Terralaboris asbl

Tribunal compétent et loi applicable au personnel de RYANAIR

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 7 juin 2022, R.G. 2021/AB/220

Mis en ligne le jeudi 12 janvier 2023


Dans un arrêt du 7 juin 2022, la Cour du travail de Bruxelles, à qui était posée la question de la compétence des juridictions belges pour connaître d’un litige entre un membre du personnel de cabine de RYANAIR et la société employeur (CREWLINK), a rappelé les principes dégagés par la Cour de Justice quant à la notion de lieu où – ou à partir duquel – le travailleur accomplit habituellement son travail.

Les faits

Un travailleur de nationalité belge a signé un contrat de travail de deux ans à partir du 6 avril 2018 avec la société CREWLINK, société établie à Dublin et spécialisée dans l’engagement et la formation de personnel de bord de sociétés aériennes. Le contrat a été signé en Espagne. Le travailleur a été mis à disposition de la société RYANAIR.

Le contrat de travail prévoit l’application du droit irlandais et une clause attributive de juridiction au profit des tribunaux irlandais également. Il stipule que les prestations de l’intéressé en tant que membre du personnel de cabine sont considérées accomplies en Irlande, sa fonction étant exercée à bord d’un avion enregistré dans cet Etat. La base d’affectation (« home base ») est reprise comme étant l’aéroport de Bruxelles Zaventem. Les fonctions sont détaillées dans le contrat comme suit : sécurité des passagers, surveillance, assistance et contrôle, vente à bord de l’avion de produits hors taxe, nettoyage intérieur, ainsi qu’encadrement des passagers lors du décollage et de l’atterrissage.

Les prestations journalières débutent et se terminent à l’aéroport de Bruxelles Zaventem. Avant et après chaque vol, l’intéressé doit se « loguer » à l’intranet de la salle de l’équipage, étant un local spécialement prévu à l’aéroport pour les équipages de CREWLINK-RYANAIR.

Une clause de garde à domicile (« home stand-by duty ») prévoit que l’intéressé doit pouvoir se rendre, dès qu’il était contacté, à l’aéroport dans l’heure.

Son salaire est versé en Irlande à un compte bancaire ouvert par lui. Il est soumis aux impôts irlandais.

L’intéressé est amené à se mettre en avant lors de la grève des 25 et 26 juillet 2018, ayant informé les médias des raisons de l’action de grève. Le 17 août, il est appelé en Irlande pour un entretien avec le service du personnel. Le 20 septembre, il est licencié sur le champ.

L’intéressé introduit une procédure devant le Tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles en date du 19 septembre 2019.

La demande

Une première série de sommes sont réclamées à la fois à la société CREWLINK IRELAND LTD, société de droit irlandais avec un numéro d’entreprise spécifique, et à CREWLINK IRELAND LTD, société de droit irlandais avec un numéro d’entreprise belge.

L’intéressé demande paiement d’arriérés de salaire, de salaire garanti, de pécules de vacances et d’une indemnité compensatoire de préavis. Il sollicite également le remboursement de « training fees » ainsi que celui du coût de l’uniforme Ryanair et d’autres sommes.

D’autres montants sont postulés à l’égard de la société CREWLINK (numéro d’entreprise belge). Il s’agit de bonus ainsi que de dommages et intérêts au motif de la violation de ses droits dans le cadre de l’exercice de ses activités syndicales, sur pied de la loi anti-discrimination. Des montants sont repris, à titre principal, subsidiaire ou plus subsidiaire encore. Il postule également la délivrance de documents sociaux.

Ces montants ont été affinés en cours de procédure, étant précisés dans les conclusions déposées devant le tribunal.

Quant à la société, elle introduit une demande reconventionnelle en vue d’obtenir le paiement par l’intéressé de frais (indemnité pour les « new joiners » et frais de formation).

Le jugement

Le Tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles a rendu son jugement le 19 janvier 2021, se déclarant non compétent pour connaître du litige. Il a condamné le demandeur aux frais de l’instance, étant l’indemnité de procédure.

L’intéressé a interjeté appel.

La décision de la cour

La cour se prononce, dans son arrêt du 7 juin 2022, uniquement sur la compétence des juridictions néerlandophones de Bruxelles ainsi que sur le droit applicable.

Elle reprend l’article 20 du Règlement (EU) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matières civile et commerciale. Son article 21 permet d’attraire un employeur domicilié sur le territoire d’un Etat membre devant les juridictions de l’Etat où il a son domicile, ou encore dans un autre Etat membre, dans deux cas, étant (i) devant la juridiction du lieu où – ou à partir duquel – le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant la juridiction du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail, ou (ii), lorsque le travailleur n’accomplit pas ou n’a pas accompli habituellement son travail dans un même pays, devant la juridiction du lieu où se trouve – ou se trouvait – l’établissement qui l’a embauché.

Si l’employeur n’est pas domicilié sur le territoire d’un Etat membre, il peut être attrait devant les juridictions d’un autre Etat membre, conformément aux règles prévues ci-dessus.

La Cour de Justice a balisé les contours du critère de référence, s’agissant de déterminer le lieu où – ou à partir duquel – le travailleur accomplit habituellement son travail. La cour du travail reprend quelques décisions, dont l’arrêt rendu contre RYANAIR le 14 septembre 2017 (C.J.U.E., 14 septembre 2017, Aff. n° C-168/16 et C-169/16, NOGUEIRA e.a. c/ CREWLINK IRELAND LTD et MORENO OSACAR c/ RYANAIR DESIGNATED ACTIVITY COMPANY, EU:C:2017:688). Dans cet arrêt, la Cour de Justice a jugé que l’Etat à partir duquel du personnel de bord au service d’une société d’aviation ou mis à disposition de cette dernière accomplit habituellement son travail ne peut pas être assimilé avec le territoire de l’Etat dont les avions de cette compagnie d’aviation ont la nationalité au sens de l’article 17 de la Convention de Chicago.

La cour passe ensuite à l’examen de l’article 23 du Règlement, selon lequel il ne peut être dérogé aux dispositions qu’il prévoit que par des conventions postérieures à la naissance du différend ou qui permettent au travailleur de saisir d’autres juridictions que celles indiquées.

Appliqués à l’espèce qui lui est soumise, ces principes amènent la cour à considérer que la clause contractuelle d’attribution de for aux tribunaux irlandais ne peut être opposée au travailleur, contrevenant à l’article 23. Elle considère que, eu égard aux éléments de la cause, l’intéressé accomplissait habituellement son travail en Belgique ou à partir de la Belgique pour la société CREWLINK.

Elle reprend, pour ce, les éléments de fait relatifs à l’exécution de la prestation de travail ci-dessus, soulignant que l’intéressé recevait des instructions dans la « crew room », où il devait se loguer à l’intranet de la société. Elle constate également, d’après les données relatives au vol, que l’intéressé prestait essentiellement sur des vols à partir de et vers Bruxelles Zaventem et que, s’il devait prester sur un autre vol pour une nouvelle destination, c’était toujours après un passage par l’aéroport de Bruxelles Zaventem. Enfin, les instruments de travail se trouvaient à Zaventem, étant les avions stationnés à l’aéroport.

Vu ces éléments, la cour conclut à sa compétence, sur pied des principes dégagés par le Règlement n° 1215/2012.

Pour ce qui est du droit applicable, elle note que les parties ont choisi le droit irlandais et que ce choix aboutit à retirer au travailleur une partie de la protection qui lui aurait été accordée par des dispositions contraignantes du droit du travail belge. Vient ici le rappel de l’article 8 du Règlement Rome I, règlement du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles. Cet article, relatif aux contrats individuels de travail, détermine la loi applicable, celle-ci étant celle choisie par les parties. Le choix opéré ne peut toutefois avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui, à défaut de ce choix, auraient été applicables.

La cour constate que l’intéressé présente de nombreux chefs de demande et qu’il y a lieu de déterminer si ceux-ci constituent des dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord au sens de l’article 8 ci-dessus.

Elle ordonne une réouverture des débats sur la question.

Intérêt de la décision

Les sociétés CREWLINK et RYANAIR continuent à nourrir le contentieux judiciaire relatif aux règles applicables dès lors qu’un contrat présente des éléments d’extranéité, et ce tant pour ce qui est du tribunal compétent que de la loi applicable.

La cour du travail a renvoyé à l’important arrêt rendu par la Cour de Justice le 14 septembre 2017. L’on peut rappeler que, selon celui-ci, l’article 19, point 2, sous a), du Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, en cas de recours formé par un membre du personnel navigant d’une compagnie aérienne ou mis à sa disposition, et afin de déterminer la compétence de la juridiction saisie, la notion de « lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail », au sens de cette disposition, n’est pas assimilable à celle de « base d’affectation », au sens de l’annexe III du Règlement (CEE) n° 3922/91 du Conseil du 16 décembre 1991 relatif à l’harmonisation de règles techniques et de procédures administratives dans le domaine de l’aviation civile, tel que modifié par le Règlement (CE) n° 1899/2006 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006. La notion de « base d’affectation » constitue néanmoins un indice significatif aux fins de déterminer le « lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ».

Pour ce qui est des dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord, l’on peut encore renvoyer à un arrêt récent de la Cour de Justice du 15 juillet 2021 (C.J.U.E., 15 juillet 2021, Aff. n° C-152/20 et C-218/20, DG, EH c/ SC GRUBER LOGISTICS SRL et SINDICATUL LUCRĂTORILOR DIN TRANSPORTURI, TD c/ SC SAMIDANI TRANS SRL, EU:C:2021:606), dans lequel elle a interprété l’article 8, § 1er, du Règlement Rome I. Parmi les « dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord », peuvent, en principe, figurer les règles relatives au salaire minimal. Elle précise que l’article 8 du Règlement n° 593/2008 doit être interprété en ce sens que :

  • d’une part, les parties à un contrat individuel de travail sont considérées comme étant libres de choisir la loi applicable à ce contrat même lorsque les stipulations contractuelles sont complétées par le droit du travail national en vertu d’une disposition nationale, sous réserve que la disposition nationale en cause ne contraigne pas les parties à choisir la loi nationale en tant que loi applicable au contrat, et
  • d’autre part, les parties à un contrat individuel de travail sont considérées comme étant, en principe, libres de choisir la loi applicable à ce contrat même si la clause contractuelle relative à ce choix est rédigée par l’employeur, le travailleur se bornant à l’accepter.

Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be