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Secteur du transport : importance des feuilles de prestations journalières

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 21 avril 2022, R.G. 16/5.479/A

Mis en ligne le mardi 7 février 2023


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 21 avril 2022, R.G. 16/5.479/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 21 avril 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle la réglementation européenne et nationale relative au transport routier, examinant particulièrement le mode de fixation de la rémunération due eu égard au temps de disponibilité défini par la convention collective de travail du 27 janvier 2005 fixant les conditions de travail et les salaires du personnel roulant occupé dans les entreprises de transport de choses.

Les faits

Huit chauffeurs routiers de nationalité roumaine ont été engagés par une importante société belge dans le cadre de contrats à durée indéterminée et à temps plein. Les engagements ont débuté à des dates distinctes à partir de la mi-2010. Plusieurs d’entre eux ont contesté, en avril 2015, le calcul de leur rémunération, et ce eu égard à leurs prestations effectives. Ils ont également dénoncé l’existence d’une discrimination sur la base de la nationalité. La demande d’arriérés est fondée sur la non-concordance entre les montants payés et les données tachygraphes, des heures ayant été comptabilisées et rémunérées au titre de « temps de disponibilité » alors qu’il s’agirait de temps de travail.

Une procédure a été introduite devant le tribunal, par citation du 28 septembre 2016. Une plainte pénale a ensuite été déposée par les travailleurs et, eu égard à celle-ci, l’affaire a été renvoyée au rôle. Dans le cadre de cette plainte, les services de l’Inspection sociale (Direction générale Contrôle des lois sociales Transport) ont établi un rapport. Suite à celui-ci, la plainte pénale a été classée sans suite par l’auditorat du travail.

La décision du tribunal

Le tribunal reprend l’examen des demandes.

Pour ce qui est de la question des arriérés (temps de disponibilité ou temps de travail), il constate que les demandeurs postulent une indemnisation correspondant au dommage subi du fait du mauvais calcul de la rémunération. Ayant signé des feuilles journalières de prestations pendant une première période, ils en contestent la validité, contrairement à la société, qui considère que, de ce fait, plus aucune contestation n’est recevable.

Le tribunal reprend la réglementation applicable au transport par route, tant pour ce qui est du droit européen que pour le droit interne.

Le Règlement (UE) n° 165/2014 du 4 février 2014 réglemente l’utilisation des tachygraphes et prévoit les obligations des entreprises de transport, notamment sur le plan de la conservation. Le Règlement (CE) n° 561/2006 du 15 mars 2006, relatif au tachygraphe et aux temps de conduite et de repos, précise notamment qu’il appartient au conducteur d’enregistrer tout temps de disponibilité, enregistrement manuel sur une feuille d’enregistrement, sur une sortie imprimée ou à l’aide de la fonction de saisie manuelle offerte par l’appareil de contrôle.

En droit interne, l’arrêté royal du 17 octobre 2016 portant exécution de ces Règlements impose la conservation des données téléchargées pendant une période minimale de cinq ans. Par ailleurs, une C.C.T. conclue le 27 janvier 2005 au sein de la commission paritaire du transport, rendue obligatoire par arrêté royal, définit le temps de travail ainsi que le temps de disponibilité. Le tribunal souligne que, par « temps de travail », il faut notamment entendre le temps consacré au chargement et au déchargement. La rémunération doit être calculée à partir d’une feuille journalière de prestations, document rédigé en double, un exemplaire allant à l’employeur et l’autre au travailleur.

Ce document est admis par les parties comme étant le seul instrument auquel il peut être recouru en cas de contestation de la rémunération. La contestation ne peut être admise qu’en cas de refus d’une des parties de signer la feuille de prestations. Les travailleurs et les employeurs ne peuvent, sans motif légitime et précis, refuser de la signer. Il est encore prévu que la charge de la preuve incombe à la partie non signataire et, en cas de contestation, à l’employeur. Ces documents doivent être conservés pendant la durée prévue à l’arrêté royal du 8 août 1980 relatif à la tenue des documents sociaux. Il s’agit d’une période de cinq ans.

Pour ce qui est des règles probatoires ci-dessus, le tribunal rappelle un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 17 janvier 2011 (C. trav. Bruxelles, 17 janvier 2011, R.G. 2007/AB/49.706), qui a précisé que les dispositions de cette convention collective lient tous les employeurs et les travailleurs relevant de la commission paritaire en cause et qu’il s’agit d’une source de droit supérieure dans la hiérarchie des normes au contrat de travail individuel et au règlement de travail. Ce sont par ailleurs des dispositions normatives qui déterminent les droits et les obligations des travailleurs et des employeurs.

La charge de la preuve incombe à la partie non signataire et, en cas de contestation, à l’employeur. Ceci implique qu’à défaut de feuilles de prestations signées par les deux parties (le tribunal souligne), les feuilles de prestations signées unilatéralement par le travailleur constituent une présomption réfragable. L’employeur peut apporter la preuve de l’inexactitude des mentions qu’elles contiennent. Si cette preuve contraire n’est pas apportée, les mentions peuvent être considérées comme exactes (renvoi étant ici fait à diverses décisions de jurisprudence, dont C. trav. Anvers, 20 janvier 1999, Chron. D. S., 2000, p. 388). Il en découle que le seul élément probant pour la vérification de la rémunération due est ces feuilles journalières de prestations, qui doivent reprendre le temps effectif de travail et le temps effectif de disponibilité. Le tribunal constate qu’existe au sein de la société un système de contrôle qui lui est spécifique. Il s’agit d’une sorte de « time sheet », qui permet de connaître de manière précise la nature de l’activité du chauffeur et sur la base duquel le calcul salarial est réalisé. En l’espèce, le tribunal constate que les travailleurs soutiennent qu’il y a falsification par la société des données encodées, et ce aux fins d’augmenter le temps de disponibilité par rapport aux données enregistrées par le tachygraphe.

Il procède, en conséquence, à l’examen des feuilles de prestations, s’attachant à la force probante des outils de contrôle soumis et puisant également dans les constatations de l’Inspection sociale. Pour ce qui est de celles-ci, il rappelle que les procès-verbaux dressés par les inspecteurs sociaux font foi jusqu’à preuve du contraire, pour autant qu’une copie en soit transmise à l’employeur dans un délai de quatorze jours prenant cours le lendemain du jour de la constatation de l’infraction (article 66 C.P.S.). Les constatations faites en l’espèce indiquent que la société ne justifiait pas d’une évaluation correcte du temps de disponibilité de ses travailleurs et que le système mis en place pour évaluer le temps de disponibilité est apparu aux yeux de l’Inspection sociale imprécis et contenant des incohérences. Il conclut que la contestation est fondée dans son principe, puisqu’il est établi que les fiches de paie ne reflètent pas la réalité des prestations des travailleurs, spécifiquement en ce qu’elles comportent une surestimation du temps de disponibilité.

Il en rappelle la définition, étant qu’il s’agit des périodes autres que celles relatives aux temps de pause et de repos durant lesquels le chauffeur n’est pas tenu de rester à son poste de travail mais doit être disponible pour répondre à des appels éventuels lui demandant d’entreprendre ou de reprendre la conduite ou d’effectuer certains travaux. Il s’agit également, conformément à la C.C.T. du 27 janvier 2005, des périodes d’attente aux frontières ou lors de du chargement et/ou du déchargement qui sont présumées connues à l’avance, soit par exemple 2 heures par opération de chargement et/ou de déchargement en transport national. Vont dès lors constituer du temps de disponibilité les périodes d’attente remplissant ces conditions, mais celles-ci deviendront du temps de travail lorsque le temps dépasse 2 heures par opération, soit, selon le jugement, 96 heures par mois, ou encore une moyenne de 22,17 heures par semaine.

En l’occurrence, les travailleurs contestent les périodes d’attente retenues par l’employeur, et ce au motif qu’ils prestaient pendant celles-ci, étant qu’ils participaient au chargement/déchargement, d’où l’exigence de voir ce temps pris en compte comme temps de travail.

Ces éléments étant établis à suffisance de droit, le tribunal rappelle que les heures prestées non payées entraînent un préjudice dont les demandeurs sont en droit de réclamer la réparation en nature, c’est-à-dire le paiement de la rémunération elle-même (renvoyant Cass., 22 janvier 2007, n° S.04.0088.N).

Une réouverture des débats est ordonnée, aux fins de déterminer le quantum, des difficultés ayant été relevées à propos des encodages, ceux-ci n’ayant pas été faits correctement dans le tachygraphe, dans la mesure où était également utilisé le système interne de contrôle.

Le tribunal examine encore un point spécifique concernant quatre travailleurs, étant une convention de rupture de contrat intervenue et contenant une renonciation à toute contestation.

Reste la question de la discrimination fondée sur la nationalité invoquée par les demandeurs, question que le tribunal règle rapidement, considérant que ne sont pas établis des faits qui permettraient de présumer de l’existence d’une telle discrimination. Pour ce qui est de la procédure pénale diligentée contre la société pour des infractions de dumping social, celle-ci ne peut être invoquée comme commencement de preuve d’une prétendue discrimination.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail de Liège permet de rappeler l’importance dans le secteur du transport des feuilles journalières de prestations. Ces feuilles journalières sont obligatoires et l’employeur a l’obligation de les mettre à disposition des travailleurs. Elles servent de base au calcul de la rémunération ainsi qu’à la fixation des diverses indemnités dues.

L’on notera que la convention collective elle-même prévoit que le document est admis par les parties comme étant le seul instrument auquel il peut être recouru en cas de désaccord et que la signature des deux parties est exigée. Une contestation ne peut être admise que si l’une des deux a refusé de signer. Le document est considéré comme un document social au sens de l’arrêté royal du 8 août 1980 relatif à la tenue des documents sociaux.

L’on peut renvoyer, sur l’importance de ce document et sur les conséquences en droit, à un jugement du Tribunal du travail de Charleroi du 9 juillet 2008 (Trib. trav. Charleroi, sect. Charleroi, 9 juillet 2008, R.G. 04/170.948/A – précédemment commenté), où ont été rappelées les notions de temps de travail, de temps de liaison et de temps de repos (pour l’état de la législation à l’époque).

Par ailleurs, la Cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 16 février 2021 (Cass., 16 février 2021, n° P.20.1040.N), qu’il ressort des articles 3.2.1. et 3.2.2. de la convention collective sectorielle du 27 juin 2005 que le temps passé par un deuxième chauffeur pendant le trajet à côté du conducteur ou dans la couchette, pendant lequel il est à tout moment disponible pour reprendre la conduite d’un véhicule, pour autant qu’il y soit autorisé en respectant les temps de repos et de conduite obligatoire, et le temps qu’il passe pendant des périodes de repos obligatoire à côté d’un autre chauffeur d’un véhicule, ne sont pas du temps dont il dispose librement et encore moins du temps qu’il prend pour lui.


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