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Contrat transfrontalier et emploi des langues

C. trav. Bruxelles, 7 février 2020, R.G. 2017/AB/601

Mis en ligne le mardi 29 septembre 2020


Dans un arrêt du 7 février 2020, la Cour du travail de Bruxelles rappelle la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne : lorsqu’un contrat a un caractère transfrontalier, il n’y a pas lieu d’appliquer le Décret du Conseil flamand du 19 juillet 1973.

Rétroactes

Dans le cadre d’une procédure en demande d’autorisation de licencier pour motif grave un travailleur protégé par la loi du 19 mars 1991, est posée par celui-ci la question de la validité de pièces déposées en langue anglaise, le néerlandais étant la langue de la procédure, ainsi que celle obligatoire dans les relations sociales entre employeur et travailleur.

Est applicable en l’espèce le décret du Conseil flamand du 19 juillet 1973, le siège d’exploitation de la société étant sis à Zaventem.

La position de la cour

La cour entame son examen par le rappel de l’article 1er du Décret, relatif à son champ d’application, qui concerne les personnes physiques et morales qui ont un siège d’exploitation sur le territoire flamand.

La Cour de cassation a précisé ce qu’il faut entendre par siège d’exploitation (Cass., 22 avril 2002, n° S.01.0090.N), étant tout établissement ou tout centre d’activités ayant une certaine stabilité auquel du personnel est attaché.

En vertu de l’article 2 du Décret, la langue néerlandaise doit être utilisée dans les relations sociales entre employeur et travailleur. Par relations sociales, il faut comprendre les contacts oraux et écrits tant individuels que collectifs entre employeur et travailleur qui ont un lien direct ou indirect avec l’emploi.

La cour rappelle que rentre dans cette définition l’entretien préalable au licenciement pour motif grave, renvoyant ici à un arrêt de la Cour du travail d’Anvers du 4 mars 1994 (C. trav. Anvers, 4 mars 1994, Chron. D. S., 1994, p. 363). Les documents ou les actes contraires aux dispositions du Décret sont nuls et la cour rappelle que la nullité est constatée d’office par le juge, conformément à l’article 10 du texte. La Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 31 janvier 1978 (Cass., 31 janvier 1978, Pas., 1978, I, p. 630) que le juge ne peut prendre en considération les documents établis dans une autre langue.

Cependant, la Cour de Justice est intervenue dans un arrêt du 16 avril 2013 (C.J.U.E., 16 avril 2013, Aff. n° C-202/11, LAS c/ PSA), sa Grande Chambre ayant jugé que l’article 45 T.F.U.E. doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’une entité fédérée d’un État membre qui impose à tout employeur ayant son siège d’exploitation sur le territoire de cette entité de rédiger les contrats de travail à caractère transfrontalier exclusivement dans la langue officielle de cette entité fédérée sous peine de nullité de ces contrats, nullité relevée d’office par le juge.

La jurisprudence de la Cour de Justice ne peut cependant être appliquée que dans l’hypothèse de contrats de travail à caractère transfrontalier et la cour du travail rappelle que la compatibilité du Décret du 19 juillet 1973 à l’article 45 T.F.U.E. doit s’apprécier eu égard à l’objectif de libre circulation des travailleurs dans les pays de l’Union européenne, renvoyant à un arrêt rendu le 9 juillet 2014 (C. trav. Bruxelles, 9 juillet 2014, R.G. 2013/AB/746).

La question à trancher est dès lors de savoir si le contrat de travail a un caractère transfrontalier. Dans l’affaire LAS tranchée par la Cour de Justice dans son arrêt du 13 avril 2013, il a été tenu compte de la nationalité (néerlandaise) de l’intéressé et du fait que son employeur (PSA S.A.) était une filiale d’un groupe de Singapour, et ce indépendamment du fait que l’employeur était établi en Belgique et que le travailleur y prestait à titre principal.

En l’espèce, ce caractère transfrontalier est également retenu, et ce du fait que la société est certes une entreprise établie en Belgique mais qu’elle fait partie d’un groupe international.

Dès lors que la cour retient le caractère transfrontalier du contrat, le demandeur ne peut s’opposer à l’examen des documents établis en anglais. Ceux-ci ne peuvent être frappés de nullité. La cour rappelle que, dans son arrêt du 16 avril 2013, la Cour de Justice a conclu à la violation de l’article 45 T.F.U.E. de la disposition du décret relatif à la sanction en cas de non-respect de ses dispositions, étant le pouvoir du juge d’en prononcer d’office la nullité. La cour rappelle encore, renvoyant à la doctrine de K. LENAERTS et P. VAN NUFFEL (K. LENAERTS et P. VAN NUFFEL, Europees recht in hoofdlijnen, 4e éd., MAKLU, Anvers/Apeldoorn, 2008, n° 872), qu’un arrêt rendu par la Cour de Justice sur question préjudicielle a force contraignante pour les juridictions des Etats membres qui sont amenées à statuer sur les questions auxquelles la Cour a répondu.

Intérêt de la décision

Diverses décisions sont intervenues, suite à l’arrêt rendu par la Cour de Justice le 13 avril 2013 en la matière. L’enseignement de la Cour a en effet donné lieu à une évolution des concepts sur la question.

Dans un arrêt du 4 juin 2013 (C. trav. Bruxelles, 4 juin 2013, R.G. 2012/AB/765), la Cour du travail de Bruxelles s’était référée à cette décision, non applicable dans les situations non transfrontalières. L’arrêt avait également renvoyé à la décision de la Cour de cassation ci-dessus du 22 avril 2002, qui a défini le siège d’exploitation : il s’agit de tout établissement ou de tout centre d’activités présentant une certaine permanence auquel est rattaché un membre du personnel et où se déroulent en principe les relations sociales entre l’employeur et le travailleur : c’est là que le membre du personnel est normalement chargé de ses tâches, que lui sont données des instructions, que toutes les communications lui sont faites et qu’il s’adresse à son employeur.

Dans son arrêt du 16 avril 2013, la Cour de Justice avait conclu que l’article 45 T.F.U.E. s’oppose à une réglementation d’une entité fédérée d’un Etat membre (en l’occurrence le Conseil flamand), qui impose à tout employeur ayant son siège d’exploitation sur le territoire de cette entité de rédiger les contrats de travail à caractère transfrontalier exclusivement dans la langue officielle de cette entité fédérée, sous peine de nullité de ces contrats, relevée d’office par le juge. En l’espèce, l’acte dont la nullité était demandée était ainsi le contrat de travail.

Dans un arrêt ultérieur du 10 juin 2014 (C. trav. Bruxelles, 10 juin 2014, R.G. 2013/AB/467), la cour du travail a rappelé l’inapplicabilité du décret à de telles situations, s’agissant, dans l’espèce tranchée, d’une employée ayant travaillé en Belgique et aux Pays-Bas, étant responsable pour le Luxembourg et devant rapporter à la direction européenne sise en France. En l’espèce, les documents avaient été rédigés, pour les plus importants d’entre eux, en néerlandais, mais, eu égard aux aspects transfrontaliers de l’occupation, le recours au néerlandais n’était pas envisageable pour la communication quotidienne. La nullité ne pouvait dès lors être soulevée. La cour a également renvoyé au Décret du 14 mars 2014 modifiant celui du 19 juillet 1973 (non applicable à l’époque des faits).

S’est en conséquence posée, suite à cette jurisprudence de la Cour de Justice, la question de déterminer quand il y a contrat transfrontalier, étant que, si des éléments d’extranéité doivent être présents, ceux-ci doivent être déterminés. Trois arrêts en tout cas ont été rendus par la suite par la Cour du travail de Bruxelles. Dans un premier du 22 janvier 2016 (C. trav. Bruxelles, 22 janvier 2016, R.G. 2014/AB/794), la cour a admis qu’a un caractère transfrontalier au sens de l’arrêt du 16 avril 2013 celui dans lequel l’employeur est une société ayant son siège en Belgique mais fait partie d’un groupe international et où le travailleur, quoique résidant et travaillant en Belgique, a une nationalité étrangère. De même, dans un arrêt ultérieur du 21 avril 2017 (C. trav. Bruxelles, 21 avril 2017, R.G. 2016/AB/202), il a été jugé qu’a ce caractère le contrat conclu dès lors que la société a un siège d’exploitation en Belgique mais fait partie d’un groupe international. Enfin, dans un arrêt du 9 juin 2017 (C. trav. Bruxelles, 9 juin 2017, R.G. 2016/AB/375), la cour n’a retenu qu’un seul élément, étant que la société avait un siège en Belgique et faisait partie d’un groupe international.

Il semble dès lors que ce critère soit déterminant, l’exigence d’autres éléments n’étant pas nécessairement posée.


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