Terralaboris asbl

Le droit aux arriérés d’aide sociale : stop ou encore ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 19 février 2009, R.G. 49.694

Mis en ligne le jeudi 18 juin 2009


Cour du travail de Bruxelles, 8e ch., 19 février 2009, R.G. n° 49.694

TERRA LABORIS ASBL – Pascal HUBAIN

Dans un arrêt du 19 février 2009, la Cour du travail de Bruxelles décide que les recours possibles contre une décision se prononçant sur le droit à une aide sociale ou évaluant l’aide sociale à accorder ne peuvent aboutir, au seul motif de l’écoulement du temps, à priver un demandeur de l’aide à laquelle il a légalement droit.

Les faits et rétroactes

Mme B. a introduit, devant le tribunal du travail de Bruxelles, un recours contre une décision d’un CPAS lui refusant une aide sociale au taux isolé majoré, avec enfant mineur à charge, décision motivée en raison de l’illégalité de son séjour en Belgique (article 57 § 2 ,1° de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale).

Mme B. ne conteste pas l’illégalité de son séjour en Belgique, ayant toutefois introduit une demande d’autorisation de séjour basée sur l’article 9 alinéa 3 de la loi du 15 décembre 1980. Cette demande n’a pas encore fait l’objet d’aucune décision mais l’intéressée invoque une impossibilité absolue de quitter le territoire pour rentrer dans son pays d’origine, le Maroc, en raison de l’état de santé de son fils, polyhandicapé (pathologie neurologique sévère).

En effet, l’article 57 § 2, 1° de la loi du 8 juillet 1976 ne trouve pas à s’appliquer aux étrangers qui, en raison de leur état de santé, se trouvent dans l’impossibilité médicale absolue d’obtempérer à l’ordre de quitter le territoire qui leur a été notifié (arrêt n° 80/99 de la Cour d’arbitrage du 30 juin 1999), la Cour de cassation ayant quant à elle décidé que cette limitation ne visait pas les étrangers qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, sont empêchés de rentrer dans leur pays d’origine. Envers ceux-ci, le CPAS demeure tenu d’assurer l’aide sociale jusqu’au moment où ils seront en mesure de quitter effectivement le territoire (Cass. 18 décembre 2000, in J.T.T. 2001, p. 92)

Vu que l’état de santé concerne l’enfant et non Mme B., en situation de séjour illégal, le tribunal du travail de Bruxelles décide avant dire droit de saisir la Cour constitutionnelle de deux questions préjudicielles et, dans l’attente de sa réponse, condamne le CPAS à payer à Mme B. une aide provisionnelle, à hauteur du revenu d’intégration accordé aux familles monoparentales avec enfant à charge, et ce à partir du 1er décembre 2004.

Suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle n°194/2005 du 21 décembre 2005 (qui confirme la violation des articles 10, 11 et 22 de la Constitution dans une telle hypothèse), le tribunal du travail de Bruxelles confirme par un jugement du 22 février 2007 les aides octroyées au titre provisionnel et condamne le CPAS à payer à Mme B. une somme de 2.787,77 € au titre d’aide sociale, pour la période du 17 août au 30 novembre 2004.

Le CPAS interjette appel de ce jugement.

La position des parties

Le CPAS fait grief au premier juge d’avoir accordé une aide sociale rétroactive alors que Mme B. n’apporte aucune preuve d’endettement pour la période considérée.

Mme B. y oppose que le refus de l’aide sociale était uniquement justifié par son séjour illégal et non par l’absence d’état de besoin.

Tant le CPAS que Madame B. se réfèrent à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle d’une part, de la Cour de cassation de l’autre.

Le CPAS semble considérer que l’arrêt récent prononcé par la Cour de cassation en la matière ne change rien à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sur la question des arriérés.

L’arrêt de la Cour du travail

Dans son arrêt du 19 février 2009, la Cour du travail de Bruxelles commence par rappeler que le tribunal du travail a déjà constaté que l’état de besoin de Mme B. est manifestement établi depuis la date d’introduction de sa demande et persiste depuis lors. La Cour précise ensuite que la mission des CPAS est de garantir à chacun le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine et d’accorder l’aide nécessaire à cet effet (article 1er de la loi du 8 juillet 1976). Pour la Cour, en règle, cette aide doit être appréciée et évaluée au cas par cas (article 60 de la même loi).

Elle rappelle ensuite que, contrairement à la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, la loi du 8 juillet 1976 ne prévoit pas l’obligation de payer une aide sociale financière à dater de la demande. Cette différence de traitement a été jugée non discriminatoire par la Cour constitutionnelle dans son arrêt n°112/2003 du 17 septembre 2003. La Cour du travail relève toutefois que, dans son arrêt précité, la Cour constitutionnelle n’a pas exclu d’accorder un montant d’aide sociale destiné à rencontrer un besoin né dans le passé, l’aide sociale étant un instrument qui, par nature, doit être ajusté aux besoins réels et actuels de chaque bénéficiaire.

La Cour du travail ajoute à ceci qu’à peine de priver un demandeur de l’aide à laquelle il a légalement droit, les recours possibles contre une décision se prononçant sur le droit à une aide sociale ou évaluant l’aide sociale à accorder, ne peuvent aboutir, au seul motif de l’écoulement du temps, à priver un demandeur de l’aide à laquelle il a légalement droit. L’aide sociale est en effet légalement due dès que les conditions d’octroi sont réunies, s’agissant d’un droit subjectif protégé par l’article 23 de la Constitution.

La Cour du travail renvoie alors à l’arrêt de la Cour de cassation du 17 décembre 2007 (qui a cassé un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles refusant l’octroi d’arriérés sans dénier que le demandeur était dans un état de besoin depuis la date de sa demande), qui a relevé qu’aucune disposition légale ne prévoit que l’aide sociale ne peut pas être rétroactivement accordée à la personne qui y a droit pour la période qui s’est écoulée entre sa demande et la décision judiciaire faisant droit à celle-ci.

En l’espèce, il n’est pas contesté que les conditions d’octroi de l’aide sociale sont réunies depuis la date de la demande, que le jugement dont appel constate concrètement l’état de besoin depuis cette date, que cet état de besoin au moment de la demande résulte du dossier administratif et que le CPAS n’apporte aucun démenti concret de nature à contester cet état de besoin ou de nature à rectifier l’évaluation qui en a été faite par le premier juge.

Elle en conclut que l’appel du CPAS, qui vise à annuler l’aide accordée par le premier juge pour la période du 17 août 2004 au 30 novembre 2004, doit par conséquent être déclaré non fondé.

L’intérêt de la décision

Malgré l’arrêt de la Cour de cassation du 17 décembre 2007, la jurisprudence continue à être divisée sur la possibilité pour un demandeur d’aide sociale d’obtenir le paiement d’un arriéré d’aide sociale, dans l’hypothèse où il ne démontre pas s’être endetté, voire être poursuivi par ses créanciers.

Le motif le plus souvent invoqué pour refuser, dans une telle hypothèse, le paiement d’un arriéré d’aide sociale est qu’il ne serait pas possible de rétablir pour le passé la possibilité de vivre dans la dignité humaine.

Ainsi, dans un arrêt inédit du 23 décembre 2008 ( R.G.° 35.156/07- consultable sur le site Internet http://juridat.be ), la Cour du travail de Liège considère-t-elle, après avoir rappelé l’arrêt de principe de la Cour de cassation du 17 décembre 2007, que l’octroi d’une aide sociale financière pour une période passée, sous la forme du paiement actuel d’une somme d’argent, le cas échéant importante (en l’espèce plus de 25.000 €), n’est pas nécessairement appropriée en regard de l’objet de l’aide sociale, dès lors qu’il est impossible de remonter dans le temps pour reconstruire une tranche de vie d’une personne durant laquelle elle n’a pas pu mener une vie conforme à la dignité humaine.

Une telle conception de la notion de dignité humaine ne s’impose toutefois pas aux juridictions de fond. Rien n’empêche, en effet, un tribunal de considérer que, pour permettre à quelqu’un de mener aujourd’hui une vie conforme à la dignité humaine, il est nécessaire de lui allouer une aide sociale financière depuis l’introduction de sa demande quel que soit le temps écoulé depuis lors, sans que l’intéressé ait à justifier d’une situation d’endettement. Un endettement est certes une manifestation d’un état de besoin mais non la seule preuve possible de celui-ci...

Bien évidemment, il appartient toujours au tribunal de motiver la raison pour laquelle il accorde un arriéré d’aide sociale puisque, contrairement au droit à l’intégration sociale, la loi du 8 juillet 1976 ne prévoit pas l’obligation de payer l’aide sociale financière à dater de la demande.

C’est donc à juste titre que la Cour du travail de Bruxelles précise qu’à peine de priver un demandeur de l’aide à laquelle il a légalement droit, les recours possibles contre une décision se prononçant sur le droit à une aide sociale ou évaluant l’aide sociale à accorder, ne peuvent aboutir, au seul motif de l’écoulement du temps, à priver un demandeur de l’aide à laquelle il a légalement droit.

Enfin, notons que, dans un arrêt du 9 février 2009 (S.08.00900.F) commenté précédemment, la Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence en considérant qu’aucune disposition légale ne prévoit que l’aide sociale ne peut pas être accordée rétroactivement à la personne qui y a droit pour la période qui s’est écoulée entre sa demande et la décision judiciaire faisant droit à celle-ci. Dans son arrêt précité, la Cour de cassation casse un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 6 mars 2008 qui, sans dénier que le demandeur se soit trouvé, depuis l’introduction de sa demande d’aide sociale, sans abri et dans un état de santé ne lui permettant pas de vivre une vie conforme à la dignité humaine, lui refuse néanmoins le droit au paiement d’arriérés d’aide sociale au motif qu’ « aucun élément des dossiers produits ne permet de constater que l’aide accordée à partir de la date du jugement entrepris ne couvrait pas l’ensemble des besoins constatés à ce moment pour permettre au demandeur de mener une vie conforme à la dignité humaine ».


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