de l’obligation préalable au licenciement du contractuel du secteur public, débat auquel deux arrêts de la Cour constitutionnelle ont mis fin.

Les faits

Un agent contractuel a été engagé par le SPF Justice afin d’assurer des tâches de contrôle et de gestion d’un palais de justice.

Un incident oppose celui-ci à sa hiérarchie en 2015, au cours duquel son comportement lui est reproché. Celui-ci conteste avoir commis un écart.

Des questions d’horaires de prestation opposent ensuite les parties et des discussions interviennent, aboutissant à un entretien à la suite duquel un compte rendu très détaillé est établi. Celui-ci – dont la teneur précise est contestée par l’intéressé – est un avertissement.

Des difficultés ultérieures sont reprises dans l’évaluation qui intervient au début de l’année 2016.

L’intéressé est licencié par courrier du 3 mars 2016, moyennant paiement d’une indemnité de rupture. La lettre de licenciement fait référence à un « manque de sérieux et de conscience ».

Des échanges sont poursuivis entre le conseil de l’employé et l’employeur, étant notamment contestés l’absence d’audition préalable ainsi que le licenciement lui-même, que l’employé estime abusif.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail du Brabant wallon (division Nivelles), qui statue par jugement du 20 décembre 2018, allouant à l’intéressé un petit complément d’indemnité compensatoire de préavis et le déboutant du surplus de ses demandes, celui-ci ayant postulé un montant de 12.500 euros au titre de dommages et intérêts pour perte d’une chance de conserver son emploi, la même somme au titre de dommages et intérêts pour licenciement abusif et un montant de l’ordre de 8.870 euros pour licenciement manifestement déraisonnable au sens de la C.C.T. n° 109.

La décision de la cour

Sur la demande de dommages et intérêts pour perte d’une chance de conserver son emploi, la cour examine longuement la question de la faute reprochée à l’Etat belge et, pour ce, reprend les principes applicables lorsqu’il s’agit de retenir une faute de l’autorité administrative.

Dans un arrêt du 9 février 2017 (Cass., 9 février 2017, n° C.13.0528.F), la Cour de cassation a jugé que la faute de l’autorité administrative pouvant engager sa responsabilité sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil consiste en un comportement qui, ou bien s’analyse en une erreur de conduite devant être appréciée suivant le critère de l’autorité normalement soigneuse et prudente, placée dans les mêmes conditions, ou bien (sous réserve d’une erreur invincible ou d’une autre cause de justification) que celle-ci viole une norme de droit national ou un traité international ayant des effets directs dans l’ordre interne, qui impose à cette autorité de s’abstenir ou d’agir d’une manière déterminée (13e feuillet).

La responsabilité de l’Etat peut être engagée non seulement si celui-ci n’a pas respecté les normes écrites mais également les principes généraux. L’erreur invincible peut exonérer l’Etat de sa responsabilité et la cour précise, renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation (citant notamment Cass., 6 octobre 2014, n° S.11.0048.F), que l’erreur de droit peut être considérée comme une erreur invincible par le juge en raison de certaines circonstances. Le contrôle de la Cour de cassation sera de vérifier si le juge du fond, qui a un pouvoir souverain pour constater les circonstances en cause, a pu légalement déduire de celles-ci l’existence de la cause de justification. Renvoi est fait à la personne raisonnable et prudente placée dans les mêmes circonstances, la cour distinguant encore l’hypothèse de l’erreur invincible de la simple erreur excusable que commettrait un homme raisonnable.

Elle en vient ensuite au principe audi alteram partem, reprenant le débat sur la question et citant les deux arrêts de la Cour constitutionnelle (C. const., 6 juillet 2017, n° 86/2017 et C. const., 22 février 2018, n° 22/2018), laquelle a considéré que le principe en cause impose à l’autorité publique d’entendre préalablement la personne à l’égard de laquelle est envisagée une mesure grave pour des motifs liés à sa personne ou à son comportement. Pour la Cour constitutionnelle, l’autorité publique agit nécessairement en tant que gardienne de l’intérêt général et elle doit statuer en pleine et entière connaissance de cause lorsqu’elle prend une telle mesure.

Elle reprend également l’arrêt de la Cour de cassation du 12 octobre 2015 (Cass., 12 octobre 2015, n° S.13.0026.N), dans lequel était reproché au juge du fond par le pourvoi d’avoir violé le principe général de bonne administration appelé obligation d’audition préalable. Dans son arrêt, la Cour a exclu l’application du principe invoqué, les dispositions relatives au licenciement dans la loi du 3 juillet 1978 (articles 32, 3°, 37, § 1er, alinéa 1er, et 39, § 1er, alinéa 1er) n’obligeant pas l’employeur à entendre un travailleur avant de procéder à celui-ci. Elle a en conséquence décidé qu’il ne peut être dérogé à ces règles en vertu d’un principe général de bonne administration.

La cour du travail rappelle encore que le Conseil d’Etat est également intervenu (C.E., 27 septembre 2016, n° 235.871), confirmant la position de la Cour de cassation.

Appliquant la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, la cour du travail estime cependant que l’Etat belge aurait dû entendre l’intéressé préalablement au licenciement, le principe audi alteram partem étant applicable aux agents contractuels occupés par une autorité publique lorsque leur licenciement est envisagé pour des motifs liés à leur attitude.

En l’espèce, l’intéressé a été entendu six mois avant son licenciement, mais cette audition ne pouvait dispenser l’Etat belge de l’entendre au moment de celui-ci, et ce d’autant qu’une telle convocation doit s’accompagner de l’annonce de ce qu’un licenciement est envisagé et qu’il aura la possibilité de consulter le dossier et d’être assisté pour pouvoir se défendre utilement. Ceci en l’espèce n’a jamais eu lieu.

La cour note que le licenciement est intervenu quelques mois après l’arrêt de la Cour de cassation mais au moment où le Conseil d’Etat ne s’était pas encore prononcé, et ce avant les arrêts de la Cour constitutionnelle, le licenciement datant du 3 mars 2016, l’arrêt de la Cour de cassation du 12 octobre 2015, l’arrêt du Conseil d’Etat du 27 septembre 2016 et les arrêts de la Cour constitutionnelle des 6 juillet 2017 et 22 février 2018.

La question se pose, pour la cour, de savoir si, en ne procédant pas à l’audition de l’intéressé avant de le licencier, l’Etat belge a commis une erreur invincible, étant de savoir s’il s’est comporté comme l’aurait fait tout employeur raisonnable et prudent. La cour conclut par la négative, considérant que la simple existence de plusieurs interprétations du droit (pas plus que l’existence d’un arrêt de la Cour de cassation) ne peut suffire à retenir l’existence de cette erreur invincible.

Elle rappelle qu’à l’époque, la jurisprudence et la doctrine francophones du pays étaient majoritairement favorables à l’application du principe dans une telle hypothèse et que le délai séparant l’arrêt de la Cour de cassation de la date de licenciement était relativement court pour pouvoir apprécier si les juridictions se rallieraient à l’interprétation donnée par celle-ci.

Elle souligne qu’après cet arrêt, la doctrine restait divisée sur la question de savoir s’il était ainsi mis fin aux controverses doctrinales et jurisprudentielles, et la cour de reprendre diverses contributions doctrinales sur le débat, soulignant que les auteurs invoquaient déjà l’existence d’une discrimination entre les agents contractuels et les agents statutaires.

Elle pointe encore que la Cour constitutionnelle, interrogée sur la question, l’a été par un jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles du 14 avril 2016 et que, dans le même temps, des décisions continuaient à aller dans le sens de l’obligation d’audition préalable (la cour citant Trib. trav. Liège, div. Dinant, 18 janvier 2016, R.G. 14/481/A cité par S. GILSON, F. LAMBINET et Z. TRUSGNACH, Les obligations particulières de l’employeur public lors du licenciement des travailleurs contractuels – les méandres de la doctrine et de la jurisprudence à la croisée des droits administratif et social, Anthémis, 2016, p. 84).

La cour en conclut que l’Etat belge ne s’est pas comporté comme tout employeur public raisonnable et prudent placé dans les mêmes circonstances et que l’erreur invincible ou toute autre cause de justification ne peut être retenue. Il y a une faute et celle-ci a causé un dommage en lien causal. Il s’agit de la perte d’une chance de conserver l’emploi. La cour applique le mode d’évaluation habituel, étant l’évaluation ex aequo et bono. Elle alloue de ce chef une indemnité de 2.500 euros, s’alignant sur diverses décisions en ce sens (dont C. trav. Bruxelles, 6 janvier 2021, R.G. 2018/AB/233).

Pour les autres chefs de demande, l’intéressé est débouté, le licenciement étant fondé sur des motifs de conduite.

Intérêt de la décision

La particularité de l’espèce tranchée est l’époque du licenciement, puisque, comme la cour le rappelle, début 2016, seule une décision d’une haute cour avait été rendue, à savoir l’arrêt de la Cour de cassation du 12 octobre 2015 (Cass., 12 octobre 2015, n° S.13.0026.N – préalablement commenté), mais que ni le Conseil d’Etat ni la Cour constitutionnelle ne s’étaient encore prononcés.

La Cour constitutionnelle a rendu deux arrêts déterminants sur la question et leur autorité n’est pas contestée, l’obligation de respecter le principe audi alteram partem ayant ainsi été affirmée avec force. Rappelons qu’il vise uniquement l’hypothèse où est envisagée une mesure grave concernant le travailleur contractuel décidée pour des motifs liés à sa personne ou à son comportement. Ceci vise le cas où une telle mesure grave est susceptible d’intervenir en raison d’une appréciation négative du comportement. La Cour a posé le principe de l’obligation d’information préalable afin que l’intéressé puisse faire valoir utilement ses observations. Elle a confirmé que la différence objective entre la relation de travail statutaire et la relation de travail contractuelle ne peut justifier, pour les agents d’une autorité publique, une différence de traitement dans l’exercice du droit garanti par le principe en cause.

C’est dès lors la discrimination entre travailleurs statutaires et travailleurs contractuels qui a été l’élément déterminant.


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