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Règlement n° 883/2004 : notion de « demande »

Commentaire de C.J.U.E., 29 septembre 2022, Aff. n° C-3/21 (FS c/ THE CHIEF APPEALS OFFICER e.a., EU:C:2022:737)

Mis en ligne le lundi 13 février 2023


Cour de Justice de l’Union européenne, 29 septembre 2022, Aff. n° C-3/21 (FS c/ THE CHIEF APPEALS OFFICER e.a., EU:C:2022:737)

Terra Laboris

Par arrêt du 29 septembre 2022, la Cour de Justice définit la « demande » de prestations de sécurité sociale au sens de l’article 81 du Règlement n° 883/2004 et rappelle le principe d’effectivité du droit de l’Union.

Les faits

Une ressortissante roumaine introduit une demande d’allocations familiales en Roumanie pour son enfant né en décembre 2015. Elle les perçoit. En octobre 2016, son époux déménage en Irlande pour y travailler. Il n’introduit pas de demande d’allocations familiales dans cet Etat. Son épouse le rejoint alors avec leur enfant et, à ce moment, aucune demande n’est davantage introduite, la mère continuant à percevoir les allocations familiales roumaines.

En janvier 2018, elle fait une telle demande. Celle-ci est qualifiée de « tardive », ayant été introduite plus de douze mois après la date à laquelle son époux et elle se sont installés en Irlande. La demande est acceptée à partir de février 2018, mais elle n’a pas d’effet rétroactif. Le paiement des allocations familiales roumaines cesse.

L’intéressée demande le réexamen de la décision, réexamen qui est rejeté, de même qu’un recours. Elle saisit la High Court (Haute Cour, Irlande), laquelle pose diverses questions à la Cour, considérant notamment que, dans la mesure où la requérante a manqué à son obligation de notifier les changements pertinents de sa situation, il y a lieu d’appliquer des mesures proportionnées en vertu du droit national, qui ne rendent pas, en pratique, impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le Règlement n° 883/2004.

La Haute Cour pose dès lors trois questions à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

La première question porte sur la notion de demande au sens de l’article 81 du Règlement n° 883/2004, étant de savoir s’il s’applique à l’espèce. En cas de réponse affirmative, la Haute Cour pose la question de l’obligation de l’Etat membre en vertu de cet article 81 (s’agissant plus spécialement de l’obligation de considérer comme recevable une demande présentée dans l’Etat membre d’origine) et demande si cette obligation est totalement indépendante de celle de l’auteur de la demande de fournir des informations correctes quant à son lieu de résidence.

Enfin, reprenant le principe général d’effectivité du droit de l’Union, la Haute Cour interroge sur le point de savoir si une ressortissante d’un pays de l’Union européenne qui exerce ses droits de libre circulation et ne respecte pas en l’espèce l’obligation de notifier aux autorités de sécurité sociale de l’Etat membre d’origine son changement de pays de résidence ne voit pas de ce fait l’accès aux droits conférés par le droit de l’Union privé d’effets.

La décision de la Cour de Justice

La Cour de Justice répond à la première et à la troisième question.

Sur la première, relative à la notion de demande au sens de l’article 81 du Règlement n° 883/2004, le juge de renvoi pose la question de savoir si elle vise uniquement la demande initiale introduite en application de la législation d’un Etat membre par une personne ayant par la suite fait usage de son droit à la libre circulation ou si elle vise également une demande « continue », intervenant lors du versement périodique, par les autorités compétentes de cet Etat membre, d’une prestation normalement due, au moment de ce versement, par un autre Etat membre.

La Cour rappelle que l’article 81 a pour objectif de faciliter la circulation des travailleurs migrants en simplifiant leurs démarches d’un point de vue administratif, vu la complexité de ces procédures dans les différents Etats membres et qu’il s’agit, pour des raisons de pur formalisme, d’éviter que ceux-ci puissent être privés de leurs droits. Aussi est-il prévu, en vertu de cet article, que le dépôt d’une demande auprès d’une autorité d’une institution ou d’une juridiction d’un Etat membre autre que celui appelé à servir la prestation a les mêmes effets que si la demande avait été directement faite vis-à-vis de lui. L’article 81 vise dès lors la demande introduite par un travailleur migrant auprès des autorités d’un Etat membre non compétent.

Par contre, lorsqu’une demande est introduite auprès des autorités d’un Etat membre en vertu du droit national et qu’il s’agit d’une espèce limitée à cet Etat, la demande ne relève pas du champ d’application du Règlement. Elle ne peut dès lors être considérée comme une « demande » au sens de l’article 81. Ce n’est en l’espèce qu’à partir du moment où la requérante a transféré son domicile en Irlande qu’elle est entrée dans le champ d’application personnel du Règlement n° 883/2004 et que, par conséquent, les règles de conflit lui sont devenues applicables. L’article 81 ne permet cependant pas de considérer qu’en l’absence de toute démarche administrative de la personne, le fait de continuer à percevoir la prestation dans son Etat d’origine puisse être assimilé à une telle demande.

L’article 76 du Règlement vise la coopération entre les Etats membres et, en vertu de celui-ci (paragraphe 4), si les autorités sont tenues de répondre à toutes les demandes (dans un délai raisonnable) et de fournir les informations nécessaires pour que les personnes puissent faire valoir leurs droits, celles-ci sont quant à elles également tenues d’informer dans les meilleurs délais les institutions de l’Etat membre compétent et de l’Etat membre de résidence de tout changement de leur situation familiale ou personnelle qui aurait une incidence sur leurs droits.

Pour la Cour, une interprétation de la notion de « demande » qui ferait abstraction de toute démarche administrative de la personne intéressée mettrait les autorités saisies dans l’impossibilité de se conformer aux obligations des deux dispositions ci-dessus, vu qu’elles ne pourraient déterminer ni le moment auquel il convient de transmettre les informations, demandes, déclarations ou recours, ni les autorités auxquelles ceux-ci doivent être transmis (Considérant n° 35). La réponse est dès lors négative.

En conséquence, la Cour n’aborde pas la deuxième question.

Quant à la troisième, elle y apporte une réponse négative. En l’espèce, le délai de prescription prévu par la législation irlandaise n’a pas pour effet d’exclure les intéressés du bénéfice des allocations familiales mais réduit uniquement le droit à un paiement rétroactif lorsque la demande n’est pas faite dans un délai de douze mois à compter de la date à laquelle les conditions sont remplies.

Renvoyant à sa jurisprudence (C.J.U.E., 4 juin 2015, Aff. n° C-543/13, RAAD VAN BESTUUR VAN DE SOCIALE VERZEKERINGSBANK c/ FISCHER-LINTJENS), elle rappelle que le non-respect de l’obligation d’information peut uniquement entraîner, conformément à l’article 76 (paragraphe 5), l’application de mesures proportionnées conformément au droit national. Celles-ci doivent être équivalentes à celles applicables à des situations similaires relevant de l’ordre juridique interne et ne pas rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés aux intéressés. C’est le principe d’effectivité.

Le délai de douze mois n’apparaît pas, en conclusion, comme rendant pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le Règlement n° 883/2004.

Intérêt de la décision

A juste titre, la Cour de Justice rappelle-t-elle ici que la notion de demande au sens du Règlement ne peut viser qu’une situation entrant dans son champ d’application. Les obligations en droit interne découlant de la loi nationale lorsqu’un travailleur ne tombe pas encore dans le champ d’application du Règlement n° 883/2004 (parce qu’il n’a pas exercé son droit à la libre circulation et que la question se limite au droit national) n’entrent pas dans le champ d’application des règlements de coordination. Une demande faite en droit national ne peut dès lors valoir demande au sens de l’article 81 du Règlement.

Par ailleurs, l’arrêt revient sur la notion d’effet utile des dispositions du droit de l’Union, étant le principe d’effectivité de l’exercice des droits qu’il confère. La Cour a fait état de la jurisprudence FISCHER-LINTJENS (précédemment commentée). L’arrêt était rendu dans une matière de pension et le juge de renvoi avait posé à la Cour de Justice la question de savoir si, dans le cadre du Règlement n° 1408/71, l’institution néerlandaise avait le pouvoir de retirer avec effet rétroactif une attestation de non-assurance, le juge national considérant qu’il n’avait pas été suffisamment tenu compte des intérêts de la personne.

Constatant que la législation nationale faisait qu’un assuré tel que la requérante était privé de protection en matière de sécurité sociale, faute de législation qui lui serait applicable, la Cour de Justice avait conclu que cette situation aboutissait à la priver de toute protection en matière de sécurité sociale et que ceci n’était pas conforme au Règlement n° 1408/71. La règle est donc de ne pas rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés au bénéficiaire.

Dans l’espèce tranchée par la Cour de Justice dans son arrêt du 29 septembre 2022, il est par contre conclu que l’effet d’une disposition nationale (qui est de limiter dans le temps la rétroactivité d’une mesure) n’apparaît pas en soi comme rendant pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice de ses droits.


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