Terralaboris asbl

Non-paiement de la rémunération : recherche de l’élément intentionnel

Commentaire de Trib. trav. Bruxelles, 15 juin 2009, R.G. 4.681/08

Mis en ligne le jeudi 20 août 2009


Tribunal du travail de Bruxelles, 15 juin 2009, R.G. n° 4.681/08

TERRA LABORIS ASBL – Pascal Hubain

Le tribunal du travail de Bruxelles a, dans un jugement du 15 juin 2009 particulièrement fouillé, rappelé les conditions d’existence d’un élément moral dans le non paiement de la rémunération et les conséquences en matière de prescription.

Les faits

Un travailleur entre au service d’une société, exploitant une pizzeria, dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée à temps partiel le 1er mai 2000. Les faits de la cause se compliqueront du fait de relations familiales, ayant entraîné l’association commerciale des intéressés en vue de l’ouverture d’un bar à vin.

Le 29 mars 2005, les relations contractuelles prennent fin et le travailleur fait intervenir son organisation syndicale, réclamant d’une part les fiches de paie et d’autre part le paiement de la rémunération pour les sept derniers mois d’occupation.

Environ deux ans après la rupture, la société est déclarée en faillite par jugement du tribunal du commerce de Bruxelles. La déclaration de créance est déposée et acte que la curatelle a décidé de procéder à l’admission de celle-ci sans qu’elle ne fasse l’objet d’aucun contredit de la part de l’un ou l’autre créancier voire de l’un ou l’autre responsable.

Une demande d’intervention est alors adressée au Fonds, qui n’interviendra, toutefois, que dans les limites légales, étant deux mois de rémunération.

La faillite est close par défaut d’actif en novembre 2008.

Avant la clôture, le travailleur introduit une action contre les gérants, personnellement, et ce en mars 2008.

Le demandeur se fonde sur l’existence d’une infraction.

Position des parties

Les parties vont essentiellement s’opposer sur le fondement de l’action ex delicto, puisqu’il y a lieu de décider avant toute chose si la demande est ou non prescrite.

Les défendeurs font valoir que la charge de la preuve pèse entièrement sur le demandeur et que le principe de la présomption d’innocence prévaut, eux-mêmes ayant droit au silence et ne pouvant être amenés à contribuer à leur propre incrimination : le doute doit dès lors leur profiter. Ils demandent ainsi l’application des règles de preuve en matière pénale.

Position du tribunal

Le tribunal commence par se déclarer compétent sur pied de l’article 578, § 1er du Code judiciaire vu qu’il s’agit du paiement d’arriérés de rémunération, et ce même s’il s’agit d’une infraction.

Le tribunal rappelle l’enseignement de la Cour de cassation dans ses derniers arrêts (le plus récent étant celui du 7 avril 2008, J.T.T., 2008, p. 285) selon lesquels l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale s’applique à toute demande tendant à une condamnation qui se fonde sur des faits révélant l’existence d’une infraction lors même que ces faits constituent également un manquement aux obligations contractuelles du défendeur et que la chose demandée consiste en l’exécution de ses obligations.

Dans une motivation exceptionnellement fouillée, le tribunal va poursuivre qu’il y a lieu, dans ce cas, de suivre le même cheminement que le juge pénal, étant que le relevé des éléments constitutifs de l’infraction implique que le juge s’assure de son existence, de son élément matériel et de son élément moral ou subjectif (lequel repose à la base sur la volonté et la conscience de l’auteur, mais qui peut aussi s’accompagner de la nécessité d’un état d’esprit spécifique – dol ou défaut de prévoyance et de précaution). Le défendeur peut alors alléguer une cause de justification objective (légitime défense, état de nécessité, ordre de la loi et commandement de l’autorité, résistance légitime aux abus de l’autorité) ou une cause de justification subjective (minorité, altération des facultés mentales, contrainte, ignorance et erreur invincibles), et ce avec une vraisemblance suffisante. Le demandeur doit dès lors établir que cette cause n’existe pas, à défaut de quoi la responsabilité pénale du défendeur ne peut être engagée et, par voie de conséquence, la prescription quinquennale ne pourra être retenue.

Sur le plan de l’administration de la preuve, le demandeur est placé dans la même situation qu’en matière répressive où le prévenu n’a aucune preuve à fournir. Il bénéficie de la présomption d’innocence, ce qui implique que la charge de la preuve repose totalement sur la partie poursuivante. En conséquence, le doute doit lui profiter, il jouit du droit au silence et il a le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Les règles de l’article 870 du Code judiciaire et 1315 du Code civil ne trouvent dès lors pas à s’appliquer. Il n’y a en outre pas lieu de recevoir une demande d’expertise ni de production de documents (en exécution des articles 877 à 882 du Code judiciaire). Tout élément de preuve est cependant admis en matière pénale pourvu que le moyen soit rationnel. Le juge formera sa conviction à partir de l’appréciation en fait des éléments de preuve qui ont été régulièrement soumis et il ne sera pas tenu par telle preuve plutôt que par telle autre.

Appliquant ces principes à la loi du 12 avril 1965 et particulièrement à ses articles 9 et 42, le tribunal rappelle que l’action en paiement de la rémunération peut être considérée par le juge comme une action civile découlant d’une infraction sans que cela n’apporte pour autant une modification de l’objet de la demande. En outre, et toujours sur la base de l’article 42, la demande tendant au paiement d’arriérés de salaire au titre de réparation en nature du dommage découlant de l’infraction doit pouvoir être introduite non seulement à l’égard de l’employeur mais aussi à l’égard du préposé ou du mandataire qui s’est rendu coupable de cette infraction. Le tribunal rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation (22 janvier 2007, Pass., 2007, I, 151). Il incombe en effet aux dirigeants d’entreprise et en particulier aux gérants ou administrateurs de société de veiller, dans l’exercice de leur mandat, à la correcte application des lois sociales au sein de la société. Ils engagent personnellement à ce titre leur responsabilité pénale.

Plus particulièrement sur l’élément moral il relève que cette exigence constitue un principe général de droit pénal et que le plus souvent la transgression matérielle d’une disposition légale ou réglementaire de droit pénal social constitue en soi une faute entraînant la responsabilité pénale et civile de son auteur. Ceci suppose cependant que la transgression en cause soit commise librement et consciemment. En cas de non paiement de rémunération, l’infraction ne requiert ni intention ni imprudence (soit aucun état d’esprit spécifique) mais repose toujours sur la coexistence d’un élément matériel et d’un élément moral, ce dernier étant réduit « à sa plus simple expression » combinant la conscience et la volonté de l’auteur de l’infraction. Ce n’est pas du seul fait de la constatation du non paiement que l’auteur peut être puni. La question de savoir si l’infraction est punissable est distincte de celle relative à la manière dont il faut établir son élément moral et spécialement à la question de savoir si l’existence de cet élément peut se déduire de la seule circonstance que le fait a été matériellement commis. Le juge peut dès lors discerner dans les éléments de la cause et en particulier dans le seul fait de la commission de l’acte prohibé une présomption de l’existence de cet élément moral, pareille présomption étant cependant susceptible d’être détruite par l’allégation vraisemblable et non contredite d’une cause de justification subjective (le tribunal rappelant la jurisprudence de la Cour de cassation dont le dernier arrêt du 27 septembre 2005, Pas., I, 1751).

Le tribunal va dès lors s’employer à déceler l’existence d’une infraction en l’espèce, celle-ci supposant qu’une rémunération soit due. Sur l’élément matériel, il se fonde sur la déclaration de créance admise au passif de la faillite pour considérer que, en application de l’article 65 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites, cette admission constitue en principe un acte juridique irrévocable faisant obstacle à ce que l’on puisse la contester ultérieurement. La société faillie est donc liée par celle-ci.

Sur l’élément moral, le tribunal considère que les gérants devaient s’assurer personnellement de ce que la société s’est conformée à ses obligations sociales, à commencer par le paiement des rémunérations dues et que le caractère systématique de ce non paiement fait que l’élément moral de l’infraction est présent. Il peut être tiré en l’espèce de la seule transgression matérielle de la norme.

Le tribunal rejette les explications des gérants sur l’existence d’une cause de justification subjective, étant l’ignorance ou l’erreur invincibles, les développements faits par les gérants à cet égard semblant avoir été particulièrement sommaires. Il relève cependant que l’ignorance et l’erreur sont considérées comme invincibles lorsqu’elles peuvent avoir été commises par un homme raisonnable et prudent. Le tribunal ne retient pas que l’attitude des gérants en l’espèce ait eu ce caractère.

Enfin, l’infraction étant admise, l’action n’est, en conséquence pas prescrite et le tribunal, appliquant encore la jurisprudence de la Cour de cassation (22 janvier 2007, cité.), admet que l’on peut allouer la rémunération brute totale due pour la période litigieuse, somme qui correspond à la créance de rémunération admise au passif de la faillite. De ce montant devront être déduits les cotisations de sécurité sociale et le précompte professionnel (de même que le montant correspondant à l’intervention du Fonds de fermeture).

Intérêt de la décision

Le jugement annoté revêt la particularité d’avoir repris, dans les principes applicables au cas d’espèce, les règles du droit pénal, tant sur le plan de l’administration de la preuve que des éléments constitutifs de l’infraction, en cas de non paiement systématique de la rémunération.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’élément matériel de l’infraction, il rappelle que, en cas de faillite, la déclaration de créance admise au passif de la faillite implique que son montant ne peut plus être contesté par la suite.

Cette décision confirme ainsi la possibilité de réclamer, en cas de faillite d’une société, le paiement de la rémunération reprise dans cette déclaration, aux gérants de la société faillie, la demande pouvant en outre bénéficier de la prescription quinquennale, si les conditions légales sont réunies.


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