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Prise en compte des allocations familiales dans le calcul du revenu d’intégration sociale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 8 juillet 2022, R.G. 2020/AB/601

Mis en ligne le mardi 28 mars 2023


Cour du travail de Bruxelles, 8 juillet 2022, R.G. 2020/AB/601

Terra Laboris

Par arrêt du 8 juillet 2022, la Cour du travail de Bruxelles conclut que ne doit pas être pris en compte pour le calcul du revenu d’intégration sociale le supplément d’allocations familiales lié au handicap du bénéficiaire.

Les faits

Une jeune syrienne, née en 2000 et étant fortement handicapée suite à la perte d’une jambe dans un bombardement, a obtenu le statut de réfugiée politique en Belgique en avril 2016. A la demande du juge de la jeunesse, elle a été placée avec une de ses sœurs dans un centre d’observation en 2017 afin d’assurer une mise en autonomie. Les deux jeunes filles ont bénéficié, ainsi, d’une aide financière de la Communauté française. Celle-ci s’éteignant à la majorité, la demanderesse a sollicité l’aide du C.P.A.S. de Woluwe-Saint-Lambert à partir du 8 novembre 2018. Le C.P.A.S. a décidé de lui accorder le revenu d’intégration sociale au taux cohabitant, étant précisé qu’il s’agit d’avances sur les allocations familiales et que le Centre récupérerait directement celles-ci auprès de FAMIFED. Les allocations familiales majorées ont cependant été payées à l’intéressée directement. Le C.P.A.S. a procédé à la révision du revenu d’intégration par décision du 27 mai 2019, concluant au retrait complet de celui-ci à partir du 1er décembre 2018, un remboursement étant exigé.

Un recours a été introduit devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles contre la décision litigieuse en ce qu’elle prévoit la récupération de la totalité des allocations familiales.

L’intéressée s’est ultérieurement domiciliée dans une autre commune de la capitale. Le revenu d’intégration sociale lui est depuis accordé au taux cohabitant et sans déduction des allocations (ni les allocations ordinaires ni le supplément lié au handicap).

La procédure en première instance

Le tribunal a rendu deux jugements, le premier considérant que le fait qu’il n’est pas mentionné dans l’arrêté royal du 11 juillet 2002 que le supplément d’allocations familiales pour enfant handicapé constitue une ressource dont il ne faut pas tenir compte est constitutif d’une discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution. Le jugement ordonne une réouverture des débats. Le tribunal vide sa saisine par un jugement du 2 septembre 2020, déboutant l’intéressée au motif que le caractère discriminatoire de l’arrêté royal est la source d’une lacune dans la réglementation qu’il ne lui appartient pas de combler.

L’intéressée interjette appel.

UNIA s’est jointe à la cause, faisant une intervention volontaire à l’appui de la position de la partie demanderesse.

Position des parties devant la cour

L’appelante dénonce le « paradoxe d’une mise en autonomie appauvrissante », constatant qu’ayant dû quitter le ménage de ses parents (à la suite de violences reconnues par le tribunal de la jeunesse), elle est ainsi privée du bénéfice indirect de ses allocations familiales majorées, lesquelles étaient totalement exonérées lorsque sa mère, également titulaire du revenu d’intégration, les percevait. Elle considère que ce supplément ne peut constituer une ressource à prendre en considération dans le calcul du revenu d’intégration, s’agissant d’une aide destinée à compenser la perte d’autonomie subie dans la vie quotidienne. Il s’agit d’une indemnisation forfaitaire des frais supplémentaires encourus suite au handicap. Elle renvoie par analogie à l’allocation d’intégration, qui, en jurisprudence, ne constitue pas une ressource à prendre en considération pour le calcul du revenu d’intégration sociale, contrairement à l’allocation de remplacement de revenus.

En outre, elle estime que ce supplément d’allocations relève de l’article 22, 1°, m), de l’arrêté royal, qui énumère les ressources dont il n’est pas tenu compte et vise ici la prise en charge des frais prévue par les entités fédérées pour l’aide et les services non médicaux prestés par des tiers pour une personne ayant une autonomie réduite ainsi que l’indemnisation reçue par le prestataire de services non professionnels payée par la personne nécessitant des soins dans le cadre de l’aide et de services non médicaux.

Enfin, elle invoque la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Quant au C.P.A.S., il estime qu’à défaut de disposition légale spécifique, il faut considérer le supplément d’allocations familiales pour enfant handicapé comme une ressource au sens de l’article 16 de la loi du 26 mai 2002.

Il considère également qu’en raison du principe de la séparation des pouvoirs, les juridictions du travail ne peuvent combler la lacune en décidant de ne pas tenir compte du supplément d’allocations familiales dans le calcul des ressources. Il fait encore valoir qu’en contrepartie de la prise en compte de ce supplément d’allocations familiales, l’intéressée a reçu une carte médicale.

Quant à la position d’UNIA, elle porte sur la lacune constatée par le tribunal. Celui-ci a refusé de la combler, adoptant de ce fait une position qui n’est pas correcte en droit. La Convention des Nations-Unies sur les droits des personnes handicapées comporte l’obligation directement applicable d’éliminer les obstacles qui entravent l’accès des personnes handicapées au droit à la protection sociale. UNIA sollicite qu’en application de l’article 159 de la Constitution, l’article 22, § 1er, b), de l’arrêté royal soit appliqué en écartant les termes « en faveur d’enfants en application de la législation sociale belge ou d’une législation sociale étrangère pour autant que l’intéressé les élève et en ait la charge totalement ou partiellement ».

UNIA fait encore grief au tribunal d’avoir choisi la voie « étroite » de la discrimination passive, qui consiste à traiter tout le monde de manière identique, alors que le respect du principe d’égalité commanderait d’établir des différences de traitement pour les catégories de personnes essentiellement différentes. UNIA considère que la discrimination ne se situe pas uniquement dans une lacune réglementaire mais qu’elle résulte du texte de l’arrêté royal en ce qu’il prévoit que seules les allocations familiales perçues par le parent allocataire sont exonérées (créant ainsi une discrimination entre allocataires – l’enfant allocataire de ses propres allocations étant traité différemment du parent allocataire en ce qui concerne la prise en compte des allocations familiales) et d’une violation de l’article 28, § 2, de la Convention des Nations-Unies sur les droits des personnes handicapées (qui implique l’obligation pour les Etats de prendre en charge les frais liés au handicap), et ce lu en combinaison avec celles relatives à la garantie d’autonomie et au principe d’égalité et de non-discrimination.

La conclusion d’UNIA est qu’il faut laisser inappliqués les termes de l’article 22, § 1er, b), de l’arrêté royal.

La décision de la cour

La cour tranche en premier lieu la recevabilité de l’intervention d’UNIA, constatant qu’elle ne demande pas de condamnation pour elle-même mais se limite à soutenir la demande originaire. Cette intervention volontaire, qui s’exerce pour la première fois en degré d’appel, est recevable.

Reprenant les textes en matière de revenu d’intégration sociale, la cour rappelle que les allocations familiales ne sont exonérées qu’au profit du demandeur de revenu d’intégration qui les perçoit en tant qu’allocataire au bénéfice d’enfants. Elles ne le sont cependant pas s’il les perçoit pour lui-même. En conséquence, lorsqu’un enfant perçoit des allocations familiales pour lui-même, qu’il est handicapé et vit de façon autonome, étant ainsi à la fois attributaire et allocataire, le supplément d’allocations familiales lié au handicap n’est pas exonéré et est déduit du revenu d’intégration.

Elle rappelle ensuite deux arrêts de la Cour de cassation rendus le 15 janvier 2015 (n° S.13.0066.F et S.13.0084.F), celle-ci y ayant jugé que les allocations familiales sont une ressource de la personne à qui elles sont versées, c’est-à-dire une ressource de l’allocataire et non de l’enfant bénéficiaire, et que l’article 22, § 1er, alinéa 1er, b), de l’arrêté royal s’applique aux ressources du demandeur du revenu d’intégration et non à celles des ascendants avec lesquels il cohabite.

Examinant ensuite la Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées, dont elle reprend les articles 4.1, 5, 19 et 28, la cour précise que la contestation en appel porte sur les conséquences à tirer du constat de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution posé par le tribunal dans son premier jugement, jugement définitif. Elle limite dès lors son examen aux conséquences de cette violation, constatant que la différence de traitement découlant de l’article 22, § 1er, b) ne concerne que la question de l’exonération du supplément d’allocations familiales lié au handicap, la prise en compte des allocations familiales ordinaires ne faisant pas l’objet d’une contestation.

Elle conclut son examen en considérant que l’égalité pourrait être rétablie par l’introduction d’une disposition réglementaire exonérant expressément le supplément d’allocations familiales lié au handicap (faisant le parallèle avec l’allocation d’intégration depuis le 1er janvier 2022) et que, dans l’attente d’une éventuelle intervention législative, elle est tenue, conformément à l’article 159 de la Constitution, d’écarter l’application de dispositions réglementaires contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Elle examine également la violation de la Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées, considérant que la prise en compte du supplément d’allocations lié au handicap constitue en outre un obstacle à la réalisation du droit des personnes handicapées à l’autonomie individuelle.

La cour réforme dès lors le jugement, ordonnant la réouverture des débats pour ce qui est des montants.

Intérêt de la décision

La cour a statué dans cet arrêt sur les conséquences du constat de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution fait par le premier juge, ce point étant définitivement tranché.

L’arrêt a longuement repris la position d’UNIA en ce qui concerne la différence de traitement entre allocataires issue de la prise en compte pour le revenu d’intégration sociale du supplément d’allocations pour handicap. UNIA avait ainsi pointé que constitue un traitement discriminatoire d’une part celui de l’enfant handicapé bénéficiaire du revenu d’intégration qui vit en autonomie et perçoit lui-même ses propres allocations familiales majorées, celles-ci étant déduites de son revenu d’intégration, et d’autre part celles du parent bénéficiaire du revenu d’intégration qui perçoit en tant que parent allocataire les allocations familiales majorées au profit d’un enfant handicapé, à qui la déduction ne s’applique pas.

A également été pointé dans l’arrêt que, si les allocations familiales peuvent être prises en considération comme une ressource d’un ascendant dans le calcul du revenu d’intégration de l’enfant, ceci ne fait pas disparaître l’inégalité de traitement dénoncée.


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