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Inondations de juillet 2021 : existence d’une force majeure définitive entraînant la rupture du contrat de travail

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 21 novembre 2022, R.G. 22/347/A

Mis en ligne le vendredi 26 mai 2023


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 21 novembre 2022, R.G. 22/347/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 21 novembre 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) reprend les conditions de la force majeure définitive, rappelant que, pour l’appréciation des conséquences juridiques de celle-ci, il y a lieu de tenir compte uniquement de l’événement en lui-même et non d’une indemnité éventuelle à laquelle l’événement donnerait droit dans le futur.

Les faits

Un transfert conventionnel d’entreprise est intervenu entre deux sociétés en avril 2015, entraînant l’application de la C.C.T. n° 32bis. Les deux sociétés sont dirigées par la même personne. Leur activité concerne le traitement thermique de certains métaux. La société cédante est restée propriétaire des locaux exploités par la société cessionnaire et était dès lors assurée notamment en cas d’incendie et de dégât des eaux lorsqu’intervinrent les inondations de juillet 2021.

Il a été officiellement constaté (constat d’huissier et expert) que les locaux étaient complétement sinistrés et le matériel endommagé. L’assureur a refusé d’intervenir au motif de la situation géographique du risque. La société cessionnaire (depuis six ans) a mis fin au bail et, par voie de conséquence, au contrat de travail la liant avec un travailleur. Le motif invoqué est un cas de force majeure (inondation).

Celui-ci a introduit un recours devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), postulant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis de l’ordre de 24.600 euros.

Position des parties devant le tribunal

Pour le demandeur, une autre activité restait possible (traitement thermique de métaux à base d’eau et d’air – l’activité essentielle étant ce traitement pour les métaux à base d’huile). Il considère que celle-ci aurait pu reprendre au motif que la société aurait été indemnisée par la Région wallonne à hauteur de 60.000 euros, montant qui devait permettre la reprise. Il plaide également que d’autres possibilités existaient, permettant sa réaffectation sur un autre site. Pour lui, la société n’investissait plus dans cette activité et n’y étaient d’ailleurs plus occupés qu’une collègue et lui-même. Il fait également valoir qu’il est polyvalent et que l’exécution du contrat de travail aurait pu être poursuivie, la force majeure n’étant nullement démontrée par l’employeur.

Quant à la société, elle conteste avoir été indemnisée suite à la destruction complète de ses installations. Sur le plan technique, elle expose en quoi la position du demandeur n’est pas réaliste et répond point par point aux critiques de celui-ci sur d’autres possibilités de réaffectation. Elle ne conteste pas que l’activité périclitait mais réfute le grief selon lequel elle aurait saisi l’occasion du sinistre pour recourir fallacieusement à une force majeure, évitant ainsi de devoir débourser une indemnité compensatoire.

La décision du tribunal

Le tribunal rappelle, en droit, la distinction faite dans la loi du 3 juillet 1978 sur la force majeure temporaire et définitive. Dès lors que celle-ci ne fait que suspendre momentanément l’exécution du contrat, elle ne peut en entraîner la rupture. Elle est cependant susceptible de mettre un terme au contrat, ainsi que précisé à l’article 32 de la loi.

Vient ensuite un rappel très référencé en doctrine sur ce mode de rupture, soulignant, avec certains auteurs, que, pour apprécier les conséquences juridiques de la force majeure, il ne peut être tenu compte que de l’événement en lui-même et non de l’indemnité éventuelle à laquelle celui-ci donne droit et que l’impossibilité de poursuivre le contrat de travail doit être appréciée en fonction des tâches habituelles du travailleur.

En cas de destruction totale ou partielle de l’entreprise, il y a en règle force majeure (sauf fait de l’employeur). Le tribunal souligne que celle-ci existera même si le personnel a pu être occupé pendant un certain temps (travaux d’évacuation, etc.) et qu’elle sera retenue « lorsque l’activité ne peut plus être poursuivie pendant une longue période », l’employeur ne pouvant plus fournir de travail. Reprenant la synthèse faite par le cabinet Claeys & Engels (CLAEYS & ENGELS, Licenciement et démission, Wolters Kluwer, 2019, p. 13), le tribunal relève qu’en cas d’incendie de l’entreprise, il y aura force majeure à trois conditions, étant que (i) celui-ci ne résulte pas d’une faute de l’employeur, (ii) qu’il entraîne la cessation des activités et (iii) que les travailleurs à l’égard desquels la force majeure est constatée soient touchés par cette cessation.

En l’espèce, le tribunal retient que le travailleur estime qu’il aurait dû être affecté à une autre branche d’activité ou sur un autre site. Il relève que l’employeur, qui a la charge de la preuve de la force majeure, établit que l’exécution du contrat de travail était devenue impossible, et ce vu l’ampleur des dégâts suite aux inondations. Il retient notamment que les eaux avaient atteint un niveau d’un mètre quatre-vingt dans les lieux et que les fours (dont une partie était enfouie) ainsi que les armoires électriques et l’armoire de gestion de l’énergie étaient sinistrés à 100%. Des tentatives de nettoyage avaient été faites rapidement afin de tenter une reprise, mais celles-ci avaient fait apparaître des dégâts trop importants. L’activité ne pouvait dès lors pas reprendre dans les lieux, les machines de production n’étant plus utilisables, en tout cas avec des garanties suffisantes au niveau de la sécurité.

La société fait également valoir les difficultés de relancer les opérations, et ce au niveau de l’obtention des autorisations nécessaires, notamment au niveau environnemental (s’agissant de traitement d’huiles et les locaux étant situés en bord de rivière).

Le tribunal retient en outre que ce n’est pas l’employeur qui a été indemnisé, n’étant pas propriétaire des lieux, et que ce dernier l’a été mais non pour le lieu d’exploitation en cause. Au moment du licenciement, aucune possibilité de reprendre l’exploitation n’était donc avérée.

En ce qui concerne la réaffectation à une autre branche d’activité, le tribunal examine le fondement de cette demande mais conclut, en fait, que les tâches auxquelles le travailleur prétendait pouvoir être réaffecté (au motif qu’il les avait exercées par le passé) relevaient uniquement de la maintenance mais non de la production. Il conclut sur ce point que le demandeur n’établit pas avoir le profil nécessaire pour cette réaffectation.

Quant à la possibilité de prester sur un autre site de production, le tribunal l’examine également, constatant cependant, avec la société, que cette activité était différente et qu’elle disposait déjà de main-d’œuvre suffisante, ne pouvant dès lors y affecter un travailleur supplémentaire.

Le tribunal conclut à l’impossibilité de poursuite de l’activité tant sur le site où le demandeur prestait que sur tout autre site et conclut au rejet de la demande.

Intérêt de la décision

Les faits de la cause (qui ont dû toucher de nombreuses entreprises de la région) rappellent les conditions d’existence de la force majeure permettant de rompre sans indemnité un contrat de travail en cas de sinistre dans une entreprise.

Dans un arrêt du 10 mars 2014 (Cass., 10 mars 2014, n° S.12.0019.N), la Cour de cassation a rejeté un pourvoi contre un arrêt de la Cour du travail de Gand du 8 juin 2011, selon lequel l’employeur doit invoquer la force majeure (et non se ranger à la position d’un tiers – comme en l’espèce –, le Fonds de Fermeture des Entreprises). En l’absence d’acte de rupture posé par la société, il n’y a pas de rupture et les indemnités compensatoires sont dues.

La cour du travail avait relevé dans cette espèce que l’effet rétroactif de la force majeure définitive ne peut être admis. Dans son arrêt, la Cour de cassation a très brièvement considéré que, si une partie se prévaut à tort de la force majeure ou reproche à l’autre partie d’avoir mis fin au contrat, elle y met elle-même fin de manière irrégulière par ledit constat. Le juge n’est pas tenu de constater qu’il y a eu volonté de mettre fin au contrat.

Cet arrêt a été précédemment commenté et nous y renvoyions également à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 25 mars 2014 (C. trav. Bruxelles, 25 mars 2014, R.G. 2013/AB/474 – également précédemment commenté) sur l’absence de caractère rétroactif du constat de force majeure.

L’on notera encore que, dans son jugement du 21 novembre 2022, le Tribunal du travail de Liège a fait droit à la demande du travailleur d’examiner non seulement le poste dans lequel il était occupé au moment de l’événement, mais également la possibilité de prester dans le cadre d’une autre activité déployée par la société sur le site ainsi que celle de prester sur un autre site de production.


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