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Notion d’incapacité de travail dans le secteur des travailleurs indépendants

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 17 janvier 2022, R.G. 20/1.198/A et 20/1.230/A

Mis en ligne le mardi 29 novembre 2022


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 17 janvier 2022, R.G. 20/1.198/A et 20/1.230/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 17 janvier 2022, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles rappelle la spécificité de la notion d’incapacité de travail dans le cadre de l’arrêté royal du 20 juillet 1971 instaurant une assurance indemnités et une assurance maternité en faveur des travailleurs indépendants et des conjoints aidants.

Les faits

Un entrepreneur (secteur de la construction) exerçant ses activités via une S.P.R.L. est victime d’un accident le 13 novembre 2019. L’intéressé effectue les travaux de son entreprise lui-même et recourt occasionnellement à l’un ou l’autre collaborateur indépendant et/ou sous-traitant, selon les besoins.

Suite à l’accident, il tombe en incapacité de travail et doit cesser totalement son activité. Il a en effet été victime de la rupture d’un ligament. Il se voit contraint d’organiser la poursuite de ses chantiers mais n’effectue plus que des tâches administratives limitées.

Intervient assez rapidement une première décision de son organisme assureur, qui refuse de lui reconnaître son incapacité de travail au motif qu’il n’a pas totalement mis fin aux tâches afférentes à l’activité professionnelle exercée. Cette décision date du 19 décembre 2019.

L’indépendant sera opéré en janvier 2020 suite à une douleur invalidante du genou droit. Est effectuée une plastie du ligament croisé antérieur.

Une deuxième décision est prise par l’organisme assureur, le 29 janvier 2020.

Vient ensuite une période de revalidation, qui va entraîner la délivrance de nouveaux certificats jusqu’au 11 mai 2020, date à laquelle reprend le travail et en informe le médecin-conseil.

Intervient alors une troisième décision, en date du 19 mai 2020, laquelle refuse de reconnaître l’incapacité de travail à partir du 1er avril 2020, toujours au motif qu’il n’a pas totalement mis fin à ses activités professionnelles.

La période litigieuse est ainsi du 13 novembre 2019 au 10 mai 2020.

Un recours est introduit devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.

Position des parties devant le tribunal

Pour le demandeur, qui documente son dossier médical, il a eu une grave affection, qui l’a contraint de cesser totalement son activité dans un premier temps et le temps de son hospitalisation et de sa revalidation ensuite. Il a alors été empêché d’effectuer des travaux manuels de construction (étant son activité habituelle), seules les tâches administratives limitées à la gestion administrative des chantiers en cours ayant été possibles. Dans un premier temps, il a évalué cette gestion administrative à huit heures par semaine. Il demande au tribunal de reconnaître son incapacité de travail pour toute la période concernée.

Surabondamment, il conteste le respect de l’article 3, alinéa 1er, de la Charte de l’assuré social, dans le chef du médecin-conseil de l’organisme assureur, qui ne l’a pas invité d’initiative à introduire une demande d’autorisation d’une activité partielle de huit heures par semaine, ce qui n’aurait vraisemblablement pas fait obstacle aux indemnités. En outre, est contesté le respect de l’article 11 de cette Charte, dans la mesure où l’organisme assureur s’est abstenu, dans une des décisions, de l’inviter à produire un certificat médical plus conforme (un problème de lisibilité s’étant posé) plutôt que de rejeter purement et simplement la demande.

Quant à la mutuelle, elle se fonde essentiellement sur la circonstance qu’il n’a pas été totalement mis fin aux tâches afférentes à l’activité professionnelle indépendante.

La décision du tribunal

Le tribunal fait un rappel en droit, à partir de l’arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967 ainsi que de celui du 20 juillet 1971 (ce dernier instituant une assurance indemnités et une assurance maternité en faveur des travailleurs indépendants et des conjoints aidants). Les articles 19 et 20 donnent une définition spécifique de l’incapacité de travail dans ce secteur, l’incapacité visée étant une incapacité physique ou psychique totalement étrangère à toute notion de réduction de capacité de gain. Cette incapacité ne doit pas être totale et ne s’apprécie pas en un pourcentage quelconque mais qu’elle se mesure par le constat posé que le travailleur indépendant a ou non concrètement la capacité physique et mentale d’accomplir l’ensemble des tâches associées à l’activité professionnelle considérée (11e feuillet).

Le jugement souligne la nécessité de rechercher une approche équitable pour l’évaluation de l’incapacité de travail d’un indépendant, étant qu’il faut empêcher tout déclassement professionnel. Il y a dès lors lieu de se référer à une activité à temps plein et de recourir à des facteurs intrinsèques à la personne du travailleur indépendant (son état de santé, sa condition et sa formation professionnelle). L’expert désigné aux fins de donner un avis sur la question est tenu de préciser les emplois, indépendants ou salariés, qui restent accessibles au travailleur indépendant eu égard aux pathologies dont il souffre.

Le tribunal reprend d’autres développements, dont l’arrêt de la Cour de cassation du 20 décembre 1993 (n° S.93.0027.N) à propos de l’article 19. La Cour a précisé dans cette décision que l’incapacité visée à cette disposition n’est pas une notion absolue mais doit être évaluée en fonction de l’occupation professionnelle personnelle. L’inactivité est une notion qu’il convient de juger avec bon sens et la notion d’inactivité totale à 100% est une notion théorique, qui, dans la pratique, ne se rencontre que dans certains cas extrêmes.

De nombreux cas d’application sont intervenus et est cité le cas d’un chauffagiste indépendant qui n’effectue plus de tâches manuelles et dont les visites sur chantiers ont essentiellement pour vocation de montrer à ses clients qu’il ne se désintéresse pas de l’entreprise, ceci l’autorisant à donner des conseils, en l’espèce à son fils et à son gendre, ainsi que des indications sur les travaux à effectuer, les devis étant par ailleurs faits « en famille ».

C’est ensuite un arrêt très circonstancié de la Cour du travail de Liège (division Namur) du 20 mars 2012 (R.G. 2011/AN/30) qui est repris parmi les principes directeurs. Le travailleur indépendant peut poursuivre une certaine activité, qualifiée de « minime » ou de « peu importante », à charge pour lui d’opérer la distinction avec tous les risques qu’une appréciation erronée peut comporter.

Le tribunal renvoie, en doctrine, à la contribution de I. FICHER et de P. DE DECKER (I. FICHER et P. DE DECKER, « La sélectivité des prestations : les mécanismes de cumul des allocations avec d’autres ressources financières ou une activité », UB3, Larcier, 2021, p. 275), selon lesquels la circonstance qu’une tâche ne permettrait pas d’assurer la rentabilité économique de l’entreprise paraît suffire à établir le caractère résiduaire de celle-ci sans qu’il faille en outre exiger que la tâche en question ne contribue pas au maintien à plus long terme de la validité de l’entreprise.

Enfin, renvoi est fait au Rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 20 juillet 1971, où il a été répondu négativement à la question de savoir s’il fallait exiger que l’activité de l’entreprise de l’indépendant ait cessé pour que ce dernier puisse être indemnisé.

Envisageant, ensuite, les éléments de fait de l’espèce, le tribunal conclut que l’activité administrative effectuée par l’intéressé était de minime importance par rapport à son travail sur chantiers. Il a également noté que la comptabilité était tenue par une comptable extérieur.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles revient très utilement sur la question de l’incapacité de travail des travailleurs indépendants telle qu’envisagée dans l’arrêté royal n° 38 et, surtout, dans celui du 20 juillet 1971. Il est en effet prévu qu’au cours des périodes d’incapacité primaire, le titulaire est reconnu se trouver en état d’incapacité de travail lorsque, en raison de lésions ou de troubles fonctionnels, il a dû mettre fin à l’accomplissement des tâches qui étaient afférentes à son activité de titulaire indépendant et qu’il assumait avant le début de l’incapacité de travail et qu’il ne peut en outre exercer une autre activité professionnelle, ni en tant qu’indépendant, ni en tant qu’aidant, ni encore dans une autre qualité.

La notion de l’incapacité de travail telle que visée dans ce secteur est tout à fait spécifique, s’agissant d’une incapacité physique ou psychique étrangère à la notion de réduction de capacité de gain.

Il n’est dès lors pas requis de vérifier si l’activité de l’indépendant a été complétement stoppée suite à cette incapacité, étant admis qu’elle peut continuer à être exercée, mais à titre résiduaire. La contribution en doctrine visée est très utile à cet égard, puisqu’elle commente notamment les contours de cette activité résiduaire. L’on notera également que sont admis comme qualificatifs ceux d’activité « minime » ou de « peu importante ».


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