Terralaboris asbl

Appréciation du motif grave : contrôle de proportionnalité entre la faute et la sanction

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 7 octobre 2010, R.G. 2010/AB/725

Mis en ligne le lundi 6 décembre 2010


Cour du travail de Bruxelles, 7 octobre 2010, R.G. 2010/AB/725

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 7 octobre 2010, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que la théorie de la proportionnalité trouve à s’appliquer dans l’appréciation du motif grave.

Les faits

Une employée est au service d’une société depuis 1986. Elle a par ailleurs la qualité de membre effectif au CCPT et de membre suppléant au CE.

L’entreprise notifie, en date du 13 avril 2010, l’intention de licencier l’intéressée pour motif grave, vu qu’elle avait la gestion d’une petite caisse (500€ maximum servant à de menues dépenses devant être exposées pour la gestion du département où elle est affectée) et qu’elle aurait mis à charge de celle-ci des frais d’achat d’une carte de son GSM personnel (50€). Pour l’entreprise, ce comportement est gravement fautif et constitue un motif grave rendant immédiatement et définitivement impossible la poursuite de la relation contractuelle, la nécessaire confiance entre les parties étant irrémédiablement détruite.

La position du tribunal

Le tribunal du travail rend un jugement le 15 juillet 2010, déboutant la société. Il constate que l’intéressée n’a pas nié avoir prélevé les sommes en question mais conteste avoir eu une intention malhonnête, lesdits frais étant exposés pour l’exécution de son contrat de travail. Elle déclare également avoir été autorisée à ce faire par son supérieur, qui a quitté l’entreprise mais était pendant l’exercice de ses fonctions responsable de la caisse. Sur la base de ces éléments, le tribunal a relevé que l’intention frauduleuse n’est pas établie et qu’elle ne peut résulter des prélèvements eux-mêmes. Pour le tribunal, si l’intéressée a agi à la légère, ne respectant pas, au demeurant des règles internes à l’entreprise – ce qui constitue une faute dans son chef – la faute commise n’est pas d’une gravité telle qu’elle rendrait immédiatement et définitivement impossible la collaboration professionnelle entre les parties. Un rappel à l’ordre, éventuellement avec une obligation de rembourser tout ou partie des sommes prélevées dans la caisse, aurait constitué une sanction adéquate.

La position des parties en appel

La société maintient que le fait est constitutif d’un motif grave au sens de l’article 35 de la loi sur les contrats de travail. A titre subsidiaire, elle demande à pouvoir établir, par la voie d’enquêtes, une série de faits.

Quant à l’employée, elle demande à la Cour de conclure au non fondement de l’appel et sollicite la confirmation du jugement. Elle fait également une demande d’enquête.

La position de la Cour

La Cour du travail se penche d’abord sur la question de la preuve de l’intention frauduleuse qui doit exister, dans un tel cas, pour qu’il y ait motif grave. Elle examine l’article 461 du Code pénal au regard de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978. Pour l’employeur en effet dès lors que les prélèvements sont établis, il y a appropriation de fonds qui n’appartenaient pas à l’intéressée, et ce sans autorisation de l’employeur et sans qu’elle ne dispose d’aucun titre ni raison pour ce faire. Pour la société il s’agit donc de faits de vol, le vol existant dès que celui qui a soustrait une chose contre le gré de son propriétaire agit avec intention de ne pas la restituer et en dispose animo domini. Pour la société, c’est l’employée qui devrait prouver les circonstances dont elle se prévaut pour écarter l’intention frauduleuse.

La Cour du travail retient avec l’employée que les juridictions du travail ne sont pas tenues par la notion pénale du vol, dès lors qu’elles n’ont pas à statuer sur l’existence d’une infraction pénale. En conséquence, la jurisprudence rendue en application de l’article 461 du Code pénal n’est pas applicable et les règles de preuve ne sont pas celles du droit pénal. Pour la Cour, le premier juge a fait une correcte application des règles relatives à la charge de la preuve : celle-ci incombe à la société.

Par ailleurs, en ce qui concerne les éléments de fait, la Cour réexamine l’ensemble de l’appréciation du tribunal et fait sienne son appréciation. Le juge du fond apprécie souverainement si les faits sont réels et s’ils sont d’une gravité telle qu’ils ne peuvent déboucher que sur une rupture instantanée et irréversible de la relation de travail, étant qu’il n’y a pas de comportement a priori constitutif de motif grave, et ce quel que soit le contexte (la Cour renvoie à C. trav. Bruxelles, 13 mai 1998, J.T.T., 1998, p. 380). Le rôle du juge est d’apprécier en fonction des circonstances de la cause si en l’espèce les prélèvements invoqués, et en l’occurrence non contestés, constituent un motif grave justifiant la rupture.

C’est à ce stade de son raisonnement que la Cour aborde la question du contrôle de proportionnalité, la société contestant que cette thèse puisse intervenir dans l’appréciation du motif grave, l’employeur se fondant pour ce sur un arrêt de la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 15 décembre 2009, J.T.T., 2010, 283), qui a rejeté que cette exigence existe dans le cadre de l’article 35, au motif que ceci aboutirait à ajouter à la loi une condition qui n’y est pas contenue.

En l’espèce, la Cour du travail de Bruxelles rappelle d’abord que le licenciement sans préavis ni indemnité est une sanction et qu’un contrôle de proportionnalité entre la faute et la sanction a nécessairement lieu lorsque le juge apprécie le motif grave, puisqu’il vérifie si la gravité de la faute est telle qu’elle justifie la sanction extrême que constitue la rupture immédiate sans préavis ni indemnité du contrat de travail. Dans ce contrôle de l’adéquation entre la faute et la mesure envisagée, le juge ne peut certes s’écarter des trois éléments constitutifs du motif grave définis par l’article 35 ; ainsi, le critère de proportionnalité ne pourrait pas le conduire à rejeter le motif grave au motif des conséquences trop lourdes qu’aurait pour le travailleur une faute grave qui apparaîtrait de nature à rendre immédiatement et définitivement impossible la relation de travail, du fait de la perte de confiance engendrée par la faute.

La Cour rappelle que si l’appréciation du motif grave contient une part de subjectivité, le principe de proportionnalité exprime les limites du comportement raisonnable et légitime. Le juge doit vérifier s’il est juste et raisonnable, dans les circonstances propres à la cause, de sanctionner le comportement du travailleur par la rupture immédiate du contrat.

Elle suit donc la thèse de l’employée, qui considère que le principe de proportionnalité est simplement un instrument d’appréciation du motif grave et que sa mise en œuvre n’aboutit pas à ajouter à l’article 35 une condition qu’il ne contient pas.

Intérêt de la décision

Cet arrêt est important, dans le débat de l’application de la théorie du contrôle de proportionnalité à l’hypothèse de l’appréciation d’un motif grave : elle doit s’appliquer et constitue simplement un élément d’appréciation. Il ne s’agit pas ici d’ajouter un élément que l’article 35 ne contiendrait pas. La Cour du travail rappelle également que la thèse de la proportionnalité est un des critères de la théorie générale de l’abus de droit, étant que le juge va vérifier si l’employeur peut en homme raisonnable et prudent légitimement considérer qu’il y a motif grave suite au comportement qu’il a constaté.


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