Terralaboris asbl

Secteur A.M.I. : notion de capacité de gain initiale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 6 octobre 2022, R.G. 2020/AB/603

Mis en ligne le lundi 13 février 2023


Cour du travail de Bruxelles, 6 octobre 2022, R.G. 2020/AB/603

Terra Laboris

Dans un arrêt du 6 octobre 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que la capacité de gain dans le secteur des soins de santé et indemnités s’apprécie à l’entrée sur le marché du travail et qu’une telle capacité doit être reconnue en l’espèce chez une personne ayant travaillé six mois après la fin de ses études et ayant ensuite été indemnisée par l’ONEm pendant plusieurs années avant de tomber en incapacité.

Les faits

Un assuré social a déclaré à son organisme assureur une incapacité de travail à partir du 19 octobre 2018. Il a perçu les indemnités correspondantes. Le 23 septembre 2019, le médecin-conseil de l’organisme assureur a considéré que la réduction de sa capacité de gain ne répondait « plus » (sic) aux critères de l’article 100 de la loi coordonnée, au motif que la capacité de gain n’était pas démontrée et qu’il y avait un retour à l’état antérieur avec lequel il avait pu travailler pendant quelque temps. Il lui était conseillé de s’adresser au SPF Sécurité sociale.

Un recours a été introduit contre cette décision devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui a statué par jugement du 10 septembre 2020.

Le jugement du tribunal

Le tribunal a retenu, sur le plan des faits, que l’intéressé est né en 1988, qu’il est célibataire, vit seul et a suivi des études primaires et des études secondaires dans un enseignement professionnel. Il n’a cependant pas terminé sa sixième année d’humanités et a émargé au chômage. Il a ultérieurement travaillé, ayant été engagé comme vendeur en 2012 dans un magasin de vêtements. Il s’agissait d’un contrat à durée déterminée de six mois, qui n’a pas été renouvelé. A partir de 2017, il a connu d’importants problèmes de santé mentale et a notamment été pris en charge au Centre Titeca. Un diagnostic grave a été posé (étant une schizophrénie paranoïde), le tribunal relevant les répercussions néfastes de la maladie sur la qualité de vie de l’intéressé et son insertion sociale. Il note également que l’état de celui-ci s’est aggravé en 2018, avec des périodes d’hospitalisation. Un dossier médical est produit dont des extraits sont repris dans le jugement, celui-ci précisant que, si certains symptômes de la maladie étaient déjà présents en 2011, il y a eu aggravation au fil du temps, pour connaître un point culminant dans les années 2017 et 2018.

De nouvelles périodes d’hospitalisation sont intervenues après et, l’intéressé ayant introduit un dossier auprès du SPF Sécurité sociale, une incapacité de travail de 66% lui a été reconnue du 1er décembre 2018 au 30 novembre 2021, ainsi qu’une réduction d’autonomie.

C’est le 20 septembre 2019 qu’il s’est présenté à un examen chez le médecin-conseil de l’organisme assureur et c’est à l’issue de celui-ci que l’avis du médecin concluant à l’absence de perte de capacité de gain de plus des deux tiers a été rendu.

Immédiatement après l’entretien, le psychiatre-traitant, chez qui l’intéressé s’était précipité à ce moment, a fait un rapport circonstancié, qui a été transmis à la mutuelle. Celle-ci a cependant maintenu sa position.

Après cet exposé des faits, le tribunal a fait un rappel de l’article 100, § 1er, de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 et de la question du « retour à l’état antérieur », celui-ci n’ouvrant pas le droit à la reconnaissance d’une incapacité de travail. Il a souligné qu’il faut entendre par là non l’état antérieur qui se situe juste avant la déclaration de l’incapacité de travail auprès de l’organisme assureur, mais celui qui prévalait lorsque la personne est entrée sur le marché du travail.

Des décisions de jurisprudence sont citées et le tribunal rappelle dans la foulée que l’article 100, § 1er, n’exige pas que la capacité initiale de gain soit celle sur le marché normal de l’emploi qu’aurait une personne apte à 100% (renvoyant à C. trav. Bruxelles, 21 décembre 2006, R.G. 43.978). Il faut que cette capacité initiale ne soit pas inexistante et qu’elle puisse être affectée par une éventuelle aggravation des lésions et troubles fonctionnels déjà présents. Il conclut ce rappel des principes en soulignant que c’est l’ensemble des lésions et troubles qui doit être apprécié, y a compris l’aggravation (même minime) survenue depuis l’insertion sur le marché du travail.

Le tribunal constate en l’espèce qu’il y avait une capacité de gain initiale. L’intéressé a suivi un parcours scolaire qui lui donne des compétences en matière de vente et des compétences professionnelles, ayant suivi des stages à raison de deux jours par semaine pendant deux ans. Il a en outre travaillé six mois en 2012 dans le cadre d’un contrat à durée déterminée. Il a bénéficié d’allocations de chômage et l’ONEm n’a jamais contesté la capacité de travail, alors que, conformément à l’article 60 de l’arrêté royal chômage, l’allocation de chômage ne peut être accordée que si le travailleur établit être apte au travail au sens de la législation relative à l’assurance obligatoire contre la maladie et l’invalidité. Enfin, l’intéressé a été indemnisé pendant près d’un an par la mutuelle, ce qui signifie que celle-ci a reconnu qu’il disposait d’une capacité de gain. La décision administrative ne contient aucun élément qui prouverait qu’une telle capacité de gain n’a jamais existé. Au contraire.

Le tribunal retient en conséquence l’existence d’une capacité de gain et désigne un expert judiciaire. L’organisme assureur a interjeté appel.

L’arrêt de la cour

Sur le plan des principes, la cour reprend les règles rappelées dans le jugement, soulignant que l’article 100, § 1er, de la loi est une disposition d’ordre public et qu’il doit dès lors être interprété de manière stricte.

L’existence de la capacité de gain lors de l’entrée sur le marché du travail est une condition mise par l’article 100, § 1er, de la loi coordonnée, afin de pouvoir bénéficier des indemnités A.M.I. La Cour de cassation a précisé cette condition dans un arrêt du 22 juin 2020 (Cass., 22 juin 2020, n° S.20.0002.F). Elle y a jugé que l’article 100, § 1er, alinéa 1er, de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités coordonnée le 14 juillet 1994 requiert que le travailleur ait disposé d’une capacité de gain supérieure au tiers de celle de la personne de référence, dont la survenance ou l’aggravation des lésions ou troubles fonctionnels ensuite desquels il cesse toute activité entraîne la réduction dans la mesure qu’elle prescrit. L’on ne peut en conséquence considérer à la fois qu’un assuré social n’a jamais eu de capacité de gain avant son entrée sur le marché du travail et que ses lésions et troubles fonctionnels entraînent une réduction de sa capacité de gain à un taux égal ou inférieur à ce qu’une personne de même condition et de même formation peut gagner par son travail, lui ouvrant le droit aux prestations de l’assurance.

Aux développements faits par le premier juge, la cour ajoute que l’absence de toute ou d’une activité professionnelle quelque peu consistante depuis l’entrée sur le marché du travail peut être l’indice d’une absence de capacité de gain initiale, mais elle n’empêche pas l’assuré social de démontrer que, malgré cette absence, il disposait d’une certaine et réelle capacité de gain, même limitée. Elle souligne également que l’appréciation doit se faire de manière individuelle pour chaque assuré social, en fonction de l’ensemble des éléments qui caractérisent sa situation particulière.

Pour ce qui est de l’examen de la capacité de gain, la cour reprend le cheminement du tribunal, soulignant que le suivi des études décrites paraît difficilement compatible avec une absence de capacité de gain suffisante au moment de l’entrée sur le marché du travail qui a succédé immédiatement à la fin des études. Pendant le contrat à durée déterminée de six mois (soit près de huit cent heures), aucune période de maladie n’a été enregistrée et il n’y a pas eu d’incapacité de travail avant 2018, l’ONEm n’ayant entre-temps pas considéré qu’il y avait lieu de faire application de l’article 62 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.

Il ne peut non plus être tenu compte du fait que la maladie psychique était latente dès l’enfance, dans la mesure où elle n’a été diagnostiquée que plus de huit ans après l’entrée sur le marché du travail et laisse dès lors penser qu’auparavant, le comportement de l’intéressé ne permettait pas un tel diagnostic. Les premiers symptômes étant apparus après l’entrée sur le marché du travail, c’est cette aggravation qui a entraîné l’incapacité de travail.

La cour confirme dès lors le jugement et renvoie l’affaire devant le tribunal.

Intérêt de la décision

Un point important de l’arrêt annoté est de confirmer le moment où s’apprécie l’existence de la capacité de gain : il s’agit de l’entrée sur le marché du travail et non de la période précédant immédiatement la décision administrative concluant à l’inexistence de celle-ci.

L’on notera également les difficultés dans la jurisprudence de déterminer l’existence ou non de cette capacité de gain dans des cas concrets.

Soulignons, sur la question de la preuve, un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) du 26 avril 2019 (R.G. 2017/AL/432 – précédemment commenté), qui a considéré que, vu le silence du législateur quant au moment où doit s’apprécier la capacité de gain au sens de l’article 100, § 1er, alinéa 1er, de la loi coordonnée le 14 juillet 1994, cette preuve peut être apportée par l’ensemble des éléments versés au dossier, même si l’intéressée ne peut prouver, pour l’époque concernée, des prestations de travail effectives de plusieurs mois.

Dans un arrêt du 1er février 2018 (C. trav. Bruxelles, 1er février 2018, R.G. 2017/AB/345), la Cour du travail de Bruxelles a jugé quant à elle que, lorsqu’un assuré social a été indemnisé pendant six ans dans le cadre de l’A.M.I., la charge de la preuve qu’il n’aurait jamais eu en réalité une capacité de gain appartient à l’organisme qui a mis fin à ladite reconnaissance. L’on ne peut en effet exiger de l’assuré social qu’après autant d’années il doive établir qu’il avait été apte sur le marché du travail précédemment. Si des problèmes médicaux ont été constatés, ceci ne signifie pas que l’intéressé n’était pas apte pour le marché du travail.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be