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GRAPA : que faut-il entendre par fait nouveau ?

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 19 décembre 2022, R.G. 19/4.154/A

Mis en ligne le vendredi 7 avril 2023


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 19 décembre 2022, R.G. 19/4.154/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 19 décembre 2022, le tribunal du travail francophone de Bruxelles donne son interprétation de la notion de fait nouveau figurant à l’article 14, § 1er de l’arrêté royal du 23 mai 2001 portant règlement général en matière de garantie de revenus aux personnes âgées : ce fait doit concerner le bénéficiaire de la GRAPA lui-même et avoir une incidence sur l’octroi de la prestation ou les ressources à prendre en considération.

Les faits

La GRAPA avait été accordée depuis mai 2009 à une personne de nationalité étrangère résidant en Belgique. En novembre, son droit a été revu, celle-ci habitant avec son fils, son épouse et leur enfant. Trois autres enfants sont nés ultérieurement.
Une décision fut prise par le Service Fédéral des Pensions le 5 août 2019, revoyant le droit de l’intéressée à partir du 1er mars 2014.

Le SFP constate que, à cette date, l’intéressée vit avec un de ses petit-fils et, renvoyant à la loi du 8 décembre 2013 qui a modifié celle du 22 mars 2001 instituant la garantie de revenus aux personnes âgées, il expose que, pour la division des ressources pour le calcul de la GRAPA il y a lieu de tenir compte des propres enfants mineurs ou majeurs et pour lesquels des allocations familiales sont perçues, limités au premier degré et qui partagent la résidence principale. Pour ce qui est des personnes de nationalité étrangère, elles doivent avoir leur résidence principale en Belgique et satisfaire aux conditions de nationalité et/ou d’assurance ou partager leur résidence principale avec un conjoint qui soit dans les conditions pour bénéficier de la GRAPA.

Le SPF décide en conséquence de supprimer le droit à la GRAPA.

Un recours a été introduit contre cette décision.

Rétroactes de la procédure

Dans un premier jugement, rendu le 5 janvier 2021, le tribunal a posé une question à la Cour constitutionnelle, l’interrogeant sur le respect de la règle de standstill en la matière, puisque la loi du 8 décembre 2013 permet de supprimer le droit à la GRAPA en cas de survenance d’un fait nouveau au sens de l’article 14, § 1er de l’arrêté royal du 23 mai 2001 portant règlement général en matière de garantie de revenus aux personnes âgées.

Par arrêt du 17 mars 2022 (n° 41/2022), la Cour constitutionnelle a conclu que la question ne relevait pas de sa compétence, celle-ci portant sur le pouvoir conféré au Service fédéral des Pensions par l’article 14, § 1er, de l’arrêté royal du 23 mai 2001 de réviser d’office le droit à la GRAPA. Elle a précisé que la question se pose notamment de savoir si tout fait nouveau relatif aux cas énumérés à l’article 14, § 1er, 1° à 6°, peut donner lieu à une telle révision ou s’il s’agit uniquement de faits qui ‘auraient une incidence sur ce droit’ (selon les termes de la question posée) et qu’elle ne pourrait répondre sans se prononcer sur l’interprétation à donner à l’article 14, § 1er, de l’arrêté royal du 23 mai 2001 et sur sa légalité, ce qui ne relève pas de sa compétence.

La décision du tribunal

Le tribunal a dès lors repris l’instruction de la cause et s’est prononcé dans le jugement commenté, rappelant que la demanderesse postule l’annulation de la décision litigieuse et le rétablissement dans son droit à la GRAPA à partir de mars 2014.

Il renvoie à l’article 4, 5° de la loi du 22 mars 2001, qui permet l’octroi de la GRAPA aux ressortissants de pays avec lesquels a été signée une convention de réciprocité ou a été reconnue une réciprocité de fait. A été signé dans ce cadre un accord avec le Maroc (pays dont l’intéressée a la nationalité), étant l’Accord euro-méditerranéen du 26 février 1996, dont l’article 65.1 prohibe en ce qui concerne les travailleurs de nationalité marocaine et toute leur famille résidant avec eux toute discrimination dans le domaine de la sécurité sociale, fondée sur la nationalité par rapport aux propres ressortissants des Etats membres où ils sont occupés.

Le tribunal note que si la notion de ‘membres de leur famille’ n’a pas fait l’objet d’une définition, il a été précisé dans ‘l’Acte final’ de cet Accord que ces termes sont définis selon la législation de l’Etat d’accueil concerné et que, avant la loi du 8 décembre 2013, la notion était interprétée de manière large.

Il reprend ensuite l’arrêt MESBAH de la C.J.U.E. (C.J.U.E., 11 novembre 1999, aff. n° C-179/98, EU:C:1999:549), selon lequel il résulte du libellé même de la disposition que la règle d’égalité de traitement qu’elle énonce n’est pas prévue en faveur des seuls conjoint et enfants du travailleur migrant. En effet, l’article 41, paragraphe 1, de l’Accord emploie l’expression plus générale de « membres de la famille » du travailleur et celle-ci est dès lors susceptible de viser également d’autres parents de ce dernier, tels que notamment ses ascendants. Elle décide dès lors que la notion de ‘membres de la famille’ ne vise pas seulement le conjoint et les descendants du travailleur, mais également les personnes qui présentent un lien de parenté étroit avec ce dernier, tels que notamment ses ascendants, y compris par alliance, à la condition expresse toutefois que ces personnes résident effectivement avec le travailleur. La mère de l’épouse du travailleur migrant, qui vit en l’espèce de manière ininterrompue depuis 1985 dans le foyer de sa fille et de son gendre dans l’État membre d’accueil, doit être considérée comme un membre de la famille du travailleur.

Sur le plan du droit interne, le tribunal souligne la modification de la loi du 22 mars 2001 depuis celle du 8 décembre 2013. Un 5° et un 6° ont été ajoutés à l’article 2, admettant le cohabitant légal (5°) et limitant la notion de membres de la famille dans le cadre des Accords euro-méditerranéens (Maroc, Tunisie, Algérie) au conjoint non séparé de fait ou de corps et au conjoint non divorcé (6°). Il relève à cet égard l’avis de la section de législation du Conseil d’Etat qui avait expressément indiqué « qu’il va de soi que l’insertion de cette définition dans la loi ne peut en aucun cas porter atteinte aux droits dont les personnes concernées peuvent se prévaloir en vertu de ces accords ».

Une disposition transitoire a été prévue, en conséquence, pour les personnes qui bénéficiaient déjà de la GRAPA avant le 1er janvier 2014, celles-ci pouvant continuer à percevoir le montant qui leur était alloué auparavant et ce, jusqu’à ce qu’intervienne un fait nouveau produit au plus tôt le 1er janvier 2014 donnant lieu à revision (d’office ou sur demande).

En l’espèce, le fait nouveau dont se prévaut le SPF est une modification du nombre d’enfants mineurs d’âge dans le ménage du fils, et ce même si celui-ci ne présente aucune incidence sur le droit à la GRAPA en tant que tel et sur le calcul des ressources de la bénéficiaire.

Le SFP s’appuyant dans sa lecture de l’article 14, § 1er de l’A.R. du 23 mai 2001 sur un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 5 juin 2019, R.G. 2018/AL/85 et 2018/AL/104) selon lequel le motif de la revision vise toute modification quelconque visée à cette disposition, qu’elle ait ou non une incidence sur le droit à la GRAPA, le tribunal s’écarte de cette interprétation, considérant que la modification du nombre des petits-enfants ne constitue pas le fait nouveau requis, s’appuyant sur la réponse donnée par le Ministre à la Commission des Affaires sociales, qui visait ‘une modification personnelle de l’intéressé’. Il doit s’agir, en conséquence, d’un fait personnel susceptible d’avoir une incidence sur le droit à la prestation ou sur le calcul des ressources du bénéficiaire.

Intérêt de la décision

Dans ce jugement, le tribunal du travail francophone de Bruxelles donne comme lecture de l’article 14, § 1er de l’A.R. du 23 mai 2001 que le motif de la revision doit concerner une modification personnelle de l’intéressé, étant un fait susceptible d’avoir une incidence soit sur le droit à la prestation soit sur le calcul des ressources du bénéficiaire.

Le jugement a fait référence à l’interprétation donnée à la disposition par la Cour du travail de Bruxelles dans un arrêt du 21 janvier 2021 (C. trav. Bruxelles, 21 janvier 2021, R.G. 2018/AB/474). Celui-ci a jugé que pour qu’un fait puisse être considéré comme nouveau au sens de l’article 9 de la loi du 8 décembre 2013, il doit avoir un impact sur la situation personnelle du bénéficiaire, qui justifie une révision du droit à la G.R.A.P.A. Ceci, sauf à considérer (même s’il pourrait paraître être énoncé à l’article 14, § 1er, de l’arrêté royal du 23 mai 2001) que le Roi pourrait se saisir de tout fait nouveau quelconque survenant postérieurement au 1er janvier 2014 pour le retenir comme constituant le fait nouveau au sens du texte.

Une révision a en effet pour objectif et pour conséquence une éventuelle modification des droits. Interpréter autrement l’article 9 de la loi du 8 décembre 2013 et l’arrêté d’exécution qui en découle pourrait être de nature à méconnaître le principe de standstill découlant de l’article 23 de la Constitution, qui trouve aussi application en matière de G.R.A.P.A.


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