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Vol de matériel : conditions du motif grave

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Dinant), 7 octobre 2022, R.G. 21/237/A

Mis en ligne le vendredi 28 avril 2023


Tribunal du travail de Liège (division Dinant), 7 octobre 2022, R.G. 21/237/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 7 octobre 202, le Tribunal du travail de Liège (division Dinant), saisi de la contestation d’un motif grave (vol), rappelle les éléments constitutifs de celui-ci sur le plan pénal : à défaut d’établir la réunion de tous les éléments de la définition, le motif grave ne peut être retenu.

Les faits

Un ouvrier a été engagé dans une société de menuiserie dans le cadre d’un contrat à durée déterminée, contrat qui a fait l’objet de plusieurs renouvellements. Il a été victime d’un accident du travail et, suite à celui-ci, a été mis en incapacité temporaire. A sa reprise, il a signé un contrat à durée indéterminée. Trois ans plus tard, il a eu une promotion.

En 2020, vu la crise due au COVID-19, il a été mis en chômage temporaire. Quelques jours plus tard, son employeur l’a licencié pour motif grave (vol). L’employeur précise que le travailleur a reconnu, lors d’un entretien, avoir ramené à son domicile du matériel appartenant à l’entreprise, sans accord et sans avoir prévenu quiconque. Des investigations avaient été menées dans l’entreprise afin de retrouver ce matériel et c’est en fin de compte sur la suggestion d’un collègue qu’il fut interpellé à cet égard. Interrogé, il avait répondu être en possession de ce matériel, qui avait été ramené immédiatement à l’entreprise suite à la demande expresse de l’employeur. Lui était à cet égard également reproché la manière dont il avait ramené ce matériel, étant qu’il s’était rendu « discrètement » au siège de l’entreprise en soirée aux fins de le remettre, opération au cours de laquelle il avait été filmé par caméra. Le motif grave consistait dès lors, à partir de l’ensemble de ces faits, en une subtilisation frauduleuse du matériel de l’entreprise, étant un vol.

Une procédure ayant été introduite par le travailleur devant le Tribunal du travail de Liège (division Dinant) en paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, ainsi que d’abus de droit de licencier et en dommages et intérêts du chef de licenciement manifestement déraisonnable (et autres postes plus factuels), le tribunal rend un jugement le 7 octobre 2022, ordonnant une réouverture des débats sur la partie de la demande relative au paiement d’heures supplémentaires ainsi qu’à la délivrance de documents. Il tranche les autres chefs de demande.

La décision du tribunal

Le tribunal statue sur les trois indemnités postulées relatives à la rupture.

Il examine en premier lieu la question du motif grave, dont il rappelle quelques principes (définition du motif grave, éléments d’appréciation et délai de trois jours).

Après avoir retenu que le congé n’était pas tardif, il examine la question du vol. Il s’agit en l’occurrence d’un laser rotatif et d’un trépied.

L’article 461 du Code pénal, repris dans le jugement, dispose que quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas est coupable de vol. Est assimilé au vol le fait de soustraire frauduleusement la chose d’autrui en vue d’un usage momentané. Il en découle que trois éléments sont exigés, étant (i) une soustraction contre la volonté du propriétaire, (ii) une chose mobilière corporelle appartenant à autrui et (iii) une intention frauduleuse. Dès lors qu’un de ces éléments est manquant, l’infraction n’est pas consommée.

Renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation (dont Cass., 16 novembre 1971, Pas., 1972, I, p. 246), le tribunal rappelle les conditions de l’intention frauduleuse requise : celle-ci existe dès que celui qui soustrait une chose contre le gré de son propriétaire agit avec l’intention de se l’approprier ou, du moins, de ne pas la restituer aux ayants droit. S’il existe un doute quant à cette intention frauduleuse, celui-ci doit profiter au travailleur.

En l’espèce, l’intéressé produit divers documents, dont des relevés d’appels ainsi que des témoignages et échanges de SMS, dont il résulte qu’il a pris possession du matériel litigieux sans avoir obtenu l’autorisation de ses supérieurs. Il ne le conteste d’ailleurs pas.

Pour le tribunal, ces éléments sont insuffisants pour démontrer, à l’exclusion de tout doute, que l’intéressé a agi avec l’intention frauduleuse de conserver ce matériel, ayant sollicité d’un collègue qu’il le lui apporte à son domicile et ayant, sur interpellation, immédiatement déclaré qu’il était en possession de celui-ci et qu’il était prêt à le restituer.

Dans le contexte de l’entreprise, dont il apparaît que l’emprunt de matériel était une pratique, sinon courante, à tout le moins occasionnelle (moyennant l’autorisation des responsables), le tribunal ne retient pas, vu l’ensemble des éléments ci-dessus, l’intention frauduleuse requise de conserver ces outils. Aussi, conclut-il au caractère irrégulier du congé et au droit pour l’intéressé de bénéficier d’une indemnité compensatoire de préavis.

Une contestation surgit en ce qui concerne l’indemnité elle-même, l’employeur contestant la période d’occupation telle que fixée par le travailleur, et ce pour motif d’interruption pour incapacité de travail. Le tribunal rappelle à cet égard que les périodes de suspension de l’exécution du contrat pour cause d’incapacité telle qu’organisée par la loi sont à inclure dans le calcul de l’ancienneté, renvoyant ici à la doctrine de B. PATERNOSTRE (B. PATERNOSTRE, La rupture du contrat de travail moyennant préavis. Une approche pratique et jurisprudentielle, Wolters Kluwer, 2021 p. 179). Le tribunal inclut dans ces périodes de suspension six semaines se situant immédiatement après un contrat de travail à durée déterminée (incapacité de travail consécutive à l’accident du travail), période suivie d’un réengagement immédiat au motif qu’il y a lieu de prendre comme critère celui de la fidélité à l’entreprise et que cette courte période d’interruption n’entame en rien celle-ci ni la continuité des relations de travail. Lors de l’accident du travail, le travailleur prestait dans le cadre du quatrième contrat à durée déterminée et l’incapacité a dépassé la date de fin de celui-ci. Le contrat à durée indéterminée a été signé avant la fin de cette incapacité de travail. Le tribunal retient dès lors le calcul du travailleur.

Il rejette, par ailleurs, la demande d’indemnité pour licenciement abusif, rappelant ici que l’abus ne peut résulter des conséquences du licenciement mais bien des circonstances entourant celui-ci. De même pour l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, le licenciement étant intervenu en raison du comportement de l’intéressé.

Si d’autres points sont renvoyés à une audience ultérieure dans le cadre d’une réouverture des débats, le tribunal statue cependant encore sur des arriérés de rémunération liés à la commission paritaire n° 124. Le travailleur conteste l’application de la commission paritaire n° 111 (appliquée au départ), alors qu’il aurait dû dépendre dès l’engagement de la C.P. n° 124. Il expose qu’un avenant a été signé à son contrat de travail en janvier 2020 mais sollicite une régularisation pour la période antérieure, l’entrée en fonction remontant au 1er septembre 2015.

Pour le tribunal, l’employeur ne peut relever normalement que d’une seule commission paritaire déterminée, celle-ci dépendant de l’activité économique de l’entreprise, et ce même si plusieurs fonctions sont exercées en son sein. Il renvoie cependant à un arrêt de la Cour de cassation du 17 février 1992 (Cass., 17 février 1992, n° 7.688), qui a admis qu’une entreprise peut dépendre de plusieurs commissions paritaires lorsque plusieurs activités économiques y sont exercées, les critères déterminants étant l’absence de lien plus ou moins direct entre ces activités ainsi que la circonstance qu’elles sont exécutées dans des locaux distincts avec du personnel exclusivement affecté à chacune d’elles.

Il admet dès lors que la société peut dépendre, pour ses ouvriers, des commissions paritaires n° 111.1 et 124, s’agissant d’une société de fabrication et de pose de menuiserie métallique. Dès lors que l’intéressé a été engagé pour des fonctions relevant de la C.P. n° 111 et que, cinq ans plus tard, il a dépendu de la C.P. n° 124, sa rémunération étant adaptée à compter de ce jour, il ne peut prétendre aux arriérés dans la mesure où l’avenant signé à l’époque a confirmé que la modification était justifiée par l’évolution progressive de sa fonction, vu qu’il effectuait de plus en plus de placements sur chantiers. Ce type de fonction n’est pas prouvé pour la période antérieure et le tribunal relève encore qu’il a signé sans réserve un avenant marquant son consentement pour la modification de fonction sans qu’aucune rétroactivité ne soit prévue.

Il rappelle enfin que le droit au salaire naît dès la date de paiement prévue et que le travailleur peut renoncer à la rémunération lorsque la période est écoulée. Aucun vice de consentement n’étant établi en ce qui concerne la signature de cet avenant, la demande de paiement d’arriérés de rémunération est rejetée.

Intérêt de la décision

C’est essentiellement sur la question du vol, invoqué comme motif grave, que l’espèce présente un intérêt particulier.

Dès lors que le motif invoqué pour rompre le contrat sans préavis ni indemnité est le vol, l’employeur est tenu d’établir la réunion des éléments de la définition pénale. Le tribunal les a rappelés, étant que sont exigées une soustraction contre la volonté du propriétaire, une chose mobilière corporelle qui appartient à autrui et une intention frauduleuse. Cette intention peut ne pas être présente et, dans une telle hypothèse, il n’y a pas de vol et donc pas de motif grave, si ce n’est le vol qui a été expressément visé à ce titre.

Il peut être renvoyé sur la question à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 25 avril 2022 (C. trav. Bruxelles, 25 avril 2022, R.G. 2020/AB/151), qui a jugé que, conformément à l’article 461 du Code pénal, le vol requiert que la chose soit soustraite, que cette appropriation soit frauduleuse et que la chose détournée n’appartienne pas à celui qui l’a soustraite. C’est à l’employeur qui se prévaut d’un fait qualifié de vol au titre de motif grave qu’il incombe d’en établir les éléments constitutifs, à savoir non seulement l’élément matériel consistant en la soustraction d’une chose appartenant à autrui contre le gré du propriétaire, mais également l’intention frauduleuse, laquelle doit exister au moment de l’infraction, même si la preuve de cette intention peut résulter de faits postérieurs à la soustraction.

C’est dès lors non seulement la matérialité du fait qu’il faut retenir, mais également l’intention dont celui-ci procède (exigence rappelée également dans C. trav. Bruxelles, 2 juin 2016, R.G. 2016/AB/312 et C. trav. Bruxelles, 6 mai 2014, R.G. 2012/AB/639 – ce dernier ayant été précédemment commenté).


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