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Limitation de la période d’octroi d’allocations d’insertion : un nouvel arrêt de la Cour du travail de Bruxelles

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 11 septembre 2019, R.G. 2016/AB/651 et 2016/AB/661

Mis en ligne le lundi 6 mars 2023


Cour du travail de de Bruxelles, 11 septembre 2019, R.G. 2016/AB/651 et 2016/AB/661

Terra Laboris

Limitation de la période d’octroi d’allocations d’insertion : un nouvel arrêt de la Cour du travail de Bruxelles

Par arrêt du 11 septembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles réitère la critique faite à l’arrêté royal du 28 décembre 2011, dont le préambule ne permet pas de comprendre les motifs du recul significatif opéré dans la situation des assurés sociaux, les objectifs liés à l’intérêt général n’étant nullement démontrés.

Les faits

Une assurée sociale, mère de trois enfants, née en 1971, a perçu des allocations d’insertion à partir de mars 1992. Elle fait l’objet d’une décision d’exclusion à dater du 1er janvier 2015. Celle-ci est fondée sur l’arrêté royal du 28 novembre 2011, qui a limité le droit aux allocations d’insertion à une période de 3 ans.

Auparavant, l’intéressée a connu deux périodes de travail, la première à partir du 30 mai 2006, pour une période de 17 mois, et la seconde à partir du 1er novembre 2008, pour 8 mois. Suite à la décision de l’ONEm, elle a demandé au C.P.A.S. le revenu d’intégration sociale.

Elle a, parallèlement, introduit une action contre l’ONEm, demandant l’annulation de la décision administrative.

Le C.P.A.S. est intervenu volontairement dans la procédure, par requête déposée en cours d’instance. Il sollicite également l’annulation de la décision litigieuse et demande la condamnation de l’ONEm au paiement des allocations d’insertion à partir du 1er janvier 2015.

Le jugement, rendu par le Tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre) le 17 juin 2016, déboute la demanderesse, son recours étant considéré non fondé. Dans la foulée, la demande du C.P.A.S. l’est également.

Appel est interjeté à la fois par la demanderesse originaire, qui sollicite la réformation du jugement dans toutes ses dispositions (hors sur la recevabilité), et par le C.P.A.S., qui suit cette position.

La décision de la cour

Après avoir examiné la question de la recevabilité des appels ainsi que de celle de l’intervention volontaire (que la cour retient, sur pied de l’article 18 du Code judiciaire, étant que l’intérêt du C.P.A.S. existe toujours en appel, celui-ci demandant à être déchargé du poids financier que constitue le revenu d’intégration sociale – résiduaire par rapport aux allocations d’insertion), la cour en vient à l’examen du fond.

Il s’agit de la question de l’obligation de standstill, visée à l’article 23 de la Constitution. La cour rappelle le texte de cette disposition et se livre à un examen en droit, très approfondi, de cette théorie ainsi que des décisions de la Cour de cassation sur la question. Elle rappelle notamment l’arrêt du 18 mai 2015 (Cass., 18 mai 2015, n° S.14.0042.F), où la Cour a énoncé que, dans les matières qu’il couvre, l’article 23 de la Constitution implique une obligation de standstill qui s’oppose à ce que l’autorité compétente réduise sensiblement le degré de protection offert par la législation applicable sans qu’existent, pour ce faire, de motifs liés à l’intérêt général.

Dans un précédent arrêt du 15 décembre 2014 (Cass., 15 décembre 2014, n° S.14.0011.F), elle avait déjà énoncé qu’en matière d’aide sociale, l’article 23 implique une obligation de standstill, celle-ci s’opposant à ce que le législateur et l’autorité réglementation compétents réduisent ce niveau de protection, et ce sans qu’existent de tels motifs.

La cour du travail précise que le contrôle des juridictions du travail n’est pas un contrôle d’opportunité, le législateur conservant le pouvoir d’apprécier de quelle manière le droit dont il dispose, étant de réduire sensiblement le niveau de protection offert par la norme applicable, sera le plus adéquatement assuré, tout en sachant qu’il ne peut opérer un recul significatif du droit conféré sans motifs d’intérêt général.

La cour reprend la doctrine de F. LAMBINET (F. LAMBINET, « Mise en œuvre du principe de standstill dans le droit de l’assurance chômage : quelques observations en marge de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018 », Bull. Terra Laboris, n° 61, p. 2), qui a repris les étapes du raisonnement ainsi que les règles en matière de répartition de la charge de la preuve. Sur ce deuxième point, l’auteur précise que le requérant est tenu de démontrer un amoindrissement du niveau de protection préalablement reconnu à un droit fondamental (qui doit être significatif) et l’autorité normative doit prouver la légitimité et la proportionnalité de la disposition (significativement) régressive épinglée.

La cour fait ensuite une juste application de cette méthodologie.

Elle examine en premier lieu si existe un recul significatif du niveau de protection et rejette l’argument de l’ONEm, qui propose une comparaison avec des systèmes législatifs étrangers. La limitation du droit aux allocations d’insertion imposée par l’article 63, § 2, de l’arrêté royal organique depuis sa modification par l’arrêté royal du 28 décembre 2011 constitue un recul du degré de protection de l’intéressée. Auparavant, le droit aux allocations d’insertion était accordé sans limite de temps et il est actuellement limité à 36 mois. Le recul est significatif : il entraîne en effet la suppression, sans aucune mesure compensatoire, des allocations en cause.

Ensuite, la cour examine la justification qui pourrait être invoquée à ce recul significatif et elle renvoie à la doctrine de D. DUMONT (D. DUMONT, « Dégressivité accrue des allocations de chômage versus principe de standstill », J.T., 2013, p. 773). Pour cette doctrine autorisée, les auteurs de la norme doivent s’expliquer soigneusement, dans l’acte litigieux, sur les mesures qui motivent la régression.

En l’espèce, l’urgence a été invoquée pour obtenir l’avis du Conseil d’Etat dans un délai de 5 jours. Elle ne l’a pas été pour justifier le recul de la protection sociale.

La cour voit, dans les motifs avancés par le législateur (réglementaire), trois éléments possibles, étant (i) un objectif budgétaire, (ii) la volonté de favoriser l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi et (iii) un objectif d’un taux d’emploi de 73,2% en 2020. Ceux-ci sont conformes à l’intérêt général. Se pose cependant la question de savoir si le recul de la protection sociale est approprié et nécessaire à la réalisation de ces motifs.

Elle constate que les éléments produits par l’ONEm ne sont pas déterminants, d’autant que l’intéressée n’appartient pas à la catégorie de « jeunes travailleurs » visée par la politique d’insertion de ceux-ci.

La cour constate encore, renvoyant à la doctrine de I. HACHEZ (I. HACHEZ, « Le principe de standstill : actualités et perspectives », R.C.J.B., 2012, p. 14), que le critère de nécessité n’est pas rencontré, l’ONEm n’établissant pas si une mesure moins régressive existait, susceptible d’atteindre le même objectif.

La cour rejette également d’autres arguments avancés par l’ONEm, sur le caractère « raisonnable et proportionné » de la mesure, concluant que, si l’intéressée a pu bénéficier de l’aide d’un C.P.A.S., ceci ne suffit pas à conférer au recul opéré le caractère proportionné requis.

Elle conclut à la non-conformité de l’article 9, 2°, de l’arrêté royal du 28 décembre 2011 à l’article 23 de la Constitution et à l’effet de standstill qui en découle. Cette disposition est dès lors écartée.

Le jugement se trouve en conséquence réformé, l’intéressée se voyant rétablie dans ses droits aux allocations d’insertion à dater du 1er janvier 2015.

Intérêt de la décision

Ce nouvel arrêt rendu sur la question du standstill en matière d’allocations d’insertion confirme le large courant jurisprudentiel récent, concluant à la non-conformité de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 en son article 63, § 2, à l’article 23 de la Constitution.

L’on notera, sur la question, le nouvel apport en doctrine, étant l’article de D. DUMONT : « Le principe de standstill comme instrument de rationalisation du processus législatif en matière sociale. Un plaidoyer illustré (première partie) », paru au J.T. du 28 septembre 2019, n° 6784, la seconde partie étant annoncée.

La contribution doctrinale part de l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 6/2009, rendu en matière de G.R.A.P.A., où, sur la base du principe de standstill, elle a annulé la condition de passé de résidence de 10 ans qui avait été introduite par le législateur pour restreindre l’accès à la garantie de revenus aux personnes âgées.

Pour le Professeur DUMONT, le raisonnement de la Cour constitutionnelle tend à faire du standstill un instrument juridique de rationalisation du processus législatif en matière sociale.

Son application dans la problématique de la limitation des allocations d’insertion fait régulièrement l’objet d’interventions des juridictions du travail.

Comme l’a fait la cour, l’on peut encore renvoyer très utilement à la doctrine de F. LAMBINET (F. LAMBINET, « Mise en œuvre du principe de standstill dans le droit de l’assurance chômage : quelques observations en marge de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018 », Bull. Terra Laboris, n° 61, p. 2).


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