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Déplacement domicile-lieu du travail : temps de travail à rémunérer ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 22 juin 2021, R.G. 19/524/A

Mis en ligne le mardi 15 mars 2022


Tribunal du travail de Liège (division Namur), 22 juin 2021, R.G. 19/524/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 22 juin 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) reprend l’enseignement de la Cour de Justice concernant la rémunération du temps de déplacement effectué quotidiennement par un travailleur entre son domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par son employeur : cette situation n’est cependant pas à comparer à celle où le travailleur a plusieurs lieux de travail en fonction du jour de la semaine.

Les faits

Une animatrice a été engagée par une association active dans l’encadrement de groupes d’enfants dans le contexte scolaire, extra-scolaire et de stage. Elle a signé deux contrats à durée déterminée et à temps partiel. Le premier a couru pendant une période de neuf mois. Il a été suivi d’une interruption de près de deux mois et le second a alors pris cours pour la même durée. Ces durées coïncident avec l’année scolaire.

Elle a introduit une procédure aux fins d’obtenir paiement d’une part du temps de déplacement entre son domicile et le lieu de travail (différent selon le jour de la semaine) ainsi qu’entre les lieux de prestation eux-mêmes et d’autre part du temps de préparation de ses animations. Ces postes sont réclamés au titre de rémunération.

Elle demande également des sursalaires sur les heures excédant le quota d’heures complémentaires prestées ainsi que des frais de déplacement eux-mêmes.

Elle ajoute à sa demande des dommages et intérêts pour abus de droit dans la non-reconduction de son dernier contrat ainsi que pour non-adaptation du contrat conformément au régime de travail effectivement presté.

La décision du tribunal

Le tribunal se penche en premier lieu sur la question du temps de travail, examinant successivement le temps de déplacement domicile-écoles ainsi que celui entre écoles. Il aborde également la problématique du temps de préparation ainsi que, ensuite, les sursalaires excédant le quota d’heures complémentaires et, enfin, la question des dommages et intérêts.

Sur le temps de déplacement domicile-écoles, il constate que les parties sont en désaccord sur le déplacement lui-même, la demanderesse considérant que le lieu de travail est variable, alors que, pour la défenderesse, celui-ci est fixe.

En droit, le tribunal rappelle que les déplacements domicile-lieu de travail ne sont pas considérés comme du temps de travail si le lieu du travail est fixe. Le motif est en que, pendant ce déplacement, le travailleur n’est pas à la disposition de son employeur (citant notamment M. DE GOLS, Les temps de travail, Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 38).

Il aborde également le droit européen, puisque, dans son arrêt du 10 septembre 2015 (C.J.U.E., 10 septembre 2015, Aff. n° C-266/14, FEDERACION DE SERVICIOS PRIVADOS DEL SINDICATO COMISIONES OBRERAS (CC.OO), EU:C:2015:578), la Cour de Justice s’est prononcée à propos des travailleurs itinérants (sans lieu de travail fixe ou habituel), concluant que, dans les circonstances concrètes de l’espèce, le temps de déplacement consacré par ces travailleurs aux trajets quotidiens sans passer au préalable par le siège de l’entreprise, trajet allant ainsi du domicile aux sites du premier client désigné par l’employeur et du dernier client au domicile, constituait du temps de travail. Le tribunal souligne que la Cour de Justice a appliqué la notion de temps de travail telle que définie à l’article 2.1 de la Directive, et ce à la lumière de trois éléments constitutifs, étant que (i) le travailleur doit être dans l’exercice de ses activités ou de ses fonctions, (ii) il doit être à la disposition de l’employeur pendant ce temps et (iii) il doit être au travail au cours de la période considérée.

Devant apprécier en l’espèce si le lieu du travail de la demanderesse était fixe ou variable, le tribunal constate que le contrat prévoyait que les prestations de travail seraient effectuées sur l’ensemble de la Wallonie et que la travailleuse acceptait que son lieu de travail puisse être modifié. Dans la pratique, l’intéressée a reçu une grille en début de prestation et cette grille est restée fixe pendant la durée de chaque contrat. Ainsi, si les lieux de prestation étaient différents chaque jour, ils restaient identiques en fonction de la journée prestée (les lundis prévoyant une première prestation à Jambes et la dernière à Champion, le mardi la première à Belgrade et la dernière à Meux, etc.).

Le tribunal a estimé, vu ces éléments, que le lieu de travail n’est pas variable et que, même à supposer qu’ait existé un changement ponctuel du lieu de travail par rapport à la grille, ceci ne permet pas de retenir une telle conclusion.

Quant au temps de déplacement entre écoles, la demanderesse estime que celui-ci n’a pas été rémunéré, ce que conteste la défenderesse. Pour le tribunal, le trajet effectué entre écoles constitue du temps de travail et doit être rémunéré, s’agissant de se rendre d’un lieu de travail à un autre, puisque, dès le moment où son travail a débuté, le travailleur se trouve à la disposition de l’employeur, excepté les périodes de pause prévues dans le règlement de travail. Une grille étant déposée, le tribunal constate que, si certains trajets entre établissements sont repris dans l’horaire et dès lors rémunérés, ce n’est pas le cas de tous les temps de déplacement et que les déplacements effectués entre deux écoles sur le temps de midi ne sont, ainsi, pas comptabilisés. Qu’il s’agisse d’un temps de midi n’élude pas le fait que le travailleur est à la disposition de son employeur.

Les parties étant contraires sur les décomptes, une réouverture des débats est ordonnée.

Quant à la question du temps de préparation, la demanderesse expose qu’il s’agit de rémunérer les heures consacrées à ce temps de préparation quotidien, s’agissant d’apprentissage de langues à des enfants, dans des groupes hétéroclites (entre quatre et douze ans). Elle précise que ce temps de travail s’effectue en-dehors des heures de travail et s’impute sur le temps de vie privée.

Pour la défenderesse, au contraire, il n’y a pas de temps de préparation, dans la mesure où des supports sont remis aux animateurs et que chacun dispense la même animation.

Face à ces deux thèses, le tribunal rappelle que le travailleur ne peut imposer à l’employeur la prestation d’heures supplémentaires en fixant lui-même son propre horaire de travail. Le travailleur qui réclame le paiement d’heures supplémentaires doit non seulement prouver qu’elles ont été effectivement prestées, mais aussi que cela s’est fait à la demande ou avec l’approbation de l’employeur, même tacite. En outre, il doit démontrer avec une précision suffisante la durée totale de l’horaire hebdomadaire (ou mensuel), ainsi par des feuilles de pointage, des états ou des communications contradictoires entre parties.

Reprenant diverses attestations déposées, le tribunal constate qu’un système a été mis en place pour minimiser le temps de préparation, une certaine liberté étant laissée aux animateurs dans la manière dont ils appréhendent le « programme ». Ce temps doit, en conséquence, être rémunéré.

L’intéressée n’étant cependant pas en mesure de démontrer le nombre exact d’heures prestées, le tribunal statue ex aequo et bono et alloue à ce titre un montant forfaitaire de 1.000 euros.

Pour ce qui est des heures complémentaires, étant celles prestées en dehors de l’horaire de travail, le tribunal conclut que l’évaluation ex aequo et bono à laquelle il a procédé englobe toutes les conséquences de la prestation de telles heures (non autrement ventilées).

La question des frais de déplacement est rapidement examinée, des paiements étant intervenus sur la base des relevés de l’intéressée en cours de contrat et le tribunal ne suivant pas la thèse de la demanderesse selon laquelle elle n’avait pas de lieu de travail fixe et aurait en conséquence eu droit à des « frais de mission ».

Enfin, le tribunal ne retient pas de faute dans la décision de l’association de ne pas conclure un nouveau contrat de travail, ayant retenu que la situation était « plus que tendue » entre les parties.

Enfin, la demanderesse est également déboutée du chef de demande relatif à la non-adaptation du contrat à temps partiel, relevant les termes de l’article 7 de la C.C.T. n° 35 invoquée à l’appui de la demande. Cette disposition prévoit la possibilité pour le travailleur d’obtenir la révision du contrat en cas de dépassement de l’horaire prévu à concurrence d’au moins une heure en moyenne pendant un trimestre, cette disposition s’appliquant à la demande (le tribunal souligne) du travailleur, demande qui n’a pas été formée en cours de prestation.

Intérêt de la décision

La question du temps de déplacement est sans nul doute celle qui doit retenir l’attention, dans cette affaire, les autres chefs de demande étant plus factuels.

Le tribunal a renvoyé à l’arrêt du 10 septembre 2015 de la Cour de Justice, arrêt dans lequel celle-ci a conclu que, si les travailleurs n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, constitue du temps de travail, au sens de l’article 1, point 2, de la Directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par l’employeur (en l’espèce, techniciens disposant d’un véhicule de fonction et s’occupant de maintenance de systèmes de sécurité chez des particuliers et dans des établissements industriels et commerciaux).

Cette affaire concernait ainsi des techniciens itinérants d’un secteur sensible amenés à se rendre rapidement avec le véhicule de l’entreprise chez des clients (privés ou non), de telle sorte que le lieu du travail variait en permanence. La Cour a retenu que, pendant ces déplacements, les travailleurs étaient déjà à disposition de l’employeur et c’est cette notion – présente en droit belge bien avant la Directive – qui est au cœur du débat.

Toute autre était la situation dans l’espèce tranchée par le tribunal du travail, puisque, si l’école dans laquelle les prestations devaient être fournies était différente en fonction du jour de la semaine, le lieu du travail était connu du travailleur dès le début du contrat, une grille ayant été remise à cet effet.

L’on notera à cet égard que l’arrêt de la Cour de Justice cité vise les travailleurs qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel, ce qui implique que le lieu du travail sera multiple et variera constamment.


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