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Comment évaluer la capacité de travail d’un garagiste indépendant ayant toute sa vie exclusivement travaillé de ses mains ?

Commentaire de C. trav. Liège, sect. Namur, 15 janvier 2008, R.G. 7.814/2005

Mis en ligne le jeudi 27 mars 2008


Cour du travail de Liège, section de Namur, 15 janvier 2008, R.G. n° 7.814/2005

TERRA LABORIS ASBL – Pascal HUBAIN

Dans un arrêt du 15 janvier 2008, la Cour du travail de Liège, section de Namur, refuse d’entériner un rapport d’expertise qui considérait qu’un garagiste indépendant n’est pas invalide pour le seul motif qu’un emploi de vendeur (de voitures ou dans le secteur de la carrosserie) reste accessible.

Les faits

M. P. a travaillé comme garagiste indépendant.

En juin 1999, il tombe en incapacité de travail mais ne la déclarera à sa mutuelle qu’en date du 29 juin 2001.

Par décision du 12 juin 2002, l’INAMI refuse de le reconnaître invalide avec effet au 29 juin 2002 (un an après le début reconnu de l’incapacité de travail) pour le motif qu’il n’est pas incapable de travailler par référence à toute activité quelconque.

M. P. conteste la décision de l’INAMI et le tribunal du travail de Namur désigne un expert judiciaire, qui conclut à une invalidité de 30 % n’entraînant pas une incapacité d’exercer une activité professionnelle quelconque.

Le tribunal du travail de Namur entérine le rapport d’expertise et déclare la demande de M. P. non fondée.

M. P. interjette appel du jugement pour le motif que les conditions pour la reconnaissance de son état d’invalidité sont réunies.

L’INAMI demande la confirmation du jugement dont appel.

La décision de la Cour du travail

Dans son arrêt du 15 janvier 2008, la Cour du travail de Liège, section de Namur, rappelle longuement, jurisprudence et doctrine à l’appui, les principes à appliquer pour apprécier l’aptitude au travail d’un travailleur indépendant (article 20 de l’arrêté royal du 20 juillet 1971 instituant un régime d’assurance contre l’incapacité de travail en faveur des travailleurs indépendants) :

  • l’appréciation de l’aptitude au travail ne se réfère pas uniquement aux activités précédemment exercées mais également à l’ensemble des professions accessibles ;
  • l’évaluation doit être individualisée en tenant compte de tous les facteurs propres au travailleur tels qu’une possibilité réelle de reclassement, la nationalité, la langue, la formation et la rééducation professionnelle ;
  • la preuve de l’existence d’une incapacité de travail de 100% n’est pas exigée ;
  • il faut écarter les activités qui n’existent plus ou ne sont pas assimilables à une profession, faute d’atteindre un seuil de rentabilité permettant à l’indépendant d’assurer sa subsistance ;
  • comme dans le régime des personnes handicapées, la situation du travailleur indépendant doit être comparée avec celle d’une personne valide exerçant une activité à temps plein sauf s’il s’agit d’un travailleur n’ayant exercé qu’une activité à temps partiel (ce qui est plus rarement le cas d’un indépendant) ;
  • le travailleur ne peut pas non plus subir un déclassement professionnel ;
  • l’âge du travailleur indépendant, sa formation, son expérience professionnelle et son état de santé sont des critères essentiels pour apprécier son état d’invalidité ;
  • par contre, ce n’est pas à l’assurance indemnité de s’occuper de formation professionnelle ni de pallier l’absence de couverture chômage au profit des travailleurs indépendants.

La Cour examine ensuite le cas concret de M. P. au regard des constatations faites par l’expert judiciaire.

Au moment d’entrer en invalidité, M. P. est âgé de 56 ans. Il a suivi l’enseignement primaire sans obtenir de diplôme et a entamé sa carrière professionnelle à 14 ans (ouvrier polyvalent et mécanicien agricole). Après son service militaire, il a encore travaillé comme mécanicien et est devenu indépendant en 1975 comme garagiste. Il emploiera six ouvriers dans son garage (successivement et non simultanément, précisera-t-il).

M. P. a insisté sur le fait que toute la partie administrative de son garage était gérée par son épouse en sorte qu’il effectuait un travail uniquement manuel. Après avoir licencié du personnel (en raison d’une forte concurrence), il a continué à travailler seul jusqu’en 1999 et sera admis en incapacité de travail en 2001.

Il souffre de douleurs multiples (talon d’Achille, tendinopathie, polyarthralgie, asthénie, grande fatigue) et de dépression. Du fait de ses douleurs, il a du mal à marcher longtemps et des difficultés à garder des chaussures de ville toute la journée. Il a également des problèmes de concentration et des difficultés à trouver ses mots ce qui lui donne l’impression de ne pas bien se faire comprendre.

Dans son rapport d’expertise, l’expert judiciaire considère que M. P. est incapable d’effectuer un travail de mécanique pure, un travail lourd n’étant plus possible mais que, ayant été gérant d’un garage, il a également acquis des compétences en vente, marketing, gestion et comptabilité. Dès lors, pour l’expert judiciaire, un emploi de vendeur (soit de voitures, soit dans le secteur de la carrosserie) lui reste accessible.

La Cour ne partage pas cet avis.

Elle estime, en effet, qu’un indépendant de 56 ans qui durant toute sa vie a exclusivement travaillé de ses mains et qui a laissé la partie administrative de son activité de garagiste à son épouse n’est pas capable d’entamer une activité de vendeur de voitures ou de produits de carrosserie, s’il souffre d’affections qui l’empêchent de marcher de plus de 300 mètres et s’il subit une fatigue importante avec nécessité d’une sieste journalière. Pour la Cour, il faut tenir compte des aptitudes physiques et intellectuelles à exercer ce métier. La Cour rappelle que M. P. n’a même pas terminé ses études primaires et que son état de santé n’est pas compatible avec celui qui est attendu d’un vendeur qui doit « accrocher » le client. Elle regrette également que l’expert judiciaire n’ait pas investigué plus avant sur l’état dépressif de M. P., s’étant contenté de donner une appréciation sur la base de la médication suivie.

Elle en conclut qu’au vu de son âge, de sa formation scolaire et professionnelle, de sa condition et de son état de santé, M. P. réunit toutes les conditions pour être reconnu invalide dans la mesure où il est bien incapable d’exercer une quelconque activité professionnelle dont il pourrait être chargé équitablement.

L’intérêt de la décision

La Cour du travail de Liège, section de Namur, rappelle opportunément que ce qu’il faut vérifier, pour apprécier l’état d’invalidité d’un travailleur indépendant c’est de savoir si ce dernier est concrètement capable d’exercer une activité professionnelle de laquelle il peut vivre.

En l’espèce, l’expert judiciaire n’avait pas suffisamment accordé de crédit aux affirmations de M. P. selon lesquelles il a durant toute sa vie exclusivement travaillé de ses mains ni aux données concrètes de sa situation.

C’est donc à juste titre que la Cour du travail a considéré que ce travailleur indépendant n’avait pas en l’espèce la formation ni scolaire, ni professionnelle nécessaire pour entamer une activité de vendeur de voitures ou de produits de carrosserie.

Là où l’expert judicaire semble avoir donné un avis trop théorique, la Cour rectifie le tir en évaluant de manière concrète et humaine l’invalidité du travailleur indépendant en fonction de son âge, de sa formation scolaire et professionnelle, de sa condition et de son état de santé (physique et intellectuelle).

Un arrêt qu’il convient assurément d’approuver.


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