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Lanceur d’alerte et motif grave

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 20 janvier 2023, R.G. 21/3.980/A et 21/4.220/A

Mis en ligne le vendredi 28 avril 2023


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 20 janvier 2023, R.G. 21/3.980/A et 21/4.220/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 20 janvier 2023, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles rappelle la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière, reprenant les critères d’analyse de la Cour sur les possibilités d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du travailleur (article 10 C.E.D.H.).

Les faits

Une employée a été engagée par une association professionnelle du monde de la presse. Elle est coordinatrice et n’a pas le statut de journaliste.

Dans le cadre de ses fonctions, elle a vent d’une suspicion d’irrégularité financière dans le cadre d’un dossier. Il s’agit de l’acceptation de l’offre d’une firme extérieure en échange d’avantages pour l’association, ceux-ci étant au détriment de fonds européens. Par lettre recommandée (et courriel) du lendemain, elle est suspendue « le temps de mener une enquête approfondie ». L’organisation syndicale dont l’intéressée est membre (et avait d’ailleurs été déléguée par le passé) conteste la suspension. Elle s’étonne également qu’il n’a pas été fait application d’une disposition spécifique de la convention collective d’entreprise relative aux lanceurs d’alerte, qui impose une confidentialité et l’anonymat du travailleur.

Le résultat de l’enquête menée par deux administrateurs conclut que les allégations de l’intéressée sont non fondées et que celles-ci vont avoir de graves conséquences.

Elle est licenciée pour motif grave, sur la base des éléments figurant dans le rapport. Le motif invoqué est la dénonciation calomnieuse, celle-ci portant sur des faits donc la fausseté est établie par les conclusions dudit rapport.

Suite à un échange de courriers infructueux, l’intéressée saisit le tribunal, demandant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, la réparation d’un abus de droit, ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.

La décision du tribunal

Le tribunal examine la problématique du « lanceur d’alerte » ou « sonneur de tocsin », ou encore « whistleblower ».

A l’époque des faits (2020), il relève qu’il n’y avait pas en droit belge de protection particulière pour les lanceurs d’alerte, la Directive européenne n° 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union ne devant être transposée que pour le 17 décembre 2021. La notion n’était cependant pas inconnue, le tribunal renvoyant à diverses études de doctrine sur la question (dont celle de L. ROTTIERS, Le sonneur de tocsin : ses origines, son évolution et ses implications en droit social belge, Waterloo, Kluwer, 2012).

Le Conseil de l’Europe avait par ailleurs pris une recommandation le 30 avril 2014 afin de protéger les personnes qui, dans le cadre de leurs relations de travail, « font des signalements ou révèlent des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général ».

Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme avait déjà connu de plusieurs affaires, dont HEINISCH c/ ALLEMAGNE (Cr.E.D.H., 21 juillet 2011, Req. n° 28.274/08, HEINISCH c/ ALLEMAGNE), arrêt dans lequel elle avait insisté sur le devoir de loyauté et la mise en balance des droits des employés avec les intérêts concurrents de leur employeur, précisant dans sa décision (§ 65) que la personne concernée devait procéder à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente, la divulgation au public ne devant être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement. En l’espèce, l’intéressée avait publiquement mis en cause son employeur et la Cour avait en conséquence, après avoir examiné les critères consacrés par sa jurisprudence (intérêt public des informations divulguées, autres moyens à la disposition du travailleur, authenticité des informations, bonne foi du travailleur, préjudice causé à l’employeur et sévérité de la sanction), conclu à la violation du droit à la liberté d’expression.

La question a également été examinée en droit interne, à partir de la problématique du motif grave, et le tribunal rappelle ici que ne constitue pas un tel motif grave une dénonciation à une autorité de surveillance (C. trav. Bruxelles, 22 juin 2016, R.G. 2014/AB/560 et C. trav. Bruxelles, 3 décembre 2012, R.G. 2010/AB/948) ou à un supérieur hiérarchique (C. trav. Bruxelles, 8 janvier 2013, R.G. 2011/AB/653).

Sur le plan de l’entreprise concernée dans le cas d’espèce, une convention collective vise expressément la question, prévoyant la procédure d’information à suivre en interne ainsi que les mesures de précaution, de confidentialité et de respect de l’anonymat du membre du personnel requis de la part de l’employeur en cas d’information d’un soupçon d’irrégularité.

En l’espèce, le tribunal constate que l’intéressée a dénoncé une suspicion de fraude au secrétaire général adjoint de l’association qui l’occupait et qu’elle conteste avoir eu une intention malveillante, n’ayant par ailleurs pas communiqué les faits à des autorités extérieures.

Pour l’association, il ne peut s’agir en l’espèce d’un problème de lanceur d’alerte, ceci exigeant une dénonciation publique de faits, alors qu’en l’espèce il y a eu une dénonciation en interne uniquement, l’intéressée accusant le responsable de la gestion du projet de corruption passive et ayant menacé d’alerter des intervenants extérieurs.

Pour le tribunal, il ne doit pas y avoir nécessairement dénonciation publique des faits, renvoyant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits l’homme : les faits doivent d’abord être dénoncés en interne auprès d’un supérieur hiérarchique ou d’une autorité de contrôle et ce n’est qu’à défaut de pouvoir faire usage de cette possibilité qu’une dénonciation publique doit être envisagée, en dernier ressort.

Il poursuit en écartant la confusion faite par la partie défenderesse entre l’action du lanceur d’alerte et le travail d’un journaliste, l’intéressée n’ayant pas cette qualité et celle-ci ayant suivi la procédure de la convention collective d’entreprise.

Il examine longuement les éléments de la cause, concluant que l’intéressée a effectué un signalement, dénonçant à un supérieur des faits concernant un préjudice pour l’intérêt général, et que l’enquête menée n’a pas permis d’écarter ceci et relève des éléments restés non expliqués. Il estime en conséquence que l’intéressée s’est comportée en lanceuse d’alerte.

Le tribunal examine dès lors s’il y a motif grave et conclut sur ce point que sa conduite est celle d’un travailleur normalement prudent et diligent qui informe son supérieur hiérarchique d’un problème dans l’entreprise. Il n’y a pas de dénonciation calomnieuse ni de marque d’insubordination. L’employeur ne présentant aucun fait fautif dont il aurait eu connaissance dans les trois jours précédant le licenciement, il fait dès lors droit à la demande de paiement de l’indemnité compensatoire de préavis.

Examinant le chef de demande relatif à l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, il conclut que l’intéressée a été licenciée à titre de représailles suite à la dénonciation qu’elle a effectuée et qui n’a pas fait l’objet d’une vérification approfondie. Renvoyant à la jurisprudence (dont C. trav. Bruxelles, 11 janvier 2021, J.T.T., 2021, p. 420), il conclut qu’un licenciement en représailles mérite à ce titre d’être sanctionné par l’indemnité la plus élevée. Il alloue dès lors dix-sept semaines de rémunération.

Enfin, sur l’abus de droit, celui-ci est également retenu, l’intéressée ayant quatorze années d’ancienneté et ayant été licenciée en représailles. Le tribunal retient également que le licenciement a porté atteinte à sa réputation, celle-ci ayant simplement estimé qu’il était de son devoir d’alerter sa hiérarchie sur des faits suspects. Les circonstances entourant le licenciement n’étant pas couvertes par la C.C.T. n° 109, il alloue 5.000 euros ex aequo et bono, retenant encore que fut donnée une publicité à la mesure de suspension et que le rapport mettait inutilement en cause les compétences et l’honneur de l’intéressée.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles rappelle la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de lanceurs d’alerte, et ce à partir de l’article 10 de la Convention. L’application de celui-ci à la sphère professionnelle pose la question de la dénonciation de conduites ou d’actes illicites constatés sur le lieu de travail. L’affaire HEINISCH concernait une infirmière qui s’était plainte d’une surcharge de travail et de l’impossibilité pour elle et ses collègues d’assurer les soins correctement dans l’établissement où elle était occupée. Elle fut, en conséquence du dépôt d’une plainte, licenciée.

La Cour européenne a considéré que les employés sont tenus à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Celui-ci peut être accentué pour les fonctionnaires et les employés de la fonction publique. La nature et l’étendue de ce devoir de loyauté ont des incidences sur la mise en balance des droits des employés avec les intérêts concurrents de leur employeur (§ 64).

Le tribunal du travail a confirmé l’exigence que la personne concernée doit procéder à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente et que la divulgation publique ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement. Il a également repris la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté d’expression doit être évaluée, eu égard au but légitime poursuivi par la mesure, la Cour ayant rappelé qu’entrent également en compte d’autres critères, étant l’intérêt public des informations divulguées, les autres moyens à disposition du travailleur, l’authenticité des informations, la bonne foi du travailleur, le préjudice causé à l’employeur et la sévérité de la sanction.

L’on notera encore que, dans l’espèce tranchée par le tribunal du travail ce 20 janvier 2023, il a été conclu au caractère manifestement déraisonnable du licenciement (s’agissant de représailles et entraînant l’application de la sanction maximale) ainsi qu’au caractère abusif de la mesure.

Le jugement n’est – à ce jour – pas définitif.


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