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Récupération d’indu : pouvoir du juge en cas de décision non contestée dans le délai de recours

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 14 juin 2022, R.G. 2021/AL/222 et 2021/AL/223

Mis en ligne le mardi 28 mars 2023


Cour du travail de Liège (division Liège), 14 juin 2022, R.G. 2021/AL/222 et 2021/AL/223

Terra Laboris

Dans un arrêt du 14 juin 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) reprend les effets de l’article 159 de la Constitution, qui permet au juge de procéder à la vérification de la légalité interne et externe d’un acte administratif, s’agissant en l’espèce de décisions de récupération d’indu non contestées en temps utile, pour lesquelles un titre exécutoire a été demandé postérieurement en justice.

Les faits

Un couple vit avec leur fils, sa compagne et leur bébé. Ce couple bénéficie du revenu d’intégration sociale. Ils informent le travailleur social en charge de leur dossier, lors d’une visite de celui-ci à leur domicile, du fait que leur fils a entrepris une activité professionnelle. Une recherche à la B.C.S.S. fait alors apparaître que celui-ci (ainsi que sa compagne) avait par le passé travaillé en intérim et, ensuite, en contrat à durée déterminée. Un complément d’enquête est alors entrepris.

Au cours de celui-ci, le père déménage, sollicitant le revenu d’intégration sociale auprès d’un autre C.P.A.S.

Le C.P.A.S. initialement compétent (Liège) prend une décision le 9 juillet 2019 en vue de retirer le revenu d’intégration sociale pour la période correspondant à la durée d’occupation professionnelle des deux cohabitants, de récupérer un montant de l’ordre de 3.000 euros et d’imposer une sanction administrative de suspension du R.I.S. pendant cinq mois (pour chacun des deux parents). Pour le C.P.A.S., vu que n’ont jamais été produites les fiches de paie demandées permettant d’établir le montant des revenus du fils, il y avait impossibilité de vérifier le droit au revenu d’intégration sociale.

Les décisions du C.P.A.S. ne sont pas contestées dans le délai légal. Une requête est déposée, ultérieurement, par le C.P.A.S., sollicitant la condamnation de chacun des parents au remboursement d’un indu.

Deux jugements sont rendus par le tribunal du travail le 11 mars 2021, accueillant la demande du C.P.A.S.

Appel a été interjeté.

Les arrêts de la cour du travail

La cour du travail a rendu deux arrêts.

L’arrêt du 9 novembre 2021

Cet arrêt ordonne la réouverture des débats, posant la question de la marge de manœuvre dont la cour dispose en application de l’article 159 de la Constitution. L’objet de la réouverture des débats est de préciser si et dans quelle mesure les juridictions du travail, saisies d’une demande de titre exécutoire par une institution de sécurité sociale, ont la possibilité de remettre en cause la décision de récupération prise préalablement et contre laquelle l’assuré social n’a pas introduit de recours en temps utile. La cour précise que la jurisprudence exerce généralement un contrôle plein et entier sur celle-ci et n’octroie un titre à l’administration que si l’institution établit le bien-fondé de la récupération qu’elle poursuit. Par ailleurs, le fait de ne pas rendre obligatoire une décision de l’autorité, en application de l’article 159 de la Constitution, a uniquement pour conséquence de ne faire naître ni droits ni obligations pour les intéressés sans porter atteinte à l’existence même de cette décision. La règle est formulée en termes généraux et ne fait aucune distinction entre les actes administratifs qu’elle vise. Elle s’applique ainsi aux décisions, même non réglementaires, de l’administration et aux actes administratifs, fussent-ils individuels.

L’arrêt du 14 juin 2022

Il s’agit d’un arrêt rendu par défaut contre les parties appelantes, qui n’ont ni conclu ni comparu.

La cour poursuit l’examen de la cause en droit, eu égard aux questions faisant l’objet de la réouverture des débats. Elle rappelle dans un premier temps l’article 159 de la Constitution, ainsi que les commentaires que celui-ci a suscités en doctrine et en jurisprudence. Il est en effet acquis que cette disposition semble opposée à l’idée selon laquelle une décision de récupération non contestée dans le délai légal s’imposerait au tribunal du travail en ce sens que ce dernier serait obligé d’accorder un titre exécutoire à l’institution sans pouvoir apprécier le bien-fondé de la récupération (M. VERWILGHEN, « Le droit administratif et le droit de sécurité sociale », Regards croisés sur la sécurité sociale, 2012, Liège, Anthémis, pp. 640 et s.).

Par ailleurs, l’enseignement de la Cour de cassation est clair : le fait de ne pas rendre obligatoire une décision de l’autorité en application de l’article 159 de la Constitution a uniquement pour conséquence de ne faire naître ni droits ni obligations pour les intéressés, sans porter atteinte à l’existence même de cette décision (Cass., 29 juin 1999, n° P.98.0109.N).

En sécurité sociale, il faut savoir si et dans quelle mesure les juridictions du travail, saisies d’une demande de titre exécutoire par une institution de sécurité sociale, ont la possibilité de remettre en cause la décision de récupération prise préalablement et contre laquelle l’assuré social n’a pas introduit de recours en temps utile. Malgré des « hésitations jurisprudentielles », il est admis que la jurisprudence exerce généralement un contrôle et entier sur ces décisions de récupération et qu’elles n’octroient un titre à l’administration que si celle-ci établit le bien-fondé de la récupération qu’elle poursuit (H. MORMONT et J. MARTENS, « La révision des décisions administratives et la récupération de l’indu dans la Charte de l’assuré social », Dix ans d’application de la Charte de l’assuré social, 2008, Waterloo, Kluwer, pp. 86 et s.).

Dans la jurisprudence de la Cour de cassation, la cour du travail relève encore un arrêt du 17 mars 2003 (Cass., 17 mars 2003, n° S.02.0022.N), qui enseigne que l’inapplication de l’acte a pour seule conséquence de le priver d’effets juridiques pour celui qui peut s’en prévaloir.

En matière de revenu d’intégration sociale, la question doit dès lors s’apprécier sur la base des ces principes. La cour reprend les règles de la loi du 26 mai 2002 et de son arrêté royal d’exécution du 11 juillet 2002 en ce qu’ils concernent particulièrement la cohabitation avec des ascendants ou descendants majeurs du premier degré, les ressources de ces derniers pouvant être totalement ou partiellement prises en considération. La cour rappelle qu’il s’agit ici non d’une obligation mais d’une faculté, qui peut être soumise à l’appréciation des juridictions du travail, le pouvoir judiciaire ayant le pouvoir de contrôler l’usage que le C.P.A.S. fait de la faculté lui accordée par le texte légal.

La cour du travail rappelle que, en règle, les ressources sont prises en compte sauf à démontrer que des circonstances particulières justifient une décision en sens contraire, ainsi en cas de dépenses importantes et de revenus limités.

Le demandeur de revenu d’intégration a par ailleurs l’obligation de collaborer afin de permettre au C.P.A.S. de disposer de tous éléments susceptibles d’intervenir dans son appréciation de l’état de besoin. S’il ne s’agit pas d’une condition d’octroi, ce manque de collaboration peut entraîner la privation du revenu lorsque l’absence de réponse ou des réponses évasives, incomplètes ou inexactes ne permettent pas au C.P.A.S., non plus qu’au tribunal ultérieurement, de vérifier si les conditions légales sont remplies.

En l’espèce, la cour constate que l’absence de collaboration ne rend pas impossible la vérification de la condition de ressources. Le fait que l’indu n’ait pas été contesté en temps utile ne fait pas obstacle à ce qu’elle examine le bien-fondé de la demande du C.P.A.S., l’article 159 de la Constitution permettant au juge de vérifier le bien-fondé de la décision de récupération d’indu même si celle-ci n’a pas été contestée en temps utile, dès lors que le tribunal est saisi afin d’obtenir un titre exécutoire.

Le Centre considérant que le comportement des appelants constituerait un aveu judiciaire du bien-fondé de sa position, la cour rappelle que la réglementation afférente au revenu d’intégration sociale est largement d’ordre public et que le propre de l’ordre public est d’être soustrait à la volonté des parties, de sorte que les conventions en la matière sont inopérantes. Sont prohibés l’acquiescement, la transaction ou le désistement d’action, de même que l’aveu. Le fait de ne pas comparaître ne permet pas de remettre en cause la demande formulée dans le cadre de l’appel.

Suivant ensuite les informations figurant dans le dossier du ministère public, la cour tient en l’espèce compte d’une partie des revenus. Les appels sont dès lors partiellement fondés.

Sur la question des intérêts, la cour retient, vu le comportement des appelants tant à l’égard du C.P.A.S. que des juridictions du travail, qu’il y avait intention frauduleuse permettant d’en fixer le point de départ aux dates de paiement, conformément à l’article 24, § 4, de la loi du 26 mai 2002.

Intérêt de la décision

Les deux arrêts de la cour du travail posent la question de l’étendue des pouvoirs du juge en cas de décision de récupération non contestée dès lors qu’il est saisi par l’institution de sécurité sociale d’une demande de titre exécutoire.

Ils ont un intérêt doctrinal sur la question des effets de l’écartement d’un acte en application de l’article 159 de la Constitution. Est notamment rappelé que, sur la base de celui-ci, les juridictions ont le pouvoir et le devoir de vérifier la légalité interne et la légalité externe de tout acte administratif sur lequel est fondée une demande, une défense ou une exception. En cas d’illégalité de l’acte, le juge ne peut cependant se substituer à l’autorité administrative pour faire ce qu’elle eut pu faire. Il peut rendre l’acte inapplicable, ce qui signifie que celui qui peut s’en prévaloir se voit privé des effets juridiques liés à celui-ci. C’est lors de l’examen du bien-fondé de la demande de titre exécutoire qu’il peut être procédé à la vérification de la justesse de la décision de récupération prise préalablement et non contestée dans le délai légal.

La présente espèce en est un cas d’application éclairant, la cour ayant décidé de prendre en compte, mais partiellement uniquement, les revenus professionnels du cohabitant.


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