Terralaboris asbl

Droit de grève : licéité des piquets de grève et de l’occupation d’entreprise

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 5 novembre 2009, R.G. 2009/AB/52.381

Mis en ligne le lundi 28 mars 2011


Cour du travail de Bruxelles, 5 novembre 2009, R.G. n° 2009/AB/52.381

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 5 novembre 2009, confirmant un jugement du tribunal du travail de Bruxelles du 20 juillet 2009, la Cour du travail de Bruxelles confirme que le droit de grève est un droit fondamental du travailleur et que l’occupation d’entreprise en est une modalité autorisée.

Les faits

Les faits ont défrayé la chronique à la fin du printemps 2009 suite au refus de tout dialogue social dans une société sise à Bruxelles et active dans le secteur automobile. Les travailleurs avaient, après moultes démarches auprès des divers interlocuteurs concernés, décidé de faire un piquet de grève au siège de vente des véhicules et avaient occupé l’entreprise.

Une action avait été introduite, par la société, contradictoirement, en référé contre une vingtaine de travailleurs. Une ordonnance fut rendue par le Président du tribunal de Première instance le 12 mai 2009, constatant des atteintes aux biens (grilles bloquées, etc.) et les occupants furent tenus de quitter les lieux, ce qu’ils firent à première demande.

A l’initiative d’une trentaine d’autres travailleurs, dont des représentants du personnel, le mouvement d’occupation fut poursuivi. Une nouvelle procédure fut entamée par la société, mais unilatéralement cette fois, aux fins d’obtenir la cessation de voies de fait moyennant astreinte. Cette requête était dirigée contre « quiconque ». Le président du tribunal de première instance fit droit à la demande par ordonnance du 13 mai 2009, ordonnance signifiée le même jour. Les personnes présentes sur le site le quittèrent immédiatement, ce qui mit un terme à l’occupation de l’entreprise.

Deux jours plus tard, la direction de l’entreprise adressa une mise en demeure aux travailleurs, les mettant en garde contre une nouvelle action « irrégulière », signalant qu’ils seraient licenciés pour motif grave.

Le même 15 mai, la société licencia sur le champ pour motif grave plusieurs travailleurs qui avaient occupé l’entreprise dans la seconde vague. Pour ceux qui bénéficiaient de la protection de la loi du 19 mars 1991, une requête fut introduite reprochant, au titre de motif grave, les faits dénoncés depuis le début du conflit.

Il leur était également fait grief de ne pas s’être conformés à la première ordonnance (même s’ils n’étaient pas nominativement visés). La société reprochait, enfin, aux travailleurs le fait d’avoir repris à leur compte les voies de fait dénoncées par la première ordonnance du président du tribunal de première instance.

Le jugement a quo

Le jugement du tribunal du travail a été commenté précédemment. Il a débouté la société de sa demande de reconnaissance de motif grave, au motif que la grève est un droit fondamental et que l’occupation en est une modalité licite.

L’arrêt de la Cour du travail

La Cour du travail confirme la décision du tribunal en rappelant que le droit de grève a reçu une reconnaissance explicite dans le droit positif belge par le biais de la ratification du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels et par l’adoption de la Charte sociale européenne. La Cour renvoie également aux conventions n° 87 et 98 de l’O.I.T. sur la liberté syndicale et la négociation collective, toutes deux ratifiées par la Belgique.

La Charte sociale européenne ayant un effet direct en droit belge (et la Cour cite la doctrine la plus autorisée à cet égard), la loi belge a reconnu le droit de faire grève comme un droit subjectif. Elle vise le droit de grève dans le contexte du droit de la liberté syndicale et du droit de la négociation collective. Son article 6 reconnaît en son point 4 le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflit d’intérêts, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur.

Pour la Cour, les principes dégagés par cette disposition sont au nombre de trois :

  • les actions collectives constituent un moyen d’assurer l’effectivité du droit à la négociation,
  • elles s’inscrivent dans le cadre de « conflit d’intérêts » entre travailleurs et employeurs,
  • le droit de grève est un élément du droit plus général d’agir collectivement.

Les limitations que ce droit connaît sont qu’il ne peut aller à l’encontre des obligations résultant des conventions collectives en vigueur (art. 6, point 4 de la Charte sociale) et que le législateur peut restreindre ces droits dans la mesure nécessaire pour garantir le respect des droits et libertés d’autrui ou encore pour protéger l’ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs (art. G (ancien article 31) de la Charte sociale révisée).

La Cour rejette l’argument de la société selon lequel, combiné avec l’article 16 de la Constitution, l’article G implique que le droit de propriété ne peut être limité que pour des causes d’utilité publique et que, lorsqu’il entre en conflit avec le droit d’action collective, il s’impose à celui-ci.

Le premier juge ayant considéré que les travailleurs bénéficiaient d’un droit de grève dans les limites raisonnables des critères acceptés dans la vie sociale, la société avait développé qu’il n’appartient pas au juge d’apprécier l’opportunité de ce que serait « l’exercice socialement acceptable du droit de grève », puisqu’ainsi il se prononcerait sur la légitimité de la grève et donc s’immiscerait dans le conflit social en tant que tel. Cette argumentation n’est pas davantage suivie par la Cour du travail. Celle-ci considère certes que le principe qui interdit au juge de se prononcer sur l’opportunité de la grève l’empêche également de s’immiscer dans le conflit collectif en s’arrogeant le droit de décréter illicite le recours à la grève selon les critères qu’il pose lui-même.

Faisant un examen de très nombreuses décisions de jurisprudence, la Cour se penche à la fois sur le contentieux du licenciement pour motif grave tel qu’existant devant les juridictions du travail (et qui porte en général sur les objectifs poursuivis) ainsi que sur les ordonnances rendues en référé par les présidents des tribunaux de première instance (portant sur des voies de fait) et conclut que ce contentieux manque de cohérence et d’objectivité. La Cour relève notamment les divergences de vue en ce qui concerne le caractère licite ou illicite des piquets de grève ou d’occupation d’entreprise et conclut qu’en l’absence de réglementation générale du droit du grève, il faut se référer au droit international et européen. Seul celui-ci peut donner les lignes directrices de l’exercice du droit de grève.

Sur la nocivité de la grève, la Cour rappelle que celle-ci porte par nature atteinte à la liberté d’entreprise de l’employeur ainsi qu’à la liberté du travail des travailleurs non grévistes voire au droit de propriété, ces atteintes ne pouvant cependant déboucher sur des sanctions pénales spécifiques, vu la dépénalisation de la participation à la grève, depuis la loi du 24 mai 1921.

Dès lors, qualifier de voies de fait les actions de grève pacifique parce que attentatoires des droits subjectifs et demander leur cessation sous astreinte revient, par la Cour, à priver le droit de grève de toute efficacité et le renvoi est fait (comme par le premier juge) au Comité d’experts européens chargé du contrôle de la conformité des droits nationaux aux engagements que les états ont contractés par la ratification de la Charte sociale européenne, dont les conclusions sont sévères, à propos des ordonnances rendues par les tribunaux de première instance dans les matières relatives aux « voies de fait ». Le Comité a constaté, en effet, que ces pratiques jurisprudentielles sont de nature à tenir en échec l’exercice du droit de grève et impliquent un dépassement des restrictions admises par l’article 31 de la Charte (art. G).

En conséquence, la Cour rappelle que le droit de grève est un droit fondamental et que le fait de placer des piquets de grève est une pratique inhérente à la grève, qui fait partie de l’exercice normal de ce droit et ne présente un caractère illicite qu’à partir du moment où elle s’accompagne de faits punissables (violences physiques, perturbation de l’ordre public, autres comportements constitutifs de délit). Le même raisonnement vaut pour l’occupation d’entreprise lorsqu’elle s’inscrit comme le précise la Cour dans le cadre d’un conflit d’intérêts entre travailleurs et employeurs et a pour objectif d’assurer l’effectivité du droit à la négociation. Ces termes sont ceux de la Charte sociale et la grève ainsi menée est une forme d’action sociale qui doit être admise pour autant qu’elle ne s’accompagne pas de dégradations de matériel ou de faits engageant la responsabilité pénale de leurs auteurs.

Tels sont les critères à partir desquels le juge doit appréhender une situation de grève, les juridictions n’ayant pas le pouvoir de décider si une action est illicite ou non, en se fondant sur sa finalité. Ceci reviendrait à s’immiscer dans le conflit collectif.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles est capital, dans le contentieux du droit de grève.

Outre qu’il se prononce à propos de l’occupation d’entreprise, qui est plus rare que le phénomène des piquets, l’arrêt rappelle que la grève est un droit fondamental des travailleurs. Il est inscrit dans les textes internationaux. La Charte sociale européenne, qui a un effet direct, admet que son libre exercice doit être consacré et qu’elle ne peut souffrir d’autres limitations que celles prévues dans le Charte elle-même.

Toutes autres circonstances (atteinte au droit de propriété, à la liberté d’entreprendre, …) sont inopérantes, puisque inhérentes à l’exercice de la grève elle-même.


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