Terralaboris asbl

Rupture avant exécution et abus de droit

Commentaire de Trib. trav. Bruxelles, 8 juin 2009, R.G. 885/08

Mis en ligne le jeudi 31 décembre 2009


Tribunal du travail de Bruxelles, 8 juin 2009, R.G. n° 885/08

TERRA LABORIS ASBL – Sandra Cala

Dans un jugement du 8 juin 209, le tribunal du travail de Bruxelles retient l’existence d’un abus de droit dans l’hypothèse d’une rupture avant exécution d’un contrat pour lequel une employée avait démissionné de son emploi précédent, circonstance bien connue du nouvel employeur.

Les faits

Une dame P., qui travaille dans le secteur de l’imprimerie depuis une dizaine d’années, est approchée par un chasseur de têtes en vue d’être engagée par un de ses clients, société active dans le domaine marketing et publicitaire, faisant partie d’un groupe européen.

S’ensuivent des négociations et elle se voit proposer une offre d’engagement qui aboutit après que les parties ont discuté très concrètement des conditions de rémunération. Un contrat de travail est signé devant prendre cours quatre mois plus tard, soit à l’expiration du préavis légal que l’intéressée donne auprès de l’employeur qui l’occupe à ce moment. L’employée a, en effet, dans le cours des négociations, avisé son futur employeur de la nécessité pour elle de se libérer de l’emploi qu’elle occupe et c’est cette circonstance qui explique le délai entre la signature du contrat et la date d’engagement. Deux jours après la conclusion de ce contrat de travail, l’intéressée démissionne du poste qu’elle occupe et, vu son ancienneté, preste un préavis de trois mois.

Moins d’un mois plus tard, elle reçoit un courrier recommandé de son nouvel employeur signalant qu’après réflexion et restructuration, vu notamment la perte d’un client, il ne serait pas procédé à l’exécution du contrat de travail signé.

L’intéressée a, ainsi, perdu ses deux emplois.

La procédure

L’employée introduit une requête devant le tribunal du travail demandant, outre l’indemnité compensatoire de préavis, des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi et ce vu les circonstances entourant la rupture prématurée.

Dans un premier jugement du 14 octobre 2008, le tribunal règle le premier chef de demande et ordonne à la société, dans le cadre de son obligation de collaboration à l’administration de la preuve, de produire aux débats, en application des articles 877 et suivants du Code judiciaire, la preuve du motif invoqué pour justifier la rupture anticipée du contrat. Le tribunal demande que lui soient communiqués les documents sociaux et comptables établissant la perte du client important, tel que vanté, le contrat commercial la liant à ce client et la correspondance échangée, afin de déterminer la date de la rupture des relations d’affaires ainsi que les circonstances de cette annonce.

La société dépose une partie des pièces demandées mais nullement le contrat commercial non plus que la correspondance échangée à l’occasion de la rupture des relations d’affaires.

Le tribunal va alors vider sa saisine dans un second jugement du 8 juin 2009.

Il va d’abord constater que la société qui, dans un premier temps, avait refusé de communiquer les éléments demandés au motif du secret des affaires, fait alors valoir que le contrat commercial n’aurait jamais existé s’agissant de relations purement verbales ( !).

Le tribunal se penche alors sur le préjudice subi par l’intéressée, étant que suite à son préavis, celle-ci demanda les allocations de chômage et qu’une enquête fut menée sur les motifs de l’abandon d’emploi que constituait la démission. Vu l’ensemble des explications qu’elle avait pu donner, ce dossier se clôtura positivement mais ce plus de deux mois et demi après sa demande d’allocations. Par ailleurs, s’étant mise immédiatement à la recherche d’un nouvel emploi, elle ne put trouver qu’un contrat de remplacement d’une durée de six mois, moyennant une rémunération largement inférieure à celle qu’elle avait négociée auprès de la société et, également, inférieure à celle qu’elle percevait chez son employeur précédent. A l’issue de cette période de six mois, elle se retrouva de nouveau sans emploi et s’inscrivit à une formation dans le domaine graphique afin d’accroitre ses chances de réinsertion.

Le tribunal analyse, ensuite, la situation interne de la société, tant sur les raisons du non renouvellement de l’opération commerciale (d’où référence à la « perte d’une client ») qu’elle pointe en tant que motif de la résiliation du contrat que sur la question de la restructuration du département où Madame P. aurait dû être engagée et encore de manière plus générale sur le volume de l’emploi pendant la période concernée. Le tribunal en conclut que le volume de production a connu une croissance non négligeable en dépit de la disparition du chiffre d’affaires généré par l’opération commerciale non renouvelée, étant une hausse d’environ 2% du nombre d’heures prestées et un maintien du nombre des travailleurs occupés.

Le tribunal dit en conclusion sur cette question ne pas voir, à ce stade, la preuve du motif invoqué.

Il examine, ensuite, le fondement théorique de l’abus de droit, puisque l’employée réclame des dommages et intérêts couvrant essentiellement le préjudice matériel subi.

Après avoir rappelé le débat relatif au fondement de la théorie (art. 1134 ou 1382 du Code civil), le tribunal énonce les critères spécifiques de l’abus de droit et, par parmi ceux-ci, retient essentiellement l’usage d’un droit par son titulaire dans son seul intérêt en retirant un avantage disproportionné à la charge corrélative d’un tiers, ainsi qu’en l’occurrence le détournement du droit de sa finalité économique et sociale. Le tribunal combine ces deux critères avec l’article 16 de la loi du 3 juillet 1978 relatif à l’obligation de respect et d’égards mutuels, considérant que cette disposition vient compléter en matière de contrat de travail le principe général de l’exécution de bonne foi consacrée par l’article 1134, alinéa 3 du Code civil.

En l’espèce, le tribunal va retenir un manquement à la bonne foi d’autant que, au moment de conclure le contrat, l’employeur était au courant de l’obligation pour l’employée de donner un préavis à son employeur précédent et qu’auprès de ce dernier elle venait de se voir proposer une promotion, cet élément ayant d’ailleurs fait partie des négociations entre parties au sujet de la rémunération proposée dans le nouvel emploi.

Pour le tribunal, l’employée avait ainsi acquis un espoir légitime de développer sa carrière au sein d’un groupe international. La circonstance que ce contrat ait été assorti d’une clause d’essai de six mois n’est pas de nature à invalider cette analyse, cette clause étant cependant susceptible d’avoir une incidence sur l’évaluation du dommage.

Pour le tribunal, si le droit de licenciement confère à l’employeur un pouvoir discrétionnaire, ceci ne signifie pas qu’il dispose de prérogatives arbitraires l’autorisant à rompre le contrat sans indemnité ou encore que, appelé à justifier du motif, l’on constate que celui-ci est inexistant.

Il va conclure, après une analyse fouillée du dossier, au caractère fallacieux du motif invoqué. Vu, en outre, le mode choisi pour annoncer la rupture (brutale et peu conforme aux égards exigés par la loi), il stigmatise la désinvolture de la société. Pour le tribunal, il y a également détournement du droit de licenciement de sa finalité économique et sociale. Rappelant l’enseignement de Madame le Professeur Jamoulle, il relève que l’entreprise en droit social présente une double face : une face économique étant la réalisation de l’objet social et une face sociale étant la stabilité de l’emploi. Cette dualité rejaillit sur le pouvoir de rupture. Si son principe est maintenu, celui-ci ne peut se justifier qu’en raison de l’intérêt économique de l’entreprise.

Le licenciement ainsi opéré a infligé à Madame P. un préjudice hors de proportion avec l’avantage retiré par la société, du non respect de ses engagements. Le dommage est matériel mais également moral, vu l’incertitude du lendemain, les supputations quant au motif du licenciement, etc.

Le dommage est ici un dommage distinct de celui qui est réparé par l’indemnité compensatoire de préavis. C’est d’une part la perte d’une chance de faire valoir pendant la période d’essai chez son nouvel employeur ses aptitudes à occuper l’emploi convenu et, d’autre part, le dommage moral ci-dessus.

En fonction de l’ensemble de ces éléments, le tribunal évalue à 5.000€ le dommage résultant de la perte de chance, dommage matériel découlant du comportement constitutif d’abus de droit et fixe par ailleurs à 2.500€ le dommage moral, étant le manque d’égards de l’employeur ainsi que la brutalité du procédé et la réticence manifestée au long de la procédure à dévoiler le motif susceptible de justifier la décision.

Intérêt de la décision

Dans le jugement ci-dessus – non définitif – le tribunal du travail de Bruxelles, se fondant sur le principe d’exécution de bonne foi des conventions contenues à l’article 1134 du Code civil, retient en l’espèce la présence de deux critères spécifiques de l’abus de droit, étant que la rupture est intervenue dans le seul intérêt de l’employeur et qu’elle a causé un dommage disproportionné à l’employée et que, par ailleurs, elle a été détournée de sa finalité économique et sociale.

Les dommages et intérêts, alloués en sus de l’indemnité compensatoire de préavis, viennent ici réparer un préjudice exceptionnel, découlant des circonstances de l’engagement ainsi que de celles de la rupture avant exécution.


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