Terralaboris asbl

Le lien entre la conclusion des contrats et les contrats de « subsides » ne constitue pas nécessairement une justification au sens de l’article 10 LCT

Commentaire de Trib. trav. Bruxelles, 3 avril 2008, R.G. 11.775/06

Mis en ligne le mardi 12 août 2008


Tribunal du travail de Bruxelles, 3 avril 2008, R.G. 11.775/06

TERRA LABORIS ASBL - Sophie REMOUCHAMPS

Dans un jugement du 3 avril 2008, le Tribunal du travail de Bruxelles, saisi de la question de la régularité de la succession de contrats de travail à durée déterminée (11 contrats sur une période de 11 ans), considère que, quoique les contrats de travail aient été conclus en raison du renouvellement ou de la reconduction des contrats liant l’employeur avec son seul et unique client (Commission européenne), la succession n’est justifiée ni par la nature du travail ni par des motifs légitimes.

Les faits

Mme G.M. est engagée du 1er juillet 1995 au 31 janvier 2006, dans le cadre de 11 contrats de travail à durée déterminée successifs, pour réaliser des travaux administratifs pour le compte de l’ASBL E.

Cette association a été créée dans le but de répondre à un appel d’offre de la Commission européenne, portant sur la fourniture de services d’assistance pour les programmes « Socrates », « Youth for Europe » et « Léonardo Da Vinci ».

Dans le cadre des appels d’offre, l’ASBL obtient le marché pour la période de 1995-2000 (contrat de base, reconduit d’année en année) et pour celle de 2001-2006 (prolongation d’année en année) également.

Les contrats de travail à durée déterminée conclus entre la travailleuse et l’ASBL suivent les renouvellements des contrats conclus avec la Commission. A chaque reconduction, un nouveau contrat de travail est rédigé.

A l’issue du dernier marché, la Commission arrête sa collaboration avec l’ASBL, désirant assurer elle-même le service autrefois confié à l’association. Le dernier contrat de travail à durée déterminée, arrivant à échéance le 31 janvier 2006, n’est ainsi pas reconduit. Dès le 18 janvier 2006, l’employeur remet un formulaire C4, précisant la rupture au 31 janvier.

Contestant la validité de la succession des contrats de travail à durée déterminée, Mme G.M. introduit, par citation du 6 juillet 2006, une action tendant à obtenir la condamnation de son employeur au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

La position des parties

L’ASBL justifie la conclusion de contrats successifs par le fait que les moyens financiers dépendaient des contrats et du financement de la Commission européenne, que cette dernière décidait unilatéralement. Pour elle, son activité est dépendante des décisions de la Commission, raison pour laquelle les contrats à durée déterminées suivaient la même chronologie que les contrats conclus avec la Commission. Elle invoque dès lors l’existence d’une justification au sens de l’article 10 de la loi du 3 juillet 1978, autorisant la succession des contrats.

La décision du Tribunal

Le Tribunal rappelle les dispositions applicables étant, d’une part, les articles 10 et 10 bis de la loi du 3 juillet 1978 (soumettant les CDD successifs au régime des CDI, sauf si la succession est justifiée par la nature du contrat ou par d’autres raisons légitimes) et, d’autre part, la directive 1999/70/CE du 28 juin 1999 concernant l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée (dont l’article 1er impose aux états membres d’adopter une ou plusieurs des mesures suivantes afin d’éviter les abus : subordination de la succession à des raisons objectives, fixation d’une durée maximale des contrats ou fixation d’un nombre de renouvellements limite).

Le Tribunal retient que la notion de « raisons objectives » a fait l’objet d’une interprétation par la Cour de justice des Communautés européenne (C.J.C.E., 4 juillet 2006, Aff. C-212/04, pour qui la notion vise « des circonstances précises et concrètes caractérisant une activité déterminée et, partant, de nature à justifier dans ce contexte particulier l’utilisation de contrats à durée déterminée successifs »).

Relevant par ailleurs qu’il ressort de la directive, de l’accord-cadre et de leur préambule que la forme ordinaire des contrats est le contrat à durée indéterminée, le Tribunal estime que les règles régissant la succession de contrats doit être interprétée de manière restrictive.

Le Tribunal examine ensuite si la justification avancée par l’employeur répond aux exceptions prévues par l’article 10 de la loi du 3 juillet 1978. Pour le Tribunal, la nature du travail (tâches administratives dans le cadre de la mise en œuvre des programmes existant depuis de longues années et non interrompus) ne justifie pas la conclusion des contrats de travail. Il examine ensuite si la dépendance des contrats avec la Commission constitue une raison légitime pour recourir à la succession des contrats de travail à durée déterminée. Il considère que, si la jurisprudence a pu admettre une justification lorsque les contrats de travail sont liés à la durée d’octroi des subsides, il n’en demeure pas moins que le travailleur ne peut supporter le risque de l’entreprise. Il relève ainsi que l’ASBL a une activité économique et que, vu la longueur de la collaboration, la seule incertitude quant à l’activité réside dans le renouvellement annuel des contrats et l’obtention des appels d’offre, soit une situation que peut connaître tout prestataire de service et qui ne peut justifier en soi la succession de contrats à durée déterminée.

Le Tribunal conteste par ailleurs que l’ASBL n’a pas pour seul objet la réalisation des missions pour le compte de la Commission, d’autres activités pouvant être déployées, d’autant qu’elle n’a pas été mise en liquidation après l’arrêt de la collaboration. Même à supposer que l’ASBL ait été constituée exclusivement en vue de répondre à l’appel d’offre, il s’agit là d’un choix impliquant une incertitude sur l’avenir de l’activité, qu’elle ne peut faire peser sur les travailleurs. Il en va de même du fait que l’ASBL n’avait qu’un client, qui constituait l’intégralité de ses rentrées.

Le Tribunal considère donc qu’il n’y a pas de raisons légitimes justifiant la succession de contrats de travail à durée déterminée, de sorte que le contrat doit être considéré comme conclu pour une durée indéterminée. Vu l’absence de notification d’un préavis ou de paiement d’une indemnité de rupture, le Tribunal fait droit à la demande.

Intérêt de la décision

L’intérêt de la décision est double. D’une part, elle contient un rappel des principes, avec référence au droit européen, influençant l’interprétation à donner des dispositions du droit belge. D’autre part, elle fait une application concrète de la législation dans le cas d’une activité économique dont la poursuite dépendait de la prolongation ou du renouvellement des contrats fournissant l’activité.


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